Par où passe la vie?

Centre paroissial de Chêne-Bourg (©AUJ)

Écouter le culte :

Vous arrive-t-il de vivre des moments où vous avez l’impression d’avoir tout fait, et tout dit à propos de quelque chose qui vous tient très à cœur ? Et alors, vous faites quoi ? Vous en rajoutez une couche ou vous vous taisez ?

Si je vous pose cette question, c’est parce qu’ici, à l’entrée du récit de la Passion, à proprement parler, dans l’Évangile de Matthieu, ça commence par : « Quand Jésus eut achevé toutes ces instructions… ».

À un moment donné, on a tout dit. Jésus et l’évangéliste nous ouvrent ici, en quelque sorte, à un temps de l’après paroles, de l’après instructions et explications.

Les disciples vivront un temps similaire, au moment de l’institution de la Cène. Après que Jésus eut tout dit, il se tait. Ici Jésus rappelle juste à ses disciples : «Vous le savez, dans deux jours, c’est la Pâque, le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié».  Rien à ajouter… les disciples savent. Ils savent cet inéluctable de l’humanité qui toujours en vient à la violence.

De leur côté, les autorités – grands prêtres et anciens du peuple – se retrouvent, s’unissent avec l’idée d’arrêter Jésus pour le faire taire et avec ce souci de ne pas le faire en pleine fête, pour ne pas créer de troubles. L’autorité doit maintenir l’ordre. Un seul mot est un peu dissonant dans ce récit, c’est qu’ils agissent « par ruse » ! Jésus vient d’annoncer qu’il va être arrêté et crucifié et pourtant, les autorités continuent d’agir par ruse – comme si elles avaient une maîtrise de ce qui est en train de se produire.

Alors, humour de Dieu ou de l’évangéliste ?

Ou, pour le lecteur que nous sommes, invitation à des perspectives, des appréhensions d’un temps autre ?

Dans la suite du récit, on peut certes se demander ce que Jésus va encore faire chez Simon le lépreux. A deux jours de sa mort, n’a-t-il pas autre chose ou mieux à faire ? Une dernière guérison ? Une dernière réinsertion de quelqu’un dans la société dont il était exclu ? Ou simplement Jésus qui continue dans la vie...

Une femme déboule de nulle part, un flacon d’albâtre à la main et elle verse un parfum de grand prix sur la tête de Jésus. On ne sait rien d’elle : ni son nom, ni pourquoi elle agit, ni d’où elle vient, ni comment elle a fait pour entrer dans ce milieu – vraisemblablement masculin.

Y a-t-elle seulement réfléchi ? Elle est totalement dans son geste. Un seul verbe précise quelque chose d’elle : elle s’approche, elle se fait proche. Elle entre avec Jésus dans une intimité de présence.

Elle s’approche. Un verbe souvent employé pour Jésus, pour nous dire que, justement, il se fait proche de nous.

La rencontre se produit dans le silence : de la femme, de Jésus et de l’évangéliste. Son geste peut, bien sûr, facilement être expliqué. On peut penser à un geste de convivialité, d’accueil, que l’on pratiquait quand on recevait quelqu’un. On peut même y voir une teinte un peu exotique – ou érotique – car, dans le Cantique des Cantiques, on retrouve une citation où il est question d’une femme (une courtisane) qui prend du parfum, dans un geste érotique (4,10).

Celui des évangélistes qui, d’ailleurs, accentue cette interprétation, c’est l’évangéliste Jean, qui, dans sa relation de l’événement, raconte que la femme essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux. (Vous savez combien les cheveux font partie de l’érotisme).

On peut aussi interpréter ce geste comme un geste d’onction : onction royale en pensant à David (1 Samuel 16, 13), en référence à la corne d’huile versée sur sa tête ou encore à l’huile qui coule sur la barbe d’Aaron, le prêtre (Psaume 133).

Déchiffrer le geste de cette inconnue à l’aune de ces textes, c’est attribuer à cette femme une très belle prescience et, en même temps, une sorte de confession de foi silencieuse. Elle confesse que cet homme, c’est l’Oint, le Christ. Mais le savait-elle ? En avait-elle conscience et en demandait-elle autant ? Rien ne peut évidemment être exclu mais, dès lors que la femme garde le silence et que l’évangéliste ne se presse pas pour nous expliquer son geste…

Peut-être y a-t-il là une invitation à nous ouvrir à autre chose. Ne convient-il pas, tout au moins, de se demander s’il ne serait pas opportun et judicieux de se retenir dans les explications, de se garder d’apprivoiser et de réduire trop vite un geste incongru, démesuré, simplement généreux et gratuit – dont l’éventuelle banalité profane n’est pas nécessairement un défaut. Et pourquoi ne pas laisser à cette femme son mystère ? On peut comprendre par là qu’on témoigne, tout autant, par ce qu’on est, que par ce qu’on dit.

Il y a quelques années, en gare de Lausanne, je regardais autour de moi et j’ai aperçu un homme de couleur qui, à un moment donné, a pris un petit paquet dans un papier d’alu. Il l’a ouvert tout doucement, il y avait son sandwich à l’intérieur. Il s’est arrêté devant sa pitance, a eu un moment de silence, a fini par un signe de croix sur son sandwich. Geste sublime que je n’oublierai jamais. Pour quelques instants, par son geste, il a transformé cette gare de Lausanne en un temple de la présence de Dieu.

En raison de la date anniversaire du 24 février, marquant une année d’« opérations spéciales » ou de « guerre » (selon le camp choisi), comment ne pas être frappé par tous les commentaires que nous avons entendus sur ce qui s’est passé durant cette année, les discours à la nation, avec des rhétoriques opposées ou non. Vous avez l’impression que ces deux présidents arrivent à se convaincre mutuellement ? Que les mots ajoutent encore quelque chose dans ce qu’ils disent ?

Je me suis demandé un bref instant si cela changerait quelque chose si l’un d’eux était une femme...

Quelle place pour le silence ? Est-il resté en Turquie ou en Syrie ?

Quelle place pour le silence des armes et pour la paix ?

La visite de président américain sur sol ukrainien semble l’avoir garanti, le temps de sa visite, durant quelques heures. Une jeune femme y a vu, avec ironie, comme un temps pendant lequel au moins il n’y aurait pas de bombes...

On pourrait aussi, derrière ces deux confrontations de paroles, veiller, guetter tout ce qui se fait en silence, derrière. On peut penser bien évidemment à la Croix-Rouge, qui certainement fait son travail.

« Après que Jésus eut achevé ses instructions », l’évangéliste Matthieu choisit d’introduire son récit de la Passion par un geste d’amour démesuré et gratuit, accompli en silence.

Jésus, par la suite, réinterprétera ce geste, certes, mais n’y a-t-il pas là comme une invitation à entrer dans le temps de la Passion par un jeûne, non pas de nourriture, mais un jeûne de paroles trop vite prononcées, d’explications qui essaient de tout réduire.

Être attentif, simplement, à ce qui se passe d’autre, comme le geste de cet homme qui mangeait son pain en pleine gare de Lausanne. En somme, introduire un sas, une retenue qui soigne l’accueil, l’écoute et l’attention à l’autre, sans jugement. Vous savez faire cela, nous savons tous faire cela.

Lorsque vous entrez dans une chambre d’hôpital, vous ne vous précipitez pas, commençant tout de suite à parler, parler, expliquer. Vous entrez dans le silence. Vous commencez par regarder, observer et il y a déjà beaucoup d’informations que vous pouvez recueillir : s’il y a une plante, cela veut dire que la personne est visitée ; s’il y a des pantoufles, par terre, devant son lit, cela laisse entendre qu’elle se lève.

Vous observez en silence, vous vous asseyez, vous écoutez et puis, tout doucement, vous prenez la main, peut-être faites-vous une caresse sur le visage. Et c’est à chaque fois comme si c’était la première fois... Il se dégage là, une très grande densité de présence.

Alors, entrer dans le temps de la Passion en écoutant, en observant – en silence, sans velléité de récupération ou de compréhension – parfois la générosité et la gratuité de tout ce qui se passe de bienveillant et de bon sont à ce prix.

C’était mon premier point, ma première suggestion pour ce temps de la Passion. L’exercice est difficile ! Je vous le concède et on le voit ici par les disciples.                                  

Tout leur a été annoncé et expliqué et ils ont tellement de peine à entrer dans un changement de perspective – la perspective de l’amour, la perspective de la foi. C’est vrai que c’est périlleux !

Les disciples se placent ici en thuriféraires de l’éthique.

Pas étonnant ! Notre passage se trouve juste après Matthieu 25, ce passage où il est question du Jugement dernier et où le berger sépare les brebis des boucs. Un texte qui nous bouscule et qui ne nous laisse jamais tranquille, où il est question des uns qui ont su, au bon moment, avoir l’attitude juste pour ceux qui ont faim, soif, froid, qui sont démunis – et qui entrent dans le Royaume – et les autres, qui n’ont pas su faire le geste. Alors c’est très inquiétant. Les disciples, donc, ici on les comprend, tentent simplement d’appliquer ce qu’ils connaissent des enseignements de Jésus.

Jésus, lui-même, aurait-il oublié les pauvres en se laissant ainsi parfumer, au lieu de dire à cette femme : « Attends, va vendre le parfum que tu as et on va donner l’argent aux pauvres » ?

Vendre le parfum et donner la somme aux pauvres aurait pu être une application stricte de la parabole de Matthieu 25. Mais c’était oublier que, dans cette parabole, à chaque fois que quelqu’un fait quelque chose ou ne le fait pas, il l’ignore ! Les deux disent : «Quand avons-nous fait ceci pour toi en le donnant au pauvre?»

Les disciples, ici, tentaient probablement de tirer une sorte d’enseignement, une forme de maîtrise qui fait qu’enfin, grâce à l’éthique, on saurait que faire et au bon moment.

D’une certaine manière, ils opposent la source – le Christ – et l’éthique qu’on a à en tirer. 

Lorsqu’une œuvre d’entraide, née de l’Église, souhaite s’en affranchir, on peut la comprendre, car avoir la connotation « Église » est parfois difficile à porter, mais encore faut-il que cette œuvre d’entraide n’oublie pas la source à partir de laquelle ce qu’elle offre comme éthique doit être déchiffré et interprété.

À ce propos, avez-vous été attentifs au motif invoqué par les disciples dans ce récit pour intervenir ? Ils réagissent en disant « à quoi bon cette perte ? »

Que faites-vous des pertes auxquelles vous êtes confrontés : perte d’emploi, échec d’examen, perte d’image de soi, sentiment d’injustice lors du partage d’un héritage, perte de forces et de mobilité, perte de santé…

Quelle perte est la vôtre aujourd’hui ? Et comment faites-vous avec elle ? Comment la déchiffrez-vous ? Comment l’interprétez-vous ? À partir de quelle clé de lecture ?

La perte est au cœur de la vie chrétienne, au cœur d’autres courants certainement aussi. Elle est au cœur de la vie, de la foi chrétienne parce qu’au cœur de notre foi, il y a la croix. C’est déjà la perte de la vie d’un homme, si vous considérez Jésus comme un prophète. Si vous lui concédez un peu plus, c’est la perte de Dieu au cœur de l’humanité, sur une croix. 

Quelle place a la perte dans vos vies ? En a-t-elle une ? Et si oui, la lui accordez-vous ?

La croix c’est une capitulation au cœur de l’humanité – celle de Dieu et de la foi – face au besoin de se sauver soi-même, face à la honte (c’était honteux d’être sur une croix) et à la nécessité d’avoir raison.

La perte de la croix, c’est la place ultime de Dieu, là où on ne l’attend pas, là où on ne l’attend plus. C’est la place d’une nouvelle confiance, de la foi, de la vie.

Pour nous ce matin c’est le deuxième élément que je vous propose de méditer ensemble pendant ce temps de la Passion.

Et pour terminer, brièvement, l’interprétation que Jésus nous livre du geste de la femme.

« Pourquoi tracasser cette femme, c’est une belle œuvre qu’elle vient d’accomplir. Des pauvres vous en aurez toujours avec vous » (c’est tellement vrai), « mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. En répandant ce parfum sur mon corps, elle a préparé mon ensevelissement. On racontera partout, en mémoire d’elle, ce qu’elle a fait. »

À ce propos, deux choses :

En premier lieu, cette femme a accompli une belle œuvre, dit Jésus.

Cela nous relie aux sept fois « Dieu vit que cela était bon » du récit de la Genèse, à la beauté, à la bonté de la création ; la trace de Dieu sur la création. C’est une œuvre porteuse de quelque chose de l’acte créateur de Dieu, une œuvre de vie.

Ici Jésus reconnaît à cette inconnue un geste de l’ordre de la bonté, de la beauté de la Création, un geste que les femmes venues au tombeau, quelques jours plus tard, pour embaumer le corps de Jésus, n’auront plus le temps de faire – un geste de générosité démesurée.

Le deuxième élément que je retiens est un geste, à la fois fragile et puissant, dont Jésus dit qu’on en fera « mémoire ». Or c’est le même mot qui est utilisé dans la Sainte Cène, lorsque Jésus dit : « Faites ceci, en mémoire de moi ».

Nous célébrons la Cène en mémoire du Christ, en mémoire et dans la présence du Christ, jusque dans son absence parfois criante dans nos vies pour dire, nous réancrer autrement que par les mots, dans l’indicible de la Grâce.

Nous la célébrons « en mémoire de moi », en mémoire et dans la présence du Christ, jusque dans son absence dans les pertes de nos vies.

La Cène, c’est le lieu d’exercice pour retrouver une présence de Dieu jusqu’au cœur de la perte, jusque dans son absence.

Alors voilà quelques éléments à découvrir dans ce récit lorsqu’on guette, lorsque l’on cherche à percevoir ce qui survient après le temps des paroles et des instructions.  

Amen.

Nous entrons dans le temps de la Passion, un temps d’écoute et de dépouillement, un temps pour revisiter et interroger tous les impératifs (sociaux, moraux et même spirituels) que nous nous imposons. L’équipe pastorale de Chêne vous propose de cheminer ensemble à partir de trois figures bibliques féminines.

Et pour commencer, l’onction de Béthanie. On peut avoir tout quitté pour suivre Jésus dans une obéissance de foi coûteuse, savoir opérer les choix éthiques en faveur des plus pauvres et découvrir la vie du Christ qui nous fait signe encore d’ailleurs.

Détails

Avec la participation de
Jylianne Stucky pour les lectures
Orgue
Margot Boitard
Musique
Géraldine Cloux, mezzo soprano