Ne rien risquer c'est tout perdre

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Écouter le culte :

Depuis tout petit, quand j'entendais cette histoire des pièces d'argent, un détail me frappait. Pas un détail important et pourtant. Dans cette parabole Jésus révèle l'existence de banques en Palestine au premier siècle de notre ère ! Moi qui pensais que ce genre d'institution ne devait souffler que 200 bougies au maximum. Et non ! A l'époque de Jésus il y avait déjà des banques en Palestine ! Elles étaient assez sûres pour qu'on y confie son argent et elles devaient l'investir puisqu'on y touchait un intérêt.
A croire que déjà à l'époque de Jésus on était confronté à l'inflation, au placement d'argent, à la spéculation. Comme aujourd'hui ils étaient des sujets de discussions et Jésus en fait le décor de la parabole que nous venons d'écouter. Et je dois vous avouer une chose : Après ce qui s'est passé ces dernières années je comprends un peu mieux l'homme qui a enterré la pièce d'argent qu'il a reçue. Quand l'avenir est incertain, quand les banques elles-mêmes vacillent, quand on entend parler de faillites, de pertes, de dettes, quoi de plus sûr qu'un trou dans la terre. Notez : c'est même plus astucieux que de mettre ses billets sous le matelas. Au chaud, bien nichés dans le humus du sol mouillé, dans un endroit que nous seuls connaissons, notre argent est à l'abri de tout imprévu.
A plus forte raison s'il ne s'agit pas de notre propre argent, mais de l'argent qui nous a été confié, par un maître exigeant de surcroît. Notre pauvre serviteur : quelle dévotion, quel respect, quel honnêteté vis-à-vis de son maître ! Il ne profite pas de l'argent confié. Il utilise toute son intelligence et tout son savoir pour que rien n'arrive à la fortune de son maître. Pourquoi le maître ne le loue-t-il pas ? Pourquoi est-ce qu’il le punit ?

Le troisième serviteur est le seul qui a montré du respect pour la fortune qui lui a été confiée. Pendant que je me pose ces questions la pensée des deux autres serviteurs ne cesse de me hanter. Je ne devrais pas me soucier d'eux. L'histoire s'intéresse surtout à celui qui a enterré l'argent pour le protéger. Et pourtant une curiosité malsaine me titille: d'où vient tout cet argent qu'ils ont gagné? Dans l'espace d'une absence ils ont doublé leur gain.
Je pense qu'à l'époque de Jésus il ne devait pas être plus facile qu'aujourd'hui de faire profiter autant son argent. Et je pense que déjà à l'époque de Jésus on gagnait en fonction des risques qu'on était prêt à prendre. Et à l'époque de Jésus déjà c’était jugé immoral de risquer l'argent d'un autre. Or les premiers deux serviteurs reçoivent les éloges alors qu'ils ont probablement spéculé et pris de gros risques avec l'argent de leur maître.
C'est pas juste ! De qui se moque-t-on ? Pourquoi le maître leur fait des éloges ? C'est pas moral ça ! Et si au lieu de gagner ils avaient tout perdu ? Au fond c'est une possibilité qu'il faut toujours tenir en considération. Quand on risque on peut aussi perdre. Jésus nous parle de deux serviteurs qui ont risqué et qui ont gagné et d'un serviteur qui n'a pas risqué et a tout perdu. Pourquoi ne parlerait-il pas aussi d'un serviteur qui aurait risqué et tout perdu?
Il avait trois serviteurs à disposition, pourquoi en faire gagner deux, pourquoi ne pas en réserver un pour un troisième aboutissement probable ? Cette parabole suscite tellement de questions que je me demande si Jésus l'a racontée pour nous enseigner quelque chose ou pour nous faire réfléchir.
Ce qui est promis aux deux premiers serviteurs nous laisse entrevoir qu'il s'agit ici de quelque chose de plus important que de l'argent. Peut-être nous devrions changer de perspective pour mieux goûter la profondeur de cette brève histoire.

Parce que l'argent nous permet d'entrer en relation avec d'autres êtres humains, parce que l'argent nous permet d'échanger des biens, parce qu'il nous donne l'illusion que notre avenir est assuré si nous le possédons, parce que le risque de le perdre nous hante, parce qu'il nous donne du pouvoir, parce qu'il nous donne la joie d'un instant, parce qu'il est la cause de beaucoup de soucis, parce qu'il nous échappe, l'argent ressemble à notre vie et notre relation à l'argent révèle ce qui se cache au fond de notre cœur.
Et c'est pourquoi Jésus s'inspire du monde de la finance pour sa parabole. Ce monde est le décor idéal pour mettre à nu le cœur humain et aussi lui permettre de changer. Évidemment Jésus ne s'intéresse pas à nos stratégies de placement, il s'interroge plutôt sur nos choix de vie. Parce qu'il paraît que vivre c'est un peu comme placer de l'argent : vivre c'est un métier à risque.
Malheureusement – ou heureusement – ce qui nous attend nous ne le connaissons pas. Chaque choix dans notre vie nous réserve de bonnes et de mauvaises surprises. Et hélas, c'est peut-être pas juste mais même quand nous ne choisissons pas, des conséquences nous attendent. Ce qui est sûr c'est que chaque choix que nous faisons est un pas dans un terrain instable. Un pas dans l'inconnu. Et la tentation est grande d'essayer de rendre ce terrain plus stable et l'avenir plus prévisible.
Beaucoup de science est consacrée à éliminer les inconnus de l'existence. Nous pouvons prendre des précautions pour ne pas être surpris par l'avenir ou l'être le moins possible. Mais chaque précaution n'est-elle pas aussi une prison ? Et quand ces précautions se transforment en obsessions ne risquons-nous pas d'enterrer notre vie ? comme le troisième serviteur a enterré l'argent qui lui a été confié !

Imaginez-vous de pouvoir vous construire un immense château que vous ne quitterez jamais. Aux pieds de la porte des gardes armées contrôlent qui entre et qui sort. En principe seulement votre cuisinier et votre médecin ont droit de passage et toujours sous la haute surveillance de caméra que vous contrôlez vous-mêmes.
Et vous dedans, étendu sur le lit, vous évitez de le quitter de peur qu'il ne vous arrive quelque malheur, vous ne bougez que si c'est nécessaire, vous évitez les mouvements brusques, les nouvelles traumatisantes, vous vous nichez sous des couvertures qu'on a pris le soin de stériliser, vous vous nourrissez peu, pour que le processus de vieillissement soit ralenti et ainsi vous espérez pouvoir vivre jusqu'à 150 ans.
Si vous mesurez la qualité de la vie à sa longueur vous avez de bonnes chances de réussir, il est très probable que votre nom soit immortalisé dans le livre des Guinness. Vous pouvez aussi décider de vivre autrement mais c'est à vos risques. Vous pouvez quitter votre lit, sortir de votre château, prendre le chemin du village, parler avec les personnes que vous rencontrez, même les étrangers, entrer dans les magasins pour faire vos commissions.
Vous pouvez aller encore plus loin: vous pouvez décider de quitter votre village , prendre l'avion, visiter des contrées inconnues, de frapper à des portes étrangères, manger avec les gens de passage dont vous ne connaissez pas le nom, parler avec ceux qui pensent différemment que vous, connaître d'autres cultures, d'autres façons de penser.
Plus vous vous exposez, plus vous risquez; à la fin vous serez marqués par la vie, vous aurez des blessures, vous perdrez aussi peut-être quelque chose, peut-être tout. Mais vous ne resterez pas sans rien: il vous restera les histoires de ce que vous aurez vécues et vous pourrez les raconter à vos petits-enfants.
Et ce que vous aurez à raconter est la marque que le monde a laissé des traces dans votre existence et que peut-être votre existence a laissé des traces dans ce monde. Nous laissons des traces seulement quand nous apportons quelque chose de nouveau et nous apportons quelque chose de nouveau seulement quand nous risquons d'embrasser avec confiance cet avenir que nous ne maîtrisons pas. Je pense que Dieu se réjouit comme au premier jour de la création quand quelque chose de nouveau surgit dans ce monde.
Je pense que chaque changement offre à Dieu l'occasion de poursuivre et d'apporter plus de beauté à son oeuvre. J'oserai dire que même les mauvaises surprises sont une nouveauté qui rendent un récit de vie intéressant et enrichissent ce monde. L'important c'est de garder le courage et la confiance de continuer à affronter l'inconnu et à poursuivre.
C'est peut-être la raison pour laquelle il n'y a pas de perdants dans la parabole, il y a ceux qui gagnent et ceux qui ne gagnent pas, il y a seulement des attitudes sensées et des attitudes insensées face aux incertitudes de la vie. Les deux premiers serviteurs se présentent avec quelque chose de nouveau dans les mains et sont associés à l’œuvre du maître en vue d'un projet plus grand, le troisième ne présente que ce qui existait déjà, sans valeur ajoutée.
Dieu qui dans ce monde continue à créer et nous demande d'être ses collaborateurs, Dieu nous associe dans son oeuvre artistique et créatrice quand nous osons risquer et être ouverts au changement au lieu de le craindre. Mais ce n'est pas tout, par Jésus Dieu nous révèle aussi la direction où il a envie de faire tourner le monde. Cette parabole ne nous interroge pas seulement sur notre attitude à l'inconnu et notre capacité à prendre des risques. Jésus a un projet concret en tête, il a quelque chose de nouveau qu'il nous invite à risquer.

Pas chaque nouveauté est bonne. Il y a beaucoup de créativité qui est suggérée par la peur. Et il y a de l'imagination qui ferme ou lieu d'ouvrir. C'est pourquoi Jésus ne nous invite pas seulement à oser mais nous montre une direction. Matthieu nous raconte cette parabole au moment où il nous livre le dernier grand discours de Jésus. C'est une sorte de testament, il parle de la fin des temps et du commencement d'une nouvelle ère.
Cette nouvelle ère il l'appelle le Royaume des cieux. Pour le décrire il utilise deux paraboles, dont celle que nous avons entendue. Un maître confie des pièces d'argent à ses serviteurs. Et spontanément nous secouons la tête : Dieu nous aurait-il aussi confié des pièces de monnaie ? Peut-être et l'effigie qui se présente sur les pièces de monnaie que Dieu nous confie n'est pas celle de César, ni celle d'une nation quelconque mais celle du Royaume des cieux. Seulement cette effigie est vague, pas facilement reconnaissable. Il est difficile de décrire le royaume des cieux, plus difficile que de visualiser le règne de César.
Dans ce dernier discours de Jésus le Royaume des cieux est lié à la persévérance de cinq vierges sages, au courage d'oser de deux serviteurs, à l'attention que des gens auront porté sans le savoir aux plus faibles. Dans d'autres discours de Jésus il est lié à cette foi qui le voit surgir dans les situations les plus improbables ou à l'invitation à oser le pardon, à offrir l'autre joue à ceux qui nous frappent, à aimer nos ennemis.
Si le Dieu de Jésus était un Dieu qui voulait tout maîtriser, comme le troisième serviteur qui veut être sûr de ce que va devenir son argent, le royaume des cieux aurait des traits plus précis. Si Dieu tirait les ficelles de l'univers Jésus n'aurait pas eu besoin de paraboles pour parler du Royaume des cieux, il l'aurait décrit et nous aurait dit le jour et l'heure que Dieu aurait choisi pour l'établir.
Mais Dieu ressemble lui-même aux premiers deux serviteurs, il ne veut pas tout maîtriser, il n'impose pas, il ose, il propose. Il propose, il nous veut de la partie, il nous fait confiance et il risque. Il risque en nous faisant confiance, il risque son royaume, il risque son projet mais il risque parce qu'il pourrait gagner plus : non seulement notre obéissance, mais surtout notre amour.
Et pour cela il faut du temps et il faut du courage. Il faut du courage à Dieu, il le faut à nous aussi. Pardonner, offrir l'autre joue, aimer ses ennemis, ce n'est pas facile d'oser des comportements si audacieux dans ce monde. Celui qui est le plus armé, celui qui a le plus d'argent, celui qui sait mentir et manipuler a la meilleure partie dans ce monde. Il faut donc avoir le courage d'oser d'être différent.
Au cours de l'histoire des hommes et des femmes ont entendu l'invitation de Jésus d'oser le royaume des cieux et ont risqué. Certains ont été tués, d'autres ont été oubliés. Vaut-il vraiment la peine d'oser et de risquer de placer notre vie dans la monnaie que Jésus nous tend ? 2'000 ans après qu'il nous a parlé du Royaume et qu'il nous a invité à l'accueillir, rien ne semble avoir changé. Guerres, escroqueries, mensonges ont toujours la main haute. Et pourtant que serait ce monde et que serait notre image de l'être humain sans des êtres qui ont risqué le même pari de Jésus, sans des êtres comme Martin Luther King, mère Térésa ou François d'Assise ?
Et qu'est-ce qui est en train de détruire ce monde sinon notre besoin de maîtriser. Notre peur de l'autre, notre peur du manque, notre peur de notre faiblesse sont en train d'enterrer ce monde dans la violence, le mensonge et l'avarice. Risquer la paix, risquer l'amour, risquer le pardon paraissent aujourd'hui comme à l'époque de Jésus des paris impossibles, des paris très risqués, mais peut-être aujourd'hui, plus qu'à l'époque de Jésus, ce sont les seuls paris qui nous feront gagner quelque chose.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Walter Huber
Musique
Attention droit d'auteur/ Nicole Sandoz flute /Hélène Blanchoud Clarinette /Chorale direction Christine Berger (15 env.)