De la jalousie à la joie

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On peut le tourner comme on veut, c’est de la concurrence déloyale : Jésus a beau être arrivé après Jean-Baptiste, le voilà qui fait exactement la même chose que lui, au même endroit, sur son propre terrain… et il a davantage de succès : « tous vont vers lui », disent les disciples de Jean-Baptiste. Mais, comme toujours, et comme pour nous aussi, la vérité est difficile à débusquer : on argumente, on tient à avoir raison, on discute sans fin – ici les disciples de Jean ont tout un débat théologique sur la purification – alors que le vrai problème est du côté de la jalousie, de la rivalité, de la compétition. Préoccupation à nouveau mentionnée après notre texte, en introduction au dialogue de Jésus avec la samaritaine : « Jésus faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean ». Et voilà ! Dès qu’on est dans la comparaison, la jalousie se réveille, ou plutôt la douleur d’exister moins que l’autre, douleur qui amplifie et déforme la réalité : « tous vont vers lui » ? C’est faux ! Le texte dit clairement : « Il y avait aussi Jean qui baptisait ».

Même souffrance non dite, quelques chapitres plus loin, quand, pour introduire le récit de la femme adultère, l’évangéliste mentionnera le succès de Jésus : « Tout le peuple venait vers lui ». Brûlure muette de la jalousie pour les scribes et les pharisiens : plus personne n’allait vers eux. Les personnages bibliques sont nos miroirs : ils nous renvoient à nous-mêmes. Je vous propose, pour un petit moment, de nous mettre dans la peau des disciples de Jean-Baptiste. Ils s’identifient à leur maître et devant la réussite de Jésus, on dirait qu’ils se sentent menacés de disparaître en même temps que lui : est-ce un hasard si l’évangéliste évoque, justement à ce moment, sa prochaine arrestation – « Jean n’avait pas encore été jeté en prison » ? Menacés de disparaître parce que Jésus a pris toute la place. Pour eux comme pour nous quand nous sommes en proie à ce vertige qu’est la jalousie, c’est tout ou rien ; c’est lui ou c’est moi ; c’est elle ou moi ; il n’y a pas de place pour les deux.

Comment guérir d’un sentiment douloureux qu’on a appris à minimiser, à passer sous silence, dont on nous a fait honte en l’appelant « un vilain défaut » ? Nous sommes nombreux, je pense, à connaître de l’intérieur cette souffrance de n’avoir aucune valeur, d’être anéantis par l’existence de l’autre, quand bien même nous avons une place reconnue dans la société. C’est qu’elle peut avoir des racines très anciennes, cette souffrance : il y a la disgrâce de l’aîné à la naissance du cadet, ou la préférence marquée des parents pour l’autre enfant, les éducations basées sur la comparaison ou encore les circonstances de vie où l’enfant s’est senti mis de côté… Et – ce qui n’arrange rien – nous vivons dans une société qui se complaît dans la comparaison, la rivalité, la compétition ; ce qui, régulièrement, vient raviver la blessure.

Mais l’évangéliste insiste beaucoup : il y a assez d’eau pour que tous les deux baptisent. On dirait que l’eau est omniprésente. Il en est question sept fois : Jésus « baptisait » ; Jean « baptisait » ; « Aïnon » signifie en hébreu « les sources » ; « les eaux abondantes » ; « pour se faire baptiser » ; « la purification » ; « le voilà qui baptise ». Sept, dans le judaïsme, c’est le chiffre de la plénitude, de la complétude… et nous aurons en écho, à la fin du texte, la joie « pleine, complète, parfaite » de Jean. Il me semble que l’enjeu du texte est donc que nous parvenions à nous sentir comblés et bénis tels que nous sommes, sans avoir besoin de rien d’autre. Maintenant, souvenons-nous de la portée symbolique de tout ce qui est dit dans cet évangile de Jean en particulier ! La TOB indique que la localisation de Salim est incertaine et que cette information concernant Aïnon est inconnue des trois autres évangiles : il nous faut donc entendre tout cela à un niveau plus profond. Aïnon – « les sources » en hébreu –, n’est-ce pas l’eau vive en abondance ? Et juste après, Jésus parlera à la samaritaine d’une eau vive intarissable. Ici, l’évangéliste nous dit : « il y avait aussi Jean qui baptisait à Aïnon près de Salim parce que là, les eaux sont abondantes » ; autrement dit, il y a assez d’eau pour lui et pour Jésus, si nous sommes sensibles au symbolisme de la source.

Tout cela est bien beau, chacun peut le comprendre. Mais comment trouver la paix au plus profond de soi quand on n’a pas eu son plein de cet amour qui valorise l’être indépendamment des actes et des performances ? J’ai envie de partager avec vous ce que j’ai vécu en préparant ce message : selon la pratique ancienne de la lectio divina, j’ai écouté le texte plusieurs fois et dans le silence je l’ai laissé descendre en moi. La petite phrase qui est venue me toucher, et je dirais même me donner sa plénitude, c’est : « là, les eaux sont abondantes ». Je l’ai répétée intérieurement bien des fois depuis, pour qu’elle fasse sa demeure en moi : « là, les eaux sont abondantes ».

Quand le vertige de la jalousie nous fait douter de la valeur infinie que Dieu donne à notre être, arrêtons-nous, fermons les yeux, répétons – comme une prière du cœur – jusqu’à l’apaisement : « là, les eaux sont abondantes » !

Maintenant, la réponse de Jean-Baptiste ne peut plus nous écraser : c’est que, dans un premier temps, il peut être déprimant d’être confronté à un modèle d’humilité, une personne tout à fait dépréoccupée de son ego. Maintenant, nous pouvons remarquer combien le langage de Jean est non-religieux et peut parler à tous, y compris aux non-croyants que nous sommes aussi parfois : les mots « baptiser, purification » ont complètement disparu ; il ne mentionne ni Dieu ni le Père ni le Seigneur, mais seulement « le Ciel », aujourd’hui on dirait la Transcendance ; il commence en parlant d’un « être humain » – « un être humain ne peut rien prendre qui ne lui ait été donné du Ciel », et il termine par une mini-parabole (sur un marié et l’ami du marié), donc une histoire de tous les jours. Nous donnerions cher pour être comme lui, assez stables à la place qui est la nôtre, dans notre identité et notre vocation propre, assez assurés d’exister tels que nous sommes… pour être capables de parler de manière aussi ouverte, accessible et accueillante à toute personne désireuse de grandir !

Quel est son secret ? Il est différencié de Jésus. C’est d’autant plus frappant que l’histoire commence par la plus grande confusion : même activité, même endroit, même population en demande de baptême, même vocation, apparemment… Mais quand on est dans le « même », on se compare. Lui n’en est plus là. Et la petite parabole vient à point nommé pour nous éclairer : quand nous sommes invités à un mariage, en tant qu’amis ou parenté (ici, du marié), nous acceptons très bien de ne pas être au centre de la fête. Pourquoi ? Parce que nous avons notre place - d’amie, de sœur, de père, de témoin, d’organisateur de la noce, etc. Nous n’avons pas le sentiment que le marié nous fait de l’ombre. « Les eaux sont abondantes », pour lui comme pour nous. Il y a de la joie pour tous les deux et cela ne se compare pas : pour chacun, elle est « pleine, complète ». « Cette joie est la mienne », dit Jean-Baptiste.

Nous voyons maintenant qu’être baptisé, c’est être différencié, mis à part : « Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi », dit-on de la part de Dieu au moment où l’on baptise un enfant ; tu es toi, unique devant moi, le Tout-Autre, ta place dans la grande Eglise est marquée à tout jamais, personne ne te la prendra même si tu t’en éloignes : « Vois, ton nom est écrit sur la paume de ma main ».

Dans la réponse de Jean, un seul mot appartient au langage religieux : le Christ – « moi je ne suis pas le Christ » – mais en araméen, dans la langue de Jean, c’est le Messie, c’est-à-dire celui qui vient nous libérer : « moi je ne suis pas le libérateur mais je suis envoyé devant lui ». Jean a été différencié, confirmé dans son identité indestructible pour pouvoir suivre son chemin propre, répondre à sa vocation personnelle, se laisser envoyer et accomplir ce qu’il avait à accomplir dans sa vie. Et là, nous pouvons aussi nous identifier à lui, devenir des « marcheurs devant le libérateur ». Quand la jalousie nous fait douter de notre existence, il est bon de nous recentrer sur ce à quoi nous sommes appelés : « qu’est-ce que Dieu me pousse à réaliser aujourd’hui ? Vers qui, vers quoi Il m’envoie – moi et personne d’autre ? De quelle manière Il m’envoie devant le libérateur ? »

Personnellement, j’aime bien l’idée qu’Il nous envoie « préparer le terrain ». Préparer le terrain pour que les autres s’ouvrent peu à peu, qu’ils entendent cette voix qui les entraîne vers leur libération, leur apaisement. Etre dans la joie quand les autres rencontrent ce Vivant qui les fait sortir de leurs prisons, de leurs tourments. Etre heureux de nous retirer, de nous mettre en retrait pour favoriser cette rencontre…

Mais voilà que Jean termine en disant : « Il faut qu’il grandisse et que moi je diminue ». On dirait qu’on retombe dans la comparaison : lui en haut et moi en bas ? Lui qui va occuper définitivement le terrain et moi contraint de fuir ou de « m’écraser » ? Belle peau de banane, si c’est cela ! Mais on peut entendre ce « il faut » autrement.

Ce pourrait être cette force irrépressible qui nous vient parfois du dedans, comme quand on dit « c’est plus fort que moi ». Comme dans la célèbre parabole de Luc quand le père dit, après le retour du fils cadet, « il fallait se réjouir » et faire la fête, cela s’est imposé à moi. Et ici, Jean dirait : quelque chose ou Quelqu’un me pousse de l’intérieur à lâcher mon ego, à laisser Jésus prendre sa place, à le laisser grandir, en moi aussi… et je sens bien que c’est le chemin de ma propre joie.

Cela ressemble à une naissance : la mère consent à ce que l’enfant grandisse en elle, puis hors d’elle ; elle consent ensuite à « diminuer » peu à peu dans son rôle de mère, elle se réjouit qu’il trouve sa place – « il faut qu’il grandisse et que moi je diminue ».

Nous sommes au début de la vie publique de Jésus. Il vient de parler longuement avec Nicodème, un notable juif parmi les autorités religieuses, membre du Sanhédrin, le tribunal juif – bref un homme en haut de l’échelle sociale. Et juste après notre récit, il aura tout un dialogue avec une samaritaine, membre d’un peuple méprisé par les Juifs, vivant elle-même en concubinage après avoir eu cinq maris – en somme une femme en bas de l’échelle sociale. Eh bien, entre les deux, que fait notre texte ? Il conteste le principe même d’une échelle sociale ! Il nous donne de l’énergie, à nous qui aspirons à sortir de la comparaison pour goûter la joie d’être bénis tels que nous sommes, irremplaçables. Puissions-nous – au long de cette année qui s’ouvre devant nous – revenir régulièrement à ce lieu-dit qu’on appelle Aïnon, « les sources », et y entendre, comme un murmure sans fin : « là, les eaux sont abondantes » !

Détails

Avec la participation de
Bertrand Pellet et le pasteur David Freymond
Orgue
Musique
Caroline de Rham, piano et Delphine Zarb, violon