Légéreté

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Tout ça n'est pas bien sérieux ! Franchement ! On trouve vraiment dans la Bible des récits bizarres, vous ne trouvez pas ? Tenez, ce qu'on vient d'entendre : une histoire de gaspillage d'un parfum très cher, une histoire de jouissance dans le boire et le manger, et cette affaire complètement folle des deux espions du très convenable patriarche Josué, accueillis et cachés par une prostituée. Tout ça n'est vraiment pas très sérieux ! Ces histoires prennent toute la solennité biblique vraiment trop à la légère; et en plus, elles sont moralement douteuses!
D'ailleurs, quand on y pense, l'histoire des deux espions de Jéricho ferait un scénario excellent pour une opérette d'Offenbach. Le récit en a le côté un peu farfelu, cocasse, avec un brin d'invraisemblance. Deux espions du peuple élu qui vont passer la nuit chez une prostituée bien connue de la ville, Rahab, et qui trouvent cachette sur la terrasse au milieu des pots de fleurs, tandis que la prostituée profère un pieux mensonge. Sans oublier leur évasion rocambolesque de passe-murailles, à l'aide d'une corde, par la fenêtre, au nez et à la barbe des soldats. Il n'y manque que le mariage final entre Rahab et un des espions ! Un rien de plus, crénom de sort, et on verrait Rahab apparaître au balcon et se lancer dans un grand air de contralto inspiré.
En plus, ce rôle féminin se présente comme Offenbach les adorait : une femme courageuse, pleine de tempérament, qui n'a pas peur de braver les pouvoirs établis, et qui ne sert rien moins, en fin de compte, que l'histoire du salut. Dans l'évangile, Rahab la prostituée figure dans les premières lignes de l'ascendance du Christ, en tout bien tout honneur ! Sous ses apparences de femme légère, c'est quelque chose de beaucoup plus profond et de sérieux qui transparaît dans son attitude.

La femme qui brise le flacon précieux pour en offrir le contenu à Jésus commet, elle aussi, un acte qui fait jaser, et ne craint pas de passer pour une irresponsable. Et celle avec qui l'Ecclésiaste est invité à jouir de la vie aurait certainement elle aussi son mot à dire sur la question !
C'est comme ça, on n'y peut rien : il y a dans la Bible des histoires légères et des récits aux apparences fort peu sérieuses. Et je vais vous dire une chose: moi, j'en suis ravi ! Ravi que sous cette chape de docte sérieux, quelques grammes de légèreté ou d'incongruité passent comme en contrebande et viennent nous dire autre chose de la foi.
Et c'est comme une petite voix qui nous fredonne une chanson plus légère, qui semble parfois futile, mais ô combien nécessaire. C'est la voix de l'Ecclésiaste, qui devait d'ailleurs avoir quelques origines du côté de St-Saphorin : " Mange ton pain avec plaisir, et bois ton vin d'un cœur joyeux, car Dieu a déjà approuvé tes actions. "

Bien sûr, en écoutant toutes ces invitations à profiter de la vie et à jouir de ce qui est beau, il y a en nous une autre voix qui ne tarde pas à se lever, et qui ressemble à celle des disciples. Quel gaspillage ! Ces comportements sont inadmissibles. N'oublions pas le sérieux de l'existence, et consacrons-nous à toutes les tâches convenables et vraiment utiles, car le futile n'est que distraction et perte de temps. On reconnaît là toute une tradition bien protestante dans ce pays, quand ce n'est pas une tradition de nos familles.
La réaction des disciples nous paraît logique, bien sûr, pleine d'un solide bon sens. La vie a ses devoirs et ses priorités, on n'y coupe pas. Vivre d'amour et d'eau fraîche et s'offrir des parfums précieux, on ne va pas loin dans la vie de cette manière. Il faut avoir les pieds sur terre. Ce parfum, c'est avant tout une certaine somme d'argent et une étiquette de prix avec un code-barres.

Mais le calcul et l'économie des biens, même dans le but louable d'en redistribuer aux pauvres, n'est pas le seul comportement admissible ou possible devant ce que nous offre la vie. Il y en a d'autres.
Il n'y a pas que l'utilité et le service qui nous parlent. Le langage de la beauté en est un aussi, que le Christ rappelle, et qu'il défend même : " Laissez-la tranquille. Pourquoi lui faites-vous de la peine ? Ce qu'elle a accompli pour moi est beau. " Une belle manière d'apprécier la vie et de vivre quelque chose de la gratuité de l'amour. L'amour n'est pas une opération rentable, il ne dégage pas de bénéfice; on n'investit pas dans l'amour, ou alors à fonds perdu; il ne vous donne pas droit à des bons du Trésor !
La beauté aussi est affaire de gratuité, celle d'une oeuvre d'art ou celle du monde. Elle nous rappelle toujours que l'univers n'est pas seulement voué à l'utilité, à la rentabilité, comme notre vie n'est pas uniquement destinée à " servir à quelque chose ".
Le cocasse, l'amusant ou le futile parfois se font porteurs des valeurs les plus profondes de la vie. Alors le gaspillage devient message d'espérance, la bonne chair et le bon vin se font appel à la joie simple. L'intrigue et l'incongru deviennent chemins de Dieu.

En somme, Dieu utilise souvent les manières les plus surprenantes ou détournées pour nous mettre en contact avec le cœur de la vie et de la foi. Car notre foi se nourrit aussi de fête, de légèreté, et de plaisirs gratuits.
Et même, le cocasse ou le futile n'empêche pas qu'on parle d'affaires sérieuses. Au contraire ! Car à force d'être sérieux, on court le risque de devenir ennuyeux, triste, ou fermé. Et parfois, la légèreté est ce qui nous permet justement de sortir de nos enfermements ou de nos oppressions. La légèreté comme une ruse, un expédient pour trouver la porte de sortie ou la solution d'un problème pesant.
Ainsi l'histoire de Rahab la prostituée qui cache les émissaires de Josué est tout ce qu'il y a de plus sérieux, car l'enjeu est celui du pouvoir sur la ville. Il est question d'affrontement politique et militaire pour la possession de cette cité. Et c'est sur ce fond dramatique que les péripéties de la rencontre avec les deux espions donnent ce ton plus léger. L'issue de la bataille de Jéricho passe par une cachette dans les pots de fleurs et une ruse de Sioux !

Dans notre vie aussi, comme dans notre monde, les circonstances peuvent être douloureuses, difficiles, écrasantes. Et il n'est pas de semaine sans une nouvelle catastrophe, sans un nouvel enlèvement. Chaque jour nous apporte son lot de tueries ou de violences.
Rien de tout cela n'est oublié. Au contraire. C'est devant nos difficultés ou notre sentiment d'oppression que la légèreté ou la beauté deviennent des portes de sortie. La ruse devient le meilleur moyen de résistance. La bonne chair nous rappelle que notre vie se joue toujours dans l'ici et le maintenant. Cette manière de jouir de la vie, cet amour et cette légèreté dans la joie de vivre n'ont rien à voir avec l'attitude mécanique du consommateur décérébré et manipulé que nous sommes trop souvent, programmé pour une vie où réfléchir est la pire des choses.
Je parle de cette légèreté qui nous rapproche de nous-mêmes et qui nous redit que la vie est précieuse et belle. Je parle de ces plaisirs simples qui nous amènent à prendre distance face à ce qu'on essaie de nous faire avaler chaque jour.

Tout cela est en somme une invitation à goûter la légèreté, la beauté de l'existence même au cœur des temps les plus difficiles à vivre. " En toutes circonstances, mets des vêtements de fête, et n'oublie jamais de parfumer ton visage. ", ce que la femme a fait par amour pour Jésus, fais-le par amour pour toi-même. Poser sur les êtres et les choses ce regard qui fait advenir la beauté, qui la cherche et qui la montre. Voilà ce à quoi nous sommes nous aussi appelés.
La foi, c'est aussi cela : non pas de belles idées, mais une expérience. Celle de la qualité du regard qui sait voir la beauté qui est cœur des choses et des gens. La voir malgré le masque qui la ternit, malgré la grisaille du quotidien, les fatigues et les déceptions.
La vie continue, avec ses fragilités et ses limites, avec ses joies et ses bonheurs. La vie est là, devant nous, offrant sa paix et sa beauté à qui saura les voir. Il y a là un message d'espoir et comme une invitation à la joie, à l'espérance et à la légèreté. Et pour ça, Offenbach est un maître, pas si éloigné que l'on croit des auteurs bibliques !
Ainsi, je conclus avec l'Ecclésiaste : " Voici la conclusion que j'en tire : le mieux pour l'être humain est de manger, de boire et de profiter des résultats de son travail pendant la durée de vie que Dieu lui donne. Car c'est la part qui lui revient. " Sur ce chemin-là, que Dieu nous accompagne.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Peter Braganza
Musique
Choeur Mixte de Rivaz-St Saphorin, direction Christian Baur