Où il est question du dieu de la consommation

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Écouter le culte :

Savez-vous quelle est la religion la plus pratiquée dans le monde occidental ? C'est la « Religion de la consommation ». Consommer vous donnera le bonheur et fera de votre vie un vrai paradis. « Je consomme, donc je suis. » Et si j'arrête de consommer, c'est que je suis mort. Et tous les jours, on vous invite, à grand renfort de publicité, à pratiquer cette religion; on vous attire par toutes sortes d'offres qui n'ont qu'un seul but : vous faire venir et acheter. C'est la fièvre acheteuse.
Les supermarchés sont les cathédrales modernes où chaque pratiquant, porté par une musique liturgique et quelques annonces ciblées des prêtres, pratique sa religion dans la joie et fort de la promesse d'un bonheur immédiat et complet.
D'ailleurs, pour se rassurer sur la ferveur des adeptes de cette religion, on parle de la « confiance des ménages ». Malheur à nous si celle-ci se met à baisser. On nous promet alors quasiment l'enfer. Mais vous savez, le mot « confiance », ça vient d'un mot latin « fides », qui signifie aussi la foi ! Si j'ai la foi, alors je consomme. Si je perds la foi, alors je consomme moins! Et là, c'est grave.
Il faut le reconnaître, cette religion est partout et nous la pratiquons toutes et tous par moment, quand notre consommation devient frénétique ou que nous sentons que notre bonheur sur cette terre en dépend. C'est aussi ce qu'on essaie de nous faire croire ! Dans ce cas nous servons un Dieu très actuel, aussi exigeant qu'il est répandu : le dieu Marché. Le Marché conduit toutes choses, le Marché a ses lois propres auxquelles l'humain doit se plier, sans quoi, c'est encore une fois l'enfer sur terre, assurément !

Pourtant, ces derniers temps et depuis quelques années déjà, le Dieu marché a les pieds fragiles et sa statue commence à se fissurer. Avec son corollaire: la foi des ménages est en baisse. Un peu comme ce pauvre Dagon dans le temple d'Ashdod. Une sale histoire. Cette statue construite de main d'homme, ce dieu vénéré par tout un peuple, a une tendance fatale à se casser la figure à répétition.
D'un certain point de vue, ce récit du premier livre de Samuel est plein d'humour. Quand le dieu s'est cassé la figure une première fois, ses prêtres le réparent comme ils peuvent, le ressoudent et le revissent, le rafistolent avant de le remettre en place. Acte un peu dérisoire et pas mal désespéré. Cela me fait penser à quelques récentes gesticulations gouvernementales en Europe pour rafistoler ce qui est en train de se casser la figure, ou pour sauver ce qui est « too big to fail », trop gros pour faire faillite.
Notre récit est donc d'une actualité brûlante quand il se moque gentiment mais fermement des pseudo-dieux que l'humain tente de se construire. Ou plutôt, il nous invite à regarder les choses avec un regard qui sait décaper et discerner le dessous des choses.
Il devient aujourd'hui urgent de prendre une certaine distance et de regarder les mécanismes complètement fous mis en place par l'homo economicus. Je crois que la foi chrétienne nous aide à décaper et à guigner derrière le décor joliment peint et décoré qu'on nous agite sous les yeux pour nous rassurer et nous endormir. Au secours Dieu, reviens ! La foi comme une solution!
Bien sûr, on dit souvent que les gens croient moins qu'avant et que la foi religieuse est en baisse, quand on n'essaie pas de la combattre pour la supprimer. Combattre la croyance, supprimer les références à la foi religieuse ? Bien sûr, on peut le faire. Mais l'illusion consiste à croire qu'on se débarrasserait ainsi de la foi et de la croyance en général.
Supprimer toute croyance, on ne le peut pas, car un nouveau Dagon est toujours là pour remplacer la foi religieuse précédente. Enlever les crucifix des écoles ? On peut le faire, mais je crois que la place ne restera pas vide très longtemps. L'illusion est de croire qu'on a gagné un espace vide, synonyme de liberté retrouvée. Mais un Dagon vient immédiatement occuper l'espace laissé vide. Qu'est-ce qui remplace les crucifix dans les écoles ? Les marques peut-être ! Justement pour apprendre à nos enfants comment pratiquer la religion la plus répandue en Occident : la religion de la consommation. Et nous y revoilà !
Tel est le mécanisme: on croit chasser Dieu de la société, et on se retrouve avec un Dieu pire, plus borné et plus dur que celui qu'on voulait éradiquer ! Le récit du premier livre de Samuel est donc vraiment d'une actualité brûlante. Pourtant, il ne faudrait pas penser que les croyants que nous sommes sont épargnés par le culte de Dagon. Se moquer des autres, et de leur dieu de pacotille, c'est bien, mais se regarder soi-même, c'est mieux. Histoire de paille et de poutre !
Il est trop facile de désigner à l'extérieur ceux qui se trompent, en se mettant du même coup dans le camp de ceux qui ont tout compris et qui peuvent donner des leçons ! Alors peut-être faut-il faire un pas de plus et se demander s'il n'y a pas une manière de croire en Dieu qui ferait de notre Dieu un Dagon aux pieds fragiles !
Examinons comment ça se passe. Existe-t-il un Dagon chrétien ? Peut-être bien, après tout. C'est un Dieu construit de main d'homme, de main de croyant, et comme disait Gilles, « Un bon Dieu à notre mesure ». Un Dieu que nous contrôlons, un Dieu qui a le bon goût de penser comme nous ! Un Dieu qui ne nous surprend plus depuis longtemps. Un Dagon bien chrétien !
Mais Dagon n'est pas le seul dieu de nos existences, heureusement ! D'un autre côté en effet, il y a aussi le Dieu de notre vie, celui auquel nous nous confions et qui donne un sens profond à nos existences. Un Dieu qui nous porte et fait de notre chemin de vie un lieu très intense et fort. Un Dieu qui ressemble à celui de l'Arche.
En somme, peut-être que nous ressemblons nous-mêmes au temple d'Ashdod, avec son dieu fait de main d'homme et son dieu de l'alliance, qui cohabitent tant bien que mal et plutôt mal que bien. Le temple d'Ashdod, c'est nous, c'est notre monde intérieur quand il est divisé. Un monde où Deux dieux cohabitent. D'un côté un Dieu soutenu par ses habitants, connu et maîtrisé, cette statue de ce dieu que nous nous faisons nous-mêmes, à notre mesure. Et de l'autre côté, un Dieu, à l'image de l'Arche de l'alliance, pas forcément désiré, car celui-ci nous bouscule ; il n'y a qu'à voir le chenis qu'il met dans le temple d'Ashdod ! C'est un Dieu autonome, qui n'a pas besoin qu'on le rafistole, parce qu'il a sa force en lui-même, au point même qu'il nous fait parfois un peu peur. Un Dieu qui vibre fort !
Dans le temple d'Ashdod, c'est-à-dire à l'intérieur de nous, il y a ce dieu Dagon, le Dieu prévisible et tenu en laisse et il y a le Dieu de l'Arche, un peu ingérable, un Dieu qui fait irruption et dont la présence provoque et bouscule. Le Dieu de l'Arche apporte quelque chose de la vérité et de la lucidité, qui n'est jamais tout à fait confortable. Le Dieu de l'Arche a un côté incontrôlable, il a un côté effrayant aussi, parce qu'il vient nous toucher aux vrais endroits, là où ça fait mal parfois, là où ça nous oblige à aller plus loin. Et notre cœur balance alors entre les deux attitudes.

Comme le dit le verset de l'évangile de Jean lu tout à l'heure : « Quand tu étais jeune, tu allais où tu voulais. Quand tu seras vieux, un autre te conduira là où tu ne veux pas. » Ce verset parle, je crois, de la découverte progressive que nous avons à faire de ce Dieu qui nous conduit dans des endroits de plus en plus profonds, de plus en plus vrais, mais là où on ne voulait pas forcément aller, parce que ça secoue. Notre chemin de vie, je le crois, c'est l'accueil progressif de ce Dieu imprévisible et surprenant, lui qui finit en effet toujours par nous approfondir.
Ce Dieu auquel on fait face quand par exemple on vous annonce une maladie grave ou un accident. Face à des épreuves difficiles de la vie, tous nos Dagons s'écroulent. Et seul peut subsister le Dieu de l'Arche, assez puisant pour tenir la maison quand ça secoue. Et nous aider à découvrir de nouveaux chemins, de nouvelles ouvertures. Et nous aider à traverser ces défis difficiles. En somme, la vie se charge toujours de décaper notre foi. La vraie vie, ça secoue toujours ! Et Dieu nous conduit à travers tout cela pour nous inviter à approfondir notre foi.
Les habitants d'Ashdod sont tellement bousculés, secoués par l'Arche, qu'ils font à leurs autorités une demande qui finalement est empreinte d'une grande sagesse spirituelle : « Cette Arche, doit retourner là où elle doit être! » Il y a un lieu naturel qui est fait pour recevoir le vrai Dieu car il y est chez lui. Ce « là où il doit être », c'est ce lieu intérieur au cœur de nous-mêmes où l'arche doit être déposée. Là, nous ne sommes plus ballottés, divisés. Et là, sa puissance peut se déployer de manière plus intense et plus radicale : ce lieu, c'est celui dont nous parle Matthieu, cette chambre secrète, cette sorte de crypte à l'intérieur de nos vies; je veux parler du cœur profond.
Ce lieu le plus intime, le plus palpitant, là où tout vibre au fond de nous, ce lieu où tout s'enracine. Ce lieu où Dieu parle directement, où il est parfois imprévisible. Là où Dieu agit pour nous conduire dans des lieux qu'on ne voulait pas forcément visiter. Mais ce sont des lieux où se trouve la vie authentique. Et ceux-là, il nous faut les visiter, les traverser. Dans la vie, on ne peut pas faire autrement.
Le cœur est le temple où Dieu doit être et où s'éprouvent des moments pleins de vie, jaillissants, parfois provocants, mais incitant toujours à plus de vie et plus de profondeur. Comme s'il fallait se laisser petit à petit décaper par Dieu, jusqu'à toucher cette profondeur du cœur. Car c'est là, au plus profond, que tout se joue.
On pourrait donc suivre le parcours de cette arche, symbolisant la présence de Dieu en nous: elle se tient dans le temple d'Ashdod, lieu de la division, de notre division intérieure ; ensuite, elle doit aller jusque vers le lieu où elle doit être, le cœur, un lieu où nous ne sommes plus divisés, mais unifiés.
Et je crois que tout ce que nous faisons devrait s'enraciner en ce lieu. Tous nos engagements de vie trouvent là leurs racines. Alors je sais qui je suis. Je n'ai pas besoin de consommer pour être quelqu'un. Je peux consommer, mais sans en faire une religion, sans que ma vie et mon bonheur en dépendent, parce que je sais profondément qui je suis. Je n'ai plus besoin de ces béquilles qui ressemblent à des Dagons rafistolés. Je tiens debout parce que je suis habité et porté par cet élan de vie profonde qu'on appelle Dieu.
Alors, plongé dans le monde qui est le nôtre, je peux dire chaque jour, et c'est ma prière: « Dieu, reviens ! »
Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Sylvain Junker
Musique