Protester, procurer, prophétiser: l’œuvre du pasteur Antony Krafft-Bonnard

Eglise de Begnins (©Commune de Begnins)

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Faire mémoire du génocide arménien c’est faire mémoire du silence et de l’oubli.  Pourtant dans ce désert des consciences et de la parole, une poignée de femmes et d’hommes se sont levés et ont semé des graines d’espérance, des graines qui, comme dans la parabole, ont pris racine pour devenir des arbres, de sorte que les oiseaux du ciel, sont venus faire leur nid dans leurs branches.

Parmi elles et parmi eux, le pasteur Antony Krafft-Bonnard. J’ai tenté de résumer sa vie pour nous il y a quelques instants mais comment résumer la vie d’un tel homme ? Comment dire toute l’étendue de son œuvre et de son action pour l’Arménie ? Pourtant, en méditant sa vie, au fil de mes lectures, trois verbes se sont imposés à moi : protester, procurer et prophétiser.

Protester, procurer, prophétiser : voilà les trois verbes qui me semblent le mieux résumer l’œuvre d’Antony Krafft-Bonnard.

Protester, procurer, prophétiser : voilà sans doute les trois verbes qui devraient sous-tendre et animer chacune de nos actions au nom du Christ dans ce monde. Alors, si vous le voulez bien, prenons le temps, ensemble, de réfléchir à ce que cela signifie.

Prenons le verbe protester d’abord.

Certains esprits malins diront que protester dans un temple protestant est une évidence ! Et c’est vrai que dans la protestation il y a de l’insoumission et de la défiance. Mais protester ce n’est pas seulement râler, rouspéter et se lamenter. Protester, c’est s’élever contre quelque chose, contre une situation que l’on pense injuste et mauvaise.

Protester. Antony Krafft-Bonnard l’a fait de toutes ses forces, dénonçant au travers des brochures qu’il écrivait, les fanatismes et les égoïsmes de son temps, restituant la tragédie d’un peuple exterminé dans l’indifférence des nations et rappelant aux dirigeants de tout bord leur devoir envers l’Arménie. En un mot comme en mille, le pasteur disait à ses contemporains que ce qui était, n’aurait jamais dû être, parce que cela n’était pas digne de l’humanité telle que Dieu l’a voulue.

Etymologiquement, « pro-tester » vient de « pro » qui veut dire devant, et de « testare » qui signifie témoigner.

C’est ce que fait le prophète Esaïe qui invite ses auditeurs à entendre la proclamation du Seigneur et qui les encourage à ouvrir, dans le désert, un chemin pour Dieu.

Celui ou celle qui proteste dans le domaine de la foi, témoigne du fait qu’il y a plus dans la vie que la réalité morne et souvent tragique qui est là. Il ou elle témoigne du fait qu’une autre réalité est possible, qu’il y a un autre chemin, un chemin qui mène à la vie, à la liberté, à la paix, à la solidarité entre tous, au nom du Christ qui a ouvert ce chemin.

Chrétiens d’aujourd’hui, défenseurs et amoureux de la vie, nous devrions toutes et tous être des protestants. Que nous soyons de confession catholique, évangélique, apostolique ou réformée, nous devrions tous être des protestants : des femmes et des hommes debout, devant leurs semblables et qui témoignent du fait qu’il y a plus dans ce monde, plus que la famine, plus que la guerre, plus que les massacres, plus que tout ce qui défigure l’humanité et détruit la vie. Qui témoignent du fait que Jésus Christ est mort mais qu’il est ressuscité. Qui témoignent du fait, qu’aujourd’hui encore, Dieu est vivant et à l’œuvre dans ce monde.

Et en ce premier dimanche de l’Avent, qui témoignent du fait que Jésus Christ naît en ce monde pour ranimer notre espérance et nous conduire vers un monde plus juste, plus lumineux, où sororité et fraternité ne sont pas de vains mots, mais notre quotidien renouvelé et vivifié par son Esprit.

Alors oui, mes amis ! Protester, c’est témoigner pour la plus grande gloire de Dieu. Mais la question qui nous est posée à chacune et à chacun ce matin, c’est : Et nous aujourd’hui pour quoi protestons-nous ?

Si protester, c’est être témoin, en paroles et en actes, de la bonne nouvelle de l’accueil de Dieu, dans un monde qui est en crise d’accueil, qui est plus un monde d’exclusion que d’intégration, alors le pas suivant est celui qui nous amènera à procurer.

C’est d’ailleurs bien ce à quoi nous encourage la première épitre de Jean : « Mes enfants, n'aimons pas seulement en paroles, avec de beaux discours ; faisons preuve d'un véritable amour qui se manifeste par des actes. »

Procurer vient du latin « procurare » : avoir soin, prendre soin, avant toute autre chose, s’occuper de.

À force de protester, à force d’encourager les autres à se lever et à agir, Antony Krafft-Bonnard, emporté dans son propre élan peut-être, met en pratique tout ce qu’il réclame des autres : l’attention, le soin, l’accueil… et c’est sans doute à cause de cela – ou grâce à cela – que naît l’orphelinat de Begnins.

Dans l’optique du pasteur, recueillir les orphelins dans le foyer de Begnins, leur procurer ce qui est nécessaire pour pouvoir grandir et s’épanouir, ce n’est pas seulement leur donner un toit et remplir leur assiette, c’est aussi les nourrir intellectuellement et spirituellement ; c’est leur donner une éducation, des bases solides sur lesquelles ils pourront prospérer, à partir desquelles ils pourront prendre en main leur destin pour devenir des femmes et des hommes responsables et autonomes.

C’est cela procurer véritablement. Et dans la tête du pasteur il y a cette idée qu’on ne grandit pas seulement physiquement, mais que, comme l’arbre de la parabole que nous avons lue, il faut aussi grandir intérieurement. Ce que la Bible exprime d’une belle manière en disant : « grandir en stature et en sagesse », pour être soi-même capable, comme l’arbre accueille les oiseaux du ciel, de porter la vie, de l’accueillir et de la perpétuer.

En accueillant les enfants et en leur permettant de se développer de la meilleure façon possible, le pasteur affirme que chacun de ces orphelins accueillis est un être unique, un enfant né de la volonté d’amour d’un Père créateur qui a fait de lui une œuvre unique et qui a prononcé sur elle ou sur lui ce « oui » originel qui l’autorise à être, qui autorise tout humain sur cette terre à être dans toutes ses potentialités.

C’est cela procurer, c’est donner les moyens à l’être voulu et créé par Dieu de s’accomplir et cela devrait être notre tâche dans chacune des relations que nous entretenons ; bien sûr dans nos familles, mais je dirais aussi et surtout auprès de chaque personne dont nous avons à nous faire le prochain.

Être selon la volonté de Dieu, être vivant, c’est d’abord être une petite graine plantée dans et sur cette terre ; et puis se développer, grandir, pour devenir un arbre qui pousse ses branches vers le ciel, qui accueille les réalités venues du ciel, qui inscrit cette dynamique divine dans ce monde, et qui proteste – c’est-à-dire témoigne – à son tour de ces réalités.

Et au final, c’est cela que l’on appelle prophétiser.

Prophétiser, ce n’est pas prédire l’avenir comme un devin, car prophétiser – ce qu’ont fait les prophètes – c’est bien plus souvent faire mémoire.

Prophétiser, c’est rappeler le dessein originel de Dieu, et c’est montrer en quoi le présent diffère de ce dessein.

Prophétiser, c’est ouvrir les yeux et dire ce que l’on voit avec le regard et l’Esprit de Dieu pour appeler à la conversion et à la régénérescence.

Prophétiser, c’est dire la vérité sur ce qui est, et cela, Antony Krafft-Bonnard, en déployant une œuvre diplomatique hors du commun – lui qui n’était pourtant pas un politicien – n’a jamais cessé de le faire.

L’écrivain Harry Koumrouyan dit en parlant de lui qu’il a un talent de sismographe qui sent que la terre est en train de trembler. C’est cela être prophète, c’est être sensible à tout ce qui frémit dans ce monde, dans le bon comme dans le mauvais sens, et le mesurer à l’aune de la parole de Dieu.

C’est à la fois voir dans le repli des nations et dans la montée des extrémismes le drame qui se prépare – et je parle au présent – et voir dans la graine que l’on plante, dans l’enfant que l’on accueille, l’arbre qui, demain, deviendra le refuge des oiseaux, l’homme ou la femme qui se tiendra debout sur la terre des vivants pour lutter à son tour pour la justice, pour la paix et pour la vie.

C’est rappeler à la fois le vendredi saint et le dimanche de Pâques, la mort et la résurrection, et c’est dire que, tout dans ce monde s’inscrit dans cette dynamique de vie plus forte que la mort.

C’est, en fin de compte, repérer l’action de Dieu dans notre monde pour ranimer l’espérance des femmes et des hommes de bonne volonté.

En ce premier dimanche de l’Avent, il est essentiel de nous en souvenir, et de rappeler que Dieu accomplit sa parole, cette parole dont Esaïe nous dit qu’elle demeure pour toujours.

Alors voilà, mes amis, voilà comment je relis ce matin l’œuvre du pasteur Antony Krafft-Bonnard au travers de ces trois textes et de ces trois verbes.

Protester, procurer, prophétiser, c’est être vivant et c’est servir le Dieu de la vie. Voilà finalement tout ce qu’il a accompli et voilà ce que nous sommes toutes et tous appelés à accomplir pour la gloire du Dieu de la vie.

Amen !

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Évocation d’Antony Krafft-Bonnard

« Je ne vous ai jamais rencontré, mais j’ai l’impression de vous avoir toujours connu, tellement vous appartenez à ma famille. Vous êtes mon grand-père de cœur, celui qui a remplacé les disparus de l’Empire ottoman. Sans vous, je ne serais pas en mesure d’écrire aujourd’hui. Sans vous, je n’existerai pas. Ou alors dans un ailleurs dont je ne parviens pas à dessiner les contours, trop vagues, trop sombres, trop lointains. »[1]

Ces mots sont ceux du romancier Harry Koumrouyan dont les parents d’origine arménienne sont arrivés en Suisse grâce à l’action et au soutien d’Antony Krafft-Bonnard.

Des témoignages comme celui-ci, il y en a des dizaines, tant le pasteur – que certains appellent encore « Papa Krafft » – a fait de bien et touché de vie tout au long de son ministère.

Il est parmi les premiers à s’investir dans l’œuvre de secours aux Arméniens, suite aux échos des massacres dans l’Empire ottoman en 1894 et 1895. Il s’engage dans différents comités chargés de coordonner les secours en Arménie et il devient le président d’une commission, nommée « Société Suisse d’immigration et de patronage d’orphelins arméniens ». Avec elle, il est chargé d’étudier la possibilité d’accueillir des réfugiés en Suisse.

C’est dans ce cadre que le pasteur alors en charge de la paroisse de Begnins accueille le premier orphelin arménien à la gare de Genève en 1897.

Mais en Arménie, les violences redoublent. Face aux déportations et aux massacres de 1915, constatant l’incapacité des politiques à faire avancer la cause arménienne, Antony Krafft-Bonnard propose « d’unir en une Ligue universelle des consciences, toutes les associations et tous les hommes qui considèrent comme un impérieux devoir de réparer, dans la mesure du possible, les torts causés à l’Arménie par la négligence de l’Europe et de l’Amérique. »

Krafft-Bonnard se lance alors dans une intense activité diplomatique : il écrit aux Conseillers d’État, aux Conseillers fédéraux, aux délégués de la Société des Nations, au président Wilson des États-Unis, pour plaider la cause des Arméniens et demander justice pour ce peuple.

En 1921, face à l’affluence de réfugiés arméniens en Suisse, il propose la création d’un foyer arménien qui accueillerait les réfugiés. Mais comme le Comité central refuse d’en prendre la responsabilité, c’est lui qui crée, le 21 juin 1921, l’association « Le Foyer Arménien » et qui achète une maison à Begnins pour en faire un refuge et une école.

Aujourd’hui, il y a presque jour pour jour 100 ans, le 1er décembre 1922, 39 enfants orphelins passent pour la première fois la porte du foyer de Begnins après un long voyage. Ce jour, à lui seul, marque d’une pierre blanche toute l’action d’Antony Krafft-Bonnard. Qu’a-t-il ressenti ce jour-là ? Était-ce du soulagement ? Était-ce de la fierté ?

Harry Koumrouyan, dans sa lettre, se pose également la question. Je le cite : « À certains moments, je me dis que vous étiez fou. Ou, à tout le moins, inconscient de vous charger ainsi de ces enfants qui, par miracle, avaient échappé aux massacres, ces enfants aux familles décimées et aux souvenirs déchirés. Pour ouvrir la maison de Begnins, il fallait avoir décollé de la réalité et de sa pesanteur, car vous n’aviez ni ressources, ni appuis, même si quelques amis fidèles vous ont entouré. » [2]

Pour Krafft-Bonnard, chaque combat gagné en annonce un nouveau. Il a fallu se battre pour ouvrir le foyer, il lui faut se battre encore pour trouver les fonds nécessaires à l’entretien et aux études des enfants, ce qu’il fait sans relâche pendant de nombreuses années.

Dans le monde étriqué des années d’après-guerre, où chacun se replie sur lui-même pour panser ses plaies et se prémunir des menaces, le pasteur Antony Krafft-Bonnard détonne. Il fait partie de ces hommes au destin et à la personnalité hors norme qui sont des exemples pour nous. Des exemples et des modèles à suivre, dans ce monde où nous aurions tant besoin que des femmes et des hommes de cette stature se lèvent à leur tour.

 

[1] Harry Koumrouyan, Lettre à Antony Krafft-Bonnard, in Sauver les enfants, sauver l’Arménie, Antipodes, 2020, p. 81

[2] Harry Koumrouyan, op. cit., p. 83

Pendant plus de 25 ans, suite au génocide de 1915, le pasteur Antony Krafft-Bonnard s’est engagé de toutes ses forces, de toute son âme et de toute sa foi pour la cause arménienne.

Protester, procurer, prophétiser, voilà sans doutes les trois verbes qui résument le mieux l’action de cet homme auquel nous rendrons hommage dans le temple-même où il fut pasteur, au cœur du village de Begnins où il fonda un foyer dans lequel ont été accueillis près de 150 orphelins arméniens à partir de 1922.

Détails

Avec la participation de
Jean Fayet pour les lectures
Orgue
Linda Revkin
Musique
Michèle Lubicz et Jacques-Etienne Deppierraz au doudouk