Quand les écrits des Réformateurs dialoguent avec les revendications féministes

©Alexandra Urfer Jungen

Écouter le culte :

Chères sœurs et chers frères de la communauté de Rochefort, chères auditrices et chers auditeurs, que vous soyez protestant, féministe ou en recherche et en questionnement, bonjour !

Chaque année, avec conviction, nous commémorons un geste fort : celui de notre Réformateur Luther, qui a placardé 95 thèses théologiques émancipatrices sur le portail d’une église, celle de Wittenberg. Cet acte, courant à l’époque, a permis à toute personne lettrée de lire cet argumentaire mais aussi de générer une controverse théologique touchant aux notions de liberté et de salut. Dans le sillon de cette controverse, est née une nouvelle façon d’aborder la Bible, la foi et l’ordre du monde, qu’on appelle la Réformation. Une nouvelle façon de se rapprocher du message de Jésus et de marcher à sa suite.

Il y a maintenant trois ans, un hashtag (#) est né, un mot clé qui a embrasé internet en quelques heures : le fameux « #MeToo », cette formule courte et rapide de dire « moi aussi, j’ai été victime de violences. » Depuis ce déclencheur historique, le mouvement féministe est réinvesti par les jeunes générations dont la dernière expression est celle des collages féministes, ces feuilles collées côte à côte, souvent sur des murs sombres, lesquelles, mises bout à bout, affichent une phrase-choc.

À l’instar de Luther, mais aussi de la veuve dans le passage biblique, ces collectives de femmes savent qu’elles doivent marquer les esprits. Elles, ce n’est pas en placardant des thèses sur des portes d’église qu’elles le font mais en collant des feuilles, de nuit et en toute illégalité, sur les murs des grandes villes.

À l’instar de Luther, leur style affirmé et direct n’a pas pour objectif de mettre à l’aise mais de mettre au courant. De mettre les pendules à l’heure ; de provoquer le débat et de susciter un monde nouveau.

« Ta sœur aussi tu la siffles ? »

« Le consentement n’est pas en option. »

« Violence sexiste riposte féministe. »

Le premier collage, en s’adressant à un homme qui siffle une femme, lui rappelle que nous sommes toutes les filles, les sœurs ou les cousines de quelqu’un. Le deuxième collage souligne, en sept mots, le cœur du problème : rien de bon, en matière de séduction et de sexualité, ne peut se vivre sans consentement. Et le dernier semble un écho lointain de notre veuve en Luc, en posant un cadre simple : face à toutes ces violences, nous riposterons. Systématiquement.

Si la veuve en Luc n’avait comme arme que sa ténacité, une forme de patience courageuse à laquelle les femmes sans caution masculine ont eu recours de tout temps, les femmes contemporaines ont hérité de mille autres manières de faire face à tant d’injustices. Les services de justice, de police, médicaux et sociaux devraient les protéger – théoriquement. Les familles, les communautés, les écoles devraient poser les bases d’une société sans sexisme.

Dans la pratique, en 2020, on en revient à la bonne vieille méthode de la Réforme : placarder des écrits pour qu’émerge un courant de pensée alternatif et salvateur. En parlant de salut, Luther, quant à lui, préconisait de jeter le texte biblique sur le roc du salut du Christ. C’est une belle manière d’interroger nos approches bibliques : servent-elles un Dieu d’amour, de justice, d’équité ? Nos convictions bibliques sont-elles là pour étouffer les revendications féministes ou pour leur assurer une belle stabilité, afin que cette maison-là aussi soit bâtie sur du roc ?

Parfois, on fait le reproche aux féministes d’être trop visibles ; d’avoir des slogans excessifs et de ne pas respecter les murs des villes avec leurs collages. Leur réponse est sans appel : « On respectera vos murs quand vous respecterez nos corps. »

Luther, aussi, avait une forme de raideur concernant la place de l’évangile du Christ dans nos vies, quand il écrit : « Nous avons besoin d’entendre l’évangile tous les jours, parce que nous l’oublions tous les jours. »

Pour revenir à l’affichage des thèses et à l’utilisation de l’espace public, saviez-vous que les premières associations de soutien aux femmes battues ont fait connaître leur message en collant partout leur numéro d’urgence ? Parfois, obtenir justice ou bâtir sa maison sur le roc demande de tracer des routes nouvelles. Et comme le rappelle un autre collage : « Nous sommes le cri de celles qui n’ont plus de voix. »

En Joël 3, nous lisons que « vos fils et vos filles deviendront prophètes » mais aussi que les classes sociales seront abolies, puisque même les servantes prophétiseront. C’est bien là l’enjeu de cet élan : que tout fonctionnement sexiste, violent, oppresseur soit relevé, analysé, porté devant la justice et rectifié. Car, comme l’écrit Calvin, « le mal, c’est ce qu’il ne faut pas faire », et avec cette petite phrase choc, le Réformateur de Genève n’est pas beaucoup plus complaisant que les militantes contemporaines.

Les féministes fatiguent, comme l’exprime bien le juge en Luc : « Bien sûr, je ne me soucie pas de Dieu et je n'ai d'égards pour personne ; mais comme cette veuve me fatigue, je vais faire reconnaître ses droits, pour qu'elle ne vienne plus sans cesse m'assommer. »

La recherche de la justice refuse les raisonnements simples et l’opinion de Luther sur l’exploitation des corps des filles et des femmes à son époque est assez significative pour être évoquée en ce jour de fête de la Réformation. En effet, lorsque de nouveaux convertis écrivent à Luther pour savoir s’il est bien chrétien ou non d’avoir recours à des filles et des femmes vulnérables pour assouvir leurs besoins sexuels, en un temps où l’auto-détermination était impossible, Luther, sans jamais attaquer les prostituées elles-mêmes, démonte les arguments fréquemment utilisés.

À l’argument choc de la nécessité de la prostitution non-choisie pour faire baisser la criminalité sexuelle, Luther répond en cinq points :

  1. Soutenir le péché (qui consiste à exploiter des femmes vulnérables) n’est jamais une vraie solution.
  2. Tolérer la prostitution est aussi grave que d’y avoir recours.
  3. On n’évite pas une violence (le viol) en la remplaçant par une autre (la sexualisation des femmes vulnérables).
  4. Il est faux de dire que c’est intemporel.
  5. Encourager la prostitution non-choisie, c’est encourager d’autres malheurs.

La citation suivante de Luther résume sa pensée : « J’aimerais bien savoir, combien joliment un homme préserverait l’honneur de son épouse et de ses enfants, si dans sa maison il entretenait une prostituée pour les vauriens. »

Prétendre que Luther soit féministe est un anachronisme auquel je ne cèderai pas. Mais lire, dans ses écrits, combien le Réformateur dénonce vigoureusement tout raisonnement hypocrite visant à sacrifier l’intégrité des femmes les plus vulnérables pour faussement protéger l’honneur des plus privilégiées est un vrai apaisement.

Même cinq siècles en arrière, un homme ayant jeté l’Évangile sur le roc du salut refusait de cautionner l’inégalité de traitement entre les prostituées et les femmes considérées comme respectables. Étant bien entendu que la prostitution d’alors s’héritait de mères en filles et incluait donc l’exploitation des plus jeunes, sans aucune place au choix personnel.

Je vois un fil directeur entre le geste du Réformateur et la détermination de celles qui affichent, par exemple « le sexisme est partout ; nous aussi ». À cette interpellation, j’aimerais les encourager, avec les mots de Luther : « Si tu veux changer le monde, prends ton stylo et écris. »

Coller sur les murs des slogans féministes, est-ce bien chrétien? Le grand Réformateur Martin Luther n’a pas hésité, en son temps, à afficher des thèses pour révolutionner l’approche de la théologie. Faire dialoguer des écrits de la Réforme et des collages met en lumière le potentiel de ces gestes prophétiques pour plus de justice et d’équilibre dans nos rapports humains.

Détails

Avec la participation de
Nicole Rochat pour la liturgie et André Feller pour les lectures
Orgue
Claude Pahud
Musique