Qui va à la chasse...

Temple de Villeneuve (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

Première partie (Olivier Sandoz)

Eh bien, moi, je vais vous dire quelque chose : c’est du joli ! Non mais, profiter d’un aveugle, profiter du handicap d’Isaac devenu vieux pour le tromper ! Moi, ça me choque, et ça nous donne en plus une bien étrange image du couple Rébecca – Isaac !

Vous vous en souvenez peut-être, dimanche dernier, j’avais relevé cette triste indication d’une préférence parentale – celle d’Isaac pour Ésaü, le pourvoyeur de gibier, et celle de Rébecca pour Jacob le casanier.

Si vous vous demandiez encore sur quoi ça peut déboucher, aujourd’hui on est arrivé en plein dedans. N'allons pourtant pas trop vite… C’est un scénario en plusieurs actes. Précédemment, dans la saga des deux frères, Ésaü a cédé son droit d’aînesse pour un brouet de lentilles : il mourait de faim, alors son droit d’aînesse, faites-en ce que vous voudrez !

Vous, je vous ai laissés sur votre faim en vous posant la question du grand absent de l’histoire : Dieu, en l’occurrence. Je ne suis pas sûr qu’on pourra entièrement répondre à la question aujourd’hui déjà.

Donc « Acte II : le projet d’Isaac ». Il n’y voit plus, il est avancé en âge, il sent la mort arriver, et il voudrait donner un avantage à son préféré sous la forme de sa bénédiction. Une bénédiction, c’est un avantage d’autant plus important que nous sommes ici dans une culture de la parole : ce que le père y transmet à son fils va se réaliser.

Vous remarquez d’abord qu’il y a un rituel proposé, et qu’il tourne autour de la nourriture. Tiens, tiens, de nouveau ? Après le plat de lentilles, l’assiette de chasse ! D’autant qu’Isaac présente la chose comme son dernier repas : « Je le mangerai pour te bénir moi-même avant de mourir… ». Ça n’est donc pas n’importe quel repas, c’est une sorte d’intronisation du successeur. L’importance du moment est soulignée.

« Cette mission, si vous l’acceptez… » : Ésaü part l’accomplir. Sortie du protagoniste côté jardin. Fin de la scène 1.

Scène 2. Un zoom avant vers la tenture qui sert de séparation dans le campement : Rébecca a tout entendu ! Elle convoque Jacob – son préféré à elle – pour lui raconter l’histoire à sa façon, et elle n’est pas très fidèle quand elle rapporte les paroles d’Isaac.

Elle vient mêler le Seigneur à l’affaire de la bénédiction. Isaac avait dit : « Je le mangerai pour te bénir moi-même avant de mourir… », et ça devient dans la bouche de Rébecca : « Je te bénirai en présence du Seigneur avant de mourir. » Ah voilà : on y mêle le Seigneur maintenant – ça donne toujours un autre poids quand on mêle Dieu à l’argumentation, même si personne ne peut le vérifier. Mais est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de grave à fausser la parole de l’autre ? Rappelez-vous le serpent en Eden. On est bien dans le registre de la tromperie !

Face au projet d’Isaac, voici le plan, la parade de Rébecca : une substitution en profitant de la cécité d’Isaac – remplacement d’un jumeau par l’autre, moyennant quelques aménagements : ils ont beau être jumeaux, ils ne se ressemblent pas tant que ça, on les distingue facilement, à la vue et au toucher. Et c’est bien ce que Jacob rétorque, un peu mollement, c’est vrai : son grand frère est velu et lui-même ne l’est pas ; si Isaac décide de suppléer à sa vision déficiente en le palpant, ça pourrait barder pour le matricule de Jacob !

Voilà qui n’arrête pas Rébecca, elle semble avoir tout prévu : la viande de chevreau est apprêtée comme Isaac l’aime, les vêtements précieux d’Ésaü sont tout imprégnés de son odeur, et touche finale, les poils du chevreau pour faire velu…

Reste pour Jacob le risque d’une malédiction liée au mensonge, au lieu d’une bénédiction. Argument balayé : Rébecca la prendrait sur elle – de toute façon, rappelez-vous, l’oracle divin avant la naissance des jumeaux disait que « l’aîné servira le cadet », alors quoi ? Comme souvent, on justifie en disant qu’on ne fait que donner un coup de pouce à la réalisation de la prophétie.

Le plan échafaudé n’étant apparemment plus discutable, Jacob, en fils soumis, obéit à sa mère avec diligence. La question est de savoir s’il ne va pas flancher à un moment ou un autre, s’il peut tenir jusqu’au bout le rôle d’Ésaü devant son père.

Fin de la scène 2 : le repas est prêt, Isaac va pouvoir passer à table.

 

Deuxième partie (Olivier Sandoz & Hélène Denebourg)

Olivier : Eh bien voilà, Hélène, comme Jacob auprès de son père Isaac, c’est maintenant que tu entres en scène dans le message !

Hélène : Déjà ?

Olivier : Eh oui, c’est bien ce qu’a dit Isaac en entendant son fils entrer, un plat fumant dans les mains : « Déjà ? Tu as fait vite ! »

Hélène : Tu as remarqué que dans son introduction, Jacob reprend cette fois les vraies paroles de son père : « Mange de mon gibier pour me bénir toi-même ». Ici, il ne mêle pas le Seigneur à l’affaire…

Olivier : Quoique… quand Isaac s’étonne de la rapidité de son fils, Jacob répond du tac au tac : « C’est que le Seigneur ton Dieu m’a porté chance ».

Ça m’agace un peu de nouveau qu’on utilise ainsi Dieu pour une tromperie…

Hélène : Bah, ne t’en fais pas trop, Dieu a les épaules solides ! Continuons plutôt cette scène…

Olivier : D’accord. Hélène, tu m’as fait remarquer plusieurs choses : d’abord qu’il y a de la bénédiction à répétition dans ce passage.

Hélène : Exact. Une fois qu’Isaac a palpé les mains de Jacob rendues velues par les poils du chevreau, il bénit déjà son fils. Et il vérifie encore : « C’est bien toi, mon fils Ésaü ? »

Olivier : Ce qui pousse Jacob à mentir encore ! Isaac bénit donc avant la bénédiction.

Et puis tu disais qu’il y a cette histoire des cinq sens, non ?

Hélène : C’est vrai. On va plutôt dire quatre sens, puisqu’Isaac est aveugle. Le goût, l’odorat, le toucher, ce sont des sens de proximité : Isaac fait s’approcher Jacob à plusieurs reprises pour vérifier que c’est bien Ésaü. Embrasser, palper, humer, il revérifie tout le temps. C’est quand même une excellente scène !

L’aveugle doit suppléer le sens déficient de la vue par les quatre autres. La vue et l’ouïe, on va dire que ce sont deux sens « à distance », et si l’un fait défaut à Isaac, il semble bien que l’ouïe ne le trompe pas : « la voix est celle de Jacob… » C’est difficile de travestir sa voix !

Olivier : On fait aussi comme ça, nous. Au téléphone par exemple, on va reconnaître quelqu’un à sa voix, sauf si elle ou il est enrhumé, ou si la communication est mauvaise… Il y a quelques mois, mon père m’a téléphoné ; comme son numéro ne s’est pas affiché sur mon écran, et que je n’ai pas reconnu sa voix qui était un peu enrouée, il y a eu un moment de flottement, j’ai cru à quelqu’un qui me faisait une farce, ou à une erreur. Au bout du fil, il me disait : « Mais si, je t’assure que je suis ton père, comment te le prouver ? » Il y avait juste l’ouïe qui entrait en jeu, et je ne reconnaissais pas la voix ! Enfin, j’ai bien fini par admettre que c’était lui !

Hélène : Heureusement pour vous deux ! Pour en revenir à cette histoire, tout est fait pour qu’Isaac n’en croie pas ses oreilles, si l’on peut dire : toute la mise en scène de Rébecca sert à cela ! « Les mains sont celles d’Ésaü », concède Isaac après avoir palpé les poils du chevreau sur les mains de Jacob.

Olivier : Donc un peu rassuré, Isaac se fait servir, mange et boit.

Hélène : Je t’arrête juste… le vin n’était pas compris dans la demande initiale d’Isaac.

Olivier : Ah oui, tu as raison. Dans notre culture, ça me semble tellement aller de soi de boire un verre avec un bon repas ! Tu as l’impression que c’est important, cette mention du vin ?

Hélène : Je ne sais pas exactement, mais le vin peut aussi troubler les sens, et là, c’est justement ce dont Jacob a besoin : que les sens d’Isaac soient perturbés. C’est comme si ça venait en rajouter une couche ! Et juste après, Isaac veut « goûter » son fils, peut-être en ultime vérification : « Viens plus près, viens m’embrasser mon fils ! ».

Olivier : Le texte nous dit qu’il hume les vêtements, qu’il reconnaît l’odeur d’Ésaü – puisque ce sont bien les siens – et que, rassuré : « Oh ! l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ que le Seigneur a béni. » Il peut se lancer dans sa bénédiction…

Hélène : On va enfin connaître le contenu de cette bénédiction finale qui a tout provoqué !

Olivier : Je la relis :
« Que Dieu te donne de la rosée du ciel et de gras terroirs,
Du froment et du vin nouveau en abondance !
Que des peuples te servent et que des populations se prosternent devant toi !
Sois chef pour tes frères, et que les fils de ta mère se prosternent devant toi !
Maudit soit qui te maudira, béni soit qui te bénira ! »

Hélène : Eh ben ! Tout y est : l’eau, la terre fertile, la nourriture et la boisson… La Terre promise est déjà présente ici en ferme espérance.

Olivier : L’asservissement des ennemis, et même la prééminence dans la famille – tiens, on en revient au droit d’aînesse que Jacob a capté. C’est comme si ce droit obtenu un peu à l’arraché, de manière un peu limite, eh bien, le voilà confirmé de la bouche-même du patriarche : c’est très fort !

Hélène : Et en couronnement de tout cela, le jeu « malédiction – bénédiction » : il s’agit à la fois d’une protection contre les malédictions, et de la contagion de la bénédiction, puisque dire du bien, souhaiter du bien à quelqu’un, c’est garder ouverte une porte vers la vie.

D’ailleurs vous aussi, où que vous soyez, qui que vous soyez, vous pouvez bénir ! N’oubliez pas de bénir !

Olivier : Il y avait encore une chose dans le prélude à cette bénédiction : « L’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ que le Seigneur a béni. » Là, de nouveau, il y a référence au Seigneur, et le « champ que le Seigneur a béni » annonce cette Terre promise dont tu viens de parler.

Quand j’y pense, au sud-est de la Terre promise, il y a le pays rocailleux et difficile d’Édom – le Roux – le pays des descendants d’Ésaü. Si donc Isaac, dans sa bénédiction, parle de la Terre promise comme d’une terre fertile – plus tard on dira « un pays où coule le lait et le miel ». Si c’est cela qu’il souhaite à son fils, comment se fait-il que le pays d’Ésaü, Édom, soit aussi rude ?

Hélène : Eh bien c’est justement ce que raconte la suite du texte. Tu veux l’entendre ?

Olivier : Bien sûr !

 

Troisième partie (Hélène Denebourg)

Dernier Acte : le rideau se lève sur Ésaü qui revient de la chasse avec le mets de gibier qu’il a préparé lui-même pour son père.

Comme entrée en matière, Ésaü emprunte le langage que Jacob aurait pu utiliser sans mentir : il parle de lui à la troisième personne, disant : « Que mon père se lève et mange du gibier de son fils, ainsi pourras-tu me bénir. »

Alors que Jacob est beaucoup plus direct : « Lève-toi, je te prie, assieds-toi et mange de mon gibier pour me bénir toi-même. » C’est comme si Ésaü dès le départ s’efface devant son frère…

Pourtant à la question légitime de leur père : Qui es-tu ? les deux répondent : « Je suis Ésaü, ton aîné. » Isaac qui jusque-là avait peut-être bien eu envie de croire à la supercherie de Jacob, démentie seulement par sa voix, est saisi d’un tremblement extrêmement violent ! La supercherie est dévoilée, mais que faire ?

La bénédiction qu’il vient de donner se termine par « Maudit soit qui te maudira et béni soit qui te bénira. » Et voilà, le piège se referme. Il n’y a pas de place pour un changement de dernière minute. Isaac est lui-même ligoté par ses paroles et le confirme : « Je l’ai béni, et béni, il sera. »

Ésaü est au désespoir et réalise enfin le tragique de sa situation. Il avait vendu – troqué, pourrait-on dire – son droit d’aînesse, mais il déclare ici qu’il a été capté par ce talonneur de frère, qui lui pique en plus sa bénédiction.

Mais quelle est cette bénédiction ? Cela ne ressemble pas à celle d’Abraham qui sera béni par une multitude de descendants. C’est une bénédiction agricole qui bénit les fruits de la terre. Elle convient bien à un éleveur sédentaire. Que reste-t-il alors ?

Isaac va prendre l’image de ce qu’il a donné à Jacob et en faire un « négatif » pour le donner à son frère. « Hors du gras terroir sera ton habitat et loin de la rosée qui est au ciel. De ton épée tu vivras et tu serviras ton frère », ce qui répond à la bénédiction de Jacob : « Que Dieu te donne de la rosée du ciel et de gras terroir, du froment et du vin nouveau en abondance. […] Sois chef pour tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ».

Isaac ne semble pas avoir d’autres ressources. Il n’a pas prévu deux bénédictions complémentaires mais une seule principale qui asservit même les autres frères. Une seule échappée : puisqu’Ésaü devra vivre de son épée et non de la terre, il pourra néanmoins, en restant nomade, échapper au joug de son frère : « Par ta vie errante, tu briseras son joug de dessus ton cou. »

Cela ressemble si peu à une bénédiction ! Pas de mention de Dieu, juste un pacte de soumission et de vassalité. Une vie au désert… On dirait qu’Ésaü est exclu des bénédictions de Dieu, lui qui implore d’en recevoir une. Lui qui voudrait peut-être enfin se sentir choisi et non détrôné en permanence. Même pas la promesse de l’abondance, de la multitude, de la terre…

Voilà donc à quoi aboutit la différence faite par les parents entre leurs deux enfants. L’écart ne cesse de se creuser. Et pourtant, ces enfants, et nous tous aussi, nous sommes tous et toutes des êtres humains au bénéfice de la bénédiction initiale de Dieu face à ses créatures.

Croyez-vous qu’une bénédiction soit synonyme de vie sans soucis dans la richesse matérielle ? Est-ce qu’elle ne signifie pas quelque chose de plus profond, bien plus profond et vrai ?

Une bénédiction, moi je pense que c’est le reflet d’un accord, d’un ajustement spirituel entre Dieu et son bénéficiaire à travers la reconnaissance de ses propres limites et fragilités.

Finalement, pensez-vous qu’une bénédiction se réalise toujours ?

Oui, qu’en sera-t-il vraiment pour Ésaü et Jacob ? Eh bien nous le verrons dimanche prochain ! Affaire à suivre…

La suite des astuces de Jacob… mais ici en plus, les préférences paternelles et maternelles entrent en jeu.

Avec deux axes: la bénédiction s’applique malgré la tromperie, et les miettes d’une bénédiction, c’est quand même une bénédiction!

Détails

Célébration
Avec la participation de
Marc Wenner pour les lectures
Orgue
Pierre Goy
Musique