Comment la rencontre déplace nos propres frontières

La Blanche Église, La Neuveville (©AUJ)

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Chers Amis,

Vous vous souvenez certainement de ces grandes cartes de géographie qui ornaient les murs des salles de classe. On y voyait les pays du monde ou les cantons suisses de différentes couleurs et bien séparés par des traits plus ou moins épais : les frontières.

En les regardant de plus près, ces cartes, on constatait qu’il y a certaines frontières dites naturelles, parce qu’elles suivent une chaîne de montagnes, un fleuve ou une rivière et d’autres plus artificielles, celles des langues et des religions, d’autres encore plus arbitraires et rectilignes. Passer d’un côté à l’autre, c’était comme entrer en terre étrangère.

La vie nous a appris à son tour qu’il y a d’autres frontières qu’aucune carte de géographie ne mentionne : nos propres limites, nos frontières intérieures, celles qui nous rassurent et nous protègent vis-à-vis de l’autre, que je vois comme un étranger, une étrangère, et qui n’est pas si différent de moi. Ces limites, si elles ont un côté rassurant, peuvent aussi créer un fossé entre les uns et les autres, empêchant une rencontre vraie et authentique.

La vie passant, nous avons expérimenté que ces frontières-là, celles qu’on érige ou qu’on nous impose, ne sont pas figées. Chaque rencontre vient interroger cette séparation au point qu’elle peut nous déranger, remettant nos vérités et nos certitudes en question. Ainsi, la rencontre peut se transformer en une invitation à dépasser, ou, mieux encore, à déplacer nos frontières intérieures pour entrer dans la réalité et la vérité de l’autre.

Mais, il arrive aussi qu’on ait tout avantage à jouer la prudence, à rester à l’abri de notre « chez nous », parce que la rencontre pourrait se révéler dangereuse, au propre comme au figuré.

Frontière, limite, mur, sécurité, seuil, intériorité, intimité. Autant de mots qui disent avec une intensité croissante la séparation entre un ici et un là-bas, un dedans et un dehors, un « chez moi » et un « chez toi ».

Et il y a des distances à respecter, à honorer, à l’image de l’intimité de chacun. Il y en a d’autres qu’il vaut la peine de franchir comme ces seuils entre les langues, les cultures, les religions.

Franchir ne signifie pas s’oublier. Oublier qui l’on est, ce qu’on croit, nos valeurs. C’est plutôt faire le choix de l’ouverture à la rencontre, être prêt à se laisser bousculer sans être déraciné, comme un arbre secoué par le vent mais qui a des racines bien profondes en terre qui le gardent debout.

Par cette rencontre de Jésus avec la femme non-juive, païenne, syro-phénicienne, cananéenne (autant de manières de dire qu’elle est étrangère), Marc invite à franchir des frontières de toutes sortes : géographiques, religieuses et intérieures.

Cette rencontre vient aussi nous interroger, nous communauté, nous Église, nous humains, dans notre manière de dépasser, de franchir, de faire franchir les seuils entre le dedans et le dehors, entre nous, paroissiens plus ou moins engagés et distancés ou lointains. Mais n’allons pas trop vite. Revenons à notre texte.

Nous l’avons déjà évoqué tout à l’heure : il y a des rencontres qui dérangent. Et ce jour-là, Jésus avait tout fait pour ne pas l’être. Il s’était réfugié à l’étranger, dans une maison, espérant passer incognito. Réfugié… encore un mot qui parle de frontières à traverser.

Mais une femme, une anonyme, une étrangère, vient perturber la quiétude des lieux et celle de Jésus, en franchissant le seuil de la maison. Elle a de bonnes raisons de le faire, une au moins: sa fille est malade. Avec les mots de son temps, elle dit : « habitée par un démon ». Cette femme, cette mère met toute son énergie, celle du désespoir, ou plutôt du dernier espoir, en Jésus dont elle a sans doute entendu parler, tant sa réputation déborde les seules limites géographiques d’Israël.

Mais la réponse de Jésus l’arrête à la frontière de la compassion : il la renvoie à sa condition d’étrangère, à sa différence. Elle ne fait pas partie de la maison, des enfants de la table, elle n’est pas du bon côté de la frontière. Elle n’est pas d’Israël, pour qui Jésus est venu. En disant cela, il consolide et renforce le mur de séparation entre juifs et non-juifs, entre ceux du dedans qui en sont et ceux du dehors qui n’en sont pas.

Pourtant, cette femme, cette mère, ne s’en laisse pas conter. Que sa fille soit guérie, voilà tout ce qui importe pour elle et cela vaut bien d’encaisser au passage quelques vexations.

Oui, elle fait partie des chiens, des petits chiens. Non, elle ne partage pas le pain des enfants de la tablée, c’est vrai… Mais… mais, les miettes, celles de grâce, celle de Dieu, ces miettes que les enfants laissent tomber, seraient-elles perdues, emportées par le vent ou d’un coup de balai ?

Elle insiste, elle croit à cette générosité d’un Dieu qui dépasse, ou mieux qui déplace les frontières que les hommes ont érigées. Son amour de mère pour sa fille fait écho à l’amour de Dieu pour ses enfants, pour tous ses enfants. En insistant, en passant par-dessus la vexation, elle bouscule aussi et surtout Jésus dans sa propre vérité.

Et si cette femme-là était à l’image des prophètes de l’Ancienne Alliance – Ésaïe en particulier ? Si ce qu’elle disait avait l’accent de l’amour de Dieu pour tous, oui, tous ?

Jésus l’entend. Jésus sort de « sa » vérité. Il ne remet pas en question qu’il est venu d’abord pour les juifs, pour la maison d’Israël, mais la parole de cette femme le conduit à ouvrir au large son horizon, à dépasser ses réticences.

Conclusion de l’histoire : la fille est guérie ; le démon chassé hors de ses frontières.

Cet épisode d’une rencontre entre un homme du dedans et une femme du dehors interroge notre manière d’accueillir et aussi la place que nous faisons, que nous donnons dans notre société et nos communautés, à ceux et celles qui nous dérangent, qui bousculent nos habitudes si rassurantes.

Leur reconnaissons-nous une légitimité à insister et à réclamer des miettes de cette grâce qui tombent à leurs pieds ? Parce que, avouons-le, nous n’aimons pas être dérangés. Nous n’aimons pas, ou pas trop, la remise en question. Surtout si elle vient de l’extérieur.

Demandons-nous encore si notre témoignage humain et croyant, en paroles et en gestes, érige des murs de séparations ou si, au contraire, il permet un libre-passage entre « chez nous » et « chez les autres ».

Voilà des questions que je nous laisse.

Pour conclure, rappelons-nous que la vie et l’amour que Dieu donne ne sont ni étriqués ni limités à un « entre soi » mais offerts largement à toutes et tous.

Il ne suffit pas de le répéter dimanche après dimanche, comme un mantra. Dieu nous demande de joindre le geste à la parole, en sortant de nos murs, communautaires et intérieurs, en élargissant notre espace et notre horizon, pour devenir une Église qui bouge, une Église de la rencontre, une Église en route, annonçant cette grâce et cet amour à ceux et celles des marges, de l’autre côté de la frontière.

Pour leur dire que chacun est invité et accueilli dans la grande famille des enfants de Dieu, avec une place à une même table, pour y partager un même pain, le pain de vie.

Amen.

Il y a des rencontres qui bouleversent nos certitudes, qui imposent de dépasser et de déplacer nos propres limites intérieures, souvent rassurantes et reposantes. On ne sait plus très bien qui donne et qui reçoit.
C’est bien ce qui se passe lorsque Jésus est confronté à la femme étrangère, venue le déranger pour qu’il guérisse sa fille malade. De cette rencontre-là, Jésus sortira un peu différent et sa mission s’adressera à plus large que le seul Israël.

Détails

Avec la participation de
Christiane Rufer-Burdet et André Klopfenstein pour les lectures, Marie-Laure Krafft-Golay pour la louange.
Orgue
Sara Gerber
Musique
Pierre-André Bovet à la flûte; ensemble vocal Groupe SMS, avec Léa Sunier, Roberto Monti et Yvan Sunier