Croire face à la difficulté de croire

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Dans la presse de la semaine dernière, on pouvait lire que de plus en plus d'hommes et de femmes s'adonnent à une forme de pratique du jeûne pendant les 40 jours qui conduisent du Mercredi des Cendres au Dimanche des Rameaux, puis à Vendredi Saint et à Pâques.

Pour les plus anecdotiques, ils se privent de chocolat, de sucreries, de café, de vin, pendant tout le temps de la Passion. D'autres se privent de viande, d’autres encore, et la pratique semble avoir le vent en poupe, vivent un jeûne total de nourriture pendant sept à dix jours, une pratique qui implique, bien sûr, une préparation à renoncer gentiment aux aliments puis, après, à les réintroduire progressivement. Le plus souvent, ces derniers exercices s'accompagnent de lectures bibliques et de prières et cette pratique se fait en groupe.

Les profanes considèrent simplement le jeûne comme bon pour la santé et vous trouverez facilement des naturopathes qui ont introduit cette pratique dans leur thérapie. Certains d’entre eux vont même jusqu’à dire que pratiquer le jeûne a des conséquences écologiques. Pour les religieux, il s'agit bien sûr de vivre ensemble une expérience spirituelle de dépouillement et de rapprochement de Dieu. Peut-être y a-t-il ce matin parmi nous - dans ce temple ou avec nous sur les ondes - des personnes qui vivent l'une ou l'autre forme de ces jeûnes.

Assurément, il y a ce matin avec nous des personnes qui n'ont pas particulièrement choisi de vivre un temps de jeûne, mais que la vie a conduites dans un de ces moments de dépouillement et de remise en question que nous connaissons tous : temps de maladie - la nôtre ou celle d'un proche, temps de chômage, temps de conflits restés en suspens, temps de deuil. Le point commun entre ces moments, ces deux types de jeûne choisi ou imposé, c'est le dénuement. La différence fondamentale entre les deux, c'est que l'un de ces moments de dépouillement et de jeûne est vécu comme un temps de rapprochement avec Dieu, tandis que l'autre est souvent ressenti comme un moment d'abandon de Dieu.

Le temps de la Passion, dans la Bible, c'est le moment où Jésus accompagne ses disciples vers Jérusalem, un temps de plus en plus tendu où l'adversité se lève progressivement. Jésus prend soin de préparer ses disciples par ce qu'on appelle des annonces de sa Passion. Il y en a trois en tout. Les disciples, qui s'étaient enthousiasmés pour leur maître, l'homme de Nazareth, découvrent peu à peu la réalité de sa destinée: il va être arrêté, jugé, crucifié, mis à mort et il va ressusciter. Et les disciples ont de plus en plus de difficulté à comprendre ce que Jésus est en train de leur dire et c’est particulièrement vrai dans l'Évangile de Marc.

On comprend qu’ils aient de plus en plus de difficulté à entrer dans ses vues… Suivre quelqu'un qui parle bien, qui pratique des guérisons, des miracles et qui vous aide face aux difficultés de la vie et du monde, c’est séduisant. Accepter en revanche qu'il puisse y avoir une part de mystère sur le chemin de la foi - qui nous échappe - c'est beaucoup plus difficile. Vivre cette part de mystère sans en avoir peur, comme l'une des composantes de la vie, de la foi - qui n’échappe pas au projet de Dieu - est plus difficile… et nous connaissons tous ces moments où nous n’arrivons plus à croire que ce qui est devant nous - avec sa part de mystère - comporte au moins autant de promesse que ce que nous avons déjà vécu. Pourtant il y a là tout l’enjeu de la foi.

Notre récit de guérison d'un enfant, mais surtout de rencontre de son père et de Jésus, se trouve entre la première et la deuxième annonce de la Passion de Jésus. Après la première mention, par Jésus, de son rejet par les prêtres, de sa mise à mort prochaine et de sa résurrection trois jours tard, la réaction des disciples - et notamment de l'apôtre Pierre - ne se fait pas attendre et elle est virulente, si forte que Jésus est amené à établir une distinction claire entre les vues de Dieu et celles des humains. (Mc 8,33)

Vivre le temps de la Passion pourrait alors consister à s'exercer à lâcher un tant soit peu les vues humaines pour entrer dans les vues de Dieu, ou pour le dire sous une autre forme et sur un autre plan, céder sur ses propres convictions et ne pas chercher à imposer ses opinions à tout prix, mais plutôt s'efforcer de comprendre les perspectives de l'autre. Entrer dans les vues d’un autre et, ce matin, entrer dans les vues de Dieu, n’est-ce pas ce que les uns tentent de vivre en jeûnant et que les autres sont contraints de vivre par une difficulté de leur être et de leur existence - si tant est qu'ils cherchent encore à y articuler un horizon de Dieu.

Notre récit de guérison pourrait tenir lieu d'illustration pédagogique d'un enseignement où Jésus cherche à aider ses disciples à risquer les vues de Dieu. Un homme de la foule, un père désespéré, interpelle Jésus au sujet de son fils en proie à une maladie complexe, diversement décrite : proche de l'épilepsie, mais avec des accents de surdité et de mutisme ou d'aphasie momentanée. L'imprécision dans la description de la maladie comme l'anonymat du fils - dont on ne sait rien et pas même le prénom - pourrait être un indice que le problème, en réalité, est ailleurs.

Il est mentionné que les disciples n'ont rien pu faire pour cet enfant. Cette incapacité des disciples est d'autant plus surprenante que l'évangéliste Marc a pris soin de rapporter - deux chapitres avant notre passage - qu’ils ont tout laissé pour suivre Jésus, qu’ils sont partis en mission, qu’ils ont prêché l'Évangile, prié pour des malades, opéré des guérisons et qu’ils ont même exorcisé des démons. Alors, que s’est-il passé avec cet enfant pour que les disciples se trouvent dans une situation de dénuement, d’impuissance ? Certains penseront sans doute que cela rend les disciples plus proches de nous et plus humains – et c’est vrai.

Cependant, là où, à mes yeux, les disciples sont le plus proche de nous, ce n'est pas dans leur subite incapacité à chasser les démons ou à guérir des malades, mais c'est dans leur désignation par le terme d'« incrédules », un mot qui signifie littéralement « sans foi ». Ainsi, on peut faire partie du cercle rapproché des disciples de Jésus, on peut avoir tout quitté pour le suivre, on peut même, à ses heures, avoir prêché l'Évangile, guéri des malades et se trouver encore ou à nouveau dans une situation de doute, d’incrédulité, « sans foi ».

C'est un peu comme s'il nous était suggéré que tout quitter pour une cause, guérir des malades, est - plus ou moins - à la portée de tout le monde, mais croire... croire vraiment... garder un horizon ouvert, une dynamique, quoi qu'il arrive, croire... rester ouvert - envers et contre tout - à tout le possible de Dieu… c'est beaucoup plus difficile !

Remarquez que lorsque l'on apprend la pathologie de l'enfant, on peut accorder des circonstances atténuantes aux disciples : l'enfant en effet était en proie à son mal-être « depuis l'enfance ». Cette précision nous dit à la fois l'ampleur du mal, mais elle nous suggère aussi comme par la bande (ce qui est confirmé ailleurs dans les Évangiles) que l'enfant n'était pour rien dans sa maladie et que ses parents n'en étaient pas non plus responsables.

Comment garder la foi, comment rester ouvert à d'autres vues que les siennes face à ce qui, avec le temps, est devenu le lieu d'un accommodement, voire d'une habitude ? Comment garder la foi, comment rester ouvert aux vues de Dieu, comment garder la flamme, comment - en dépit de tout ce que l'on connaît, sait, a éprouvé - garder une brèche pour l'inattendu, le possible de l'autre ?

Face à certaines situations - de maladie, de non-pardon - curieusement il n’y a parfois même plus de place pour le doute, ce moment du vacillement où l'on lâche ce que l'on sait pour s'entrouvrir à ce que l'on ne sait pas. Lorsque les disciples - à la maison, en particulier - demandent à Jésus : « Et nous, pourquoi n'avons-nous pas pu chasser cet esprit ? », Jésus répond : « Ce genre d'esprit, rien ne peut le faire sortir que la prière. » Une formule risquée… Encore faut-il s'entendre sur la prière... Cette réponse de Jésus pourrait en effet prêter à confusion à nouveau et nous conduire dans le marasme de toutes les prières vécues comme non exaucées.

Combien d'hommes et de femmes se sont arrêtés de prier à la suite d'un in-exaucement... attribuant l'échec de leur démarche au mieux à Dieu et à son impuissance ou à son refus - si incompréhensibles et inacceptables soient-ils - au pire à eux-mêmes, à la mauvaise qualité de leur prière.

La prière nous est clairement donnée ici non pas pour être exaucée à tout prix - sinon elle ne serait plus prière et la foi ne serait plus la foi. La prière nous est donnée comme le lieu d'exercice de la foi. À ce propos, j'aime la citation du réformateur Luther : « Le chrétien doit prier comme le cordonnier faire des chaussures et le tailleur des costumes ; la prière est le métier du chrétien. » La prière est le « métier » du chrétien, la prière nous est donnée ici pour faire face à ce qui nous désarçonne, nous dépouille et nous rend démunis. Et lorsque la vie nous inflige une épreuve, c'est peut-être déjà le début d’une prière, tout l'enjeu est de demeurer ouvert.

On peut être surpris par la réponse de Jésus : « Ce genre d'esprit, rien ne peut le faire sortir que la prière », cela d’autant plus que ce récit ne comporte pas de prière. Jésus, par exemple, n'a pas prié, il a simplement dit : « Esprit sourd et muet, je te l'ordonne, sors de cet enfant et n'y rentre plus ! ».

La seule prière formulée dans ce passage, c'est celle du père de l'enfant, lorsque - en réponse au « tout est possible à celui qui croit » de Jésus - il s’écrie : « Je crois » et, dans la même phrase, il ajoute : « Viens au secours de mon incrédulité » ; je crois, viens au secours de ma non-foi, de ma difficulté de croire. Magnifique prière qui fait sans doute partie des plus belles prières jamais prononcées. Ce cri récapitule en une phrase l’ensemble des prières du livre des Psaumes, des prières contenant toutes les ambivalences de l’humain qui se débat avec ce qu’il vit, mais qui le vit devant Dieu.

Cette prière : « Je crois, viens au secours de ma difficulté de croire », nous pourrions aussi la formuler d'autres manières, en fonction des situations, comme par exemple : « Seigneur, je pardonne, viens au secours de ma difficulté de pardonner » ; « J'aime, viens au secours de ma difficulté d'aimer ».

Ici, le père de l'enfant crie : « Je crois, viens au secours de ma difficulté de croire ». Il exprime par là que croire, c'est accepter qu'on a besoin d'aide et même d’aide pour croire. Croire, c’est s’exposer au possible de Dieu qui dépasse tout ce que nous pouvons comprendre.

Peut-être avez-vous été frappé cette semaine par le témoignage d’une femme dans le Maryland qui se bat pour l’abolition de la peine de mort alors que sa propre fille a été violée et tuée il y a quelque vingt ans. Pour arriver à faire ce chemin-là, quelque chose a dû se passer dans la vie de cette femme, qui est de l’ordre de ce « Je crois, viens au secours de ma difficulté de croire ».

Vivre cela - pour croire, comme pour pardonner, comme pour aimer, comme pour entrer dans la grâce gratuite - on ne peut y parvenir par soi-même, on ne peut que le demander et le demander encore, se le voir offrir parfois et le redemander, à nouveau, le recevoir et en vivre.

Dès lors puissent nos doutes ne jamais devenir des lieux de fermeture - tel le simple revers de nos certitudes - mais qu’ils gardent à nos certitudes cet espace de vacillement, d'ouverture qui fait place à l'autre et à Dieu.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Nicole Rosselat, Jyliane Stucky et Didier Ostermann
Orgue
Vincent Thévenaz
Musique
Chorale paroissiale de Chêne, sous la direction de Suzanne Golaz-Oppliger