A quel genre de fous ressemblons-nous ?

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Introduction
Frères et sœurs en Christ, chères auditrices, chers auditeurs,
Cette histoire de fou guéri par Jésus au pays des Géraséniens, pour appeler les choses par leur nom, est une véritable histoire de fous! Une incroyable histoire de fous, à l'image de la folie des humains.
1) Fou d'abord, le fou : cet homme malade, errant, menaçant, indompté, vociférant, torturé, possédé.
2) Fou ensuite, l'esprit démoniaque : cet esprit affolé par la présence de Jésus « Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut ? » Un esprit multiple qui entre dans ces 2000 porcs qui, devenus fous, se précipitent dans la mer et se noient.
3) Fous, les gens, le commun des mortels, des fous vraiment pour qui la peur de la guérison est plus forte que la peur de la maladie ; ils supplient Jésus de s'éloigner.
4) Fou encore le fou guéri, l’ex-fou devenu fou de Dieu, renvoyé dans notre monde de fous. « Et tous étaient dans l'étonnement… », conclut le texte. Et nous maintenant, à l’écoute de ce récit, auxquels des auteurs de cette histoire de fous ressemblons-nous?

1) Le fou
Fou d'abord le fou. Un homme possédé d’un esprit impur, un fou à lier ? Pire il est impossible de le maîtriser. En lui la Légion des folies, la multitude des folies, toutes les folies. En lui la possession certes, les démons, mais aussi toute une panoplie de maladies mentales, de psychoses, la schizophrénie. En lui toutes les passions, toutes les rages, toutes les dépressions, toutes les frustrations, toutes les bassesses, toutes les grandeurs, toutes les libertés, toutes les dominations, toutes les angoisses, toutes les agressions, toutes les peurs, tous les contresens.
En lui tout cela, comme en nous tout cela parfois ! Une espèce d’instinct de survie persiste cependant en cet homme détruit. Il sort de ses sépulcres, vient au-devant de Jésus. Il quitte le tombeau de sa vie de folie pour faire face à un potentiel guérisseur. Le refus de toute guérison persiste pourtant en lui : « Que me veux-tu Jésus, ne me tourmente pas. »
Folie totale, peur, instabilité, angoisse, résistance, la folie produit l’incohérence.
Dans le même temps, il refuse son état, refuse sa maladie, mais refuse d’être dévoilé, d'être identifié : « Nous sommes nombreux », les esprits de folie refusent de s'en aller, d’être envoyés « hors du pays », vers l’inconnu. Comme souvent il y a désir de guérison, mais en même temps refus du changement, de la modification, de la transformation, de l'évolution, de l'innovation, de la conversion, bref refus de la normalité.

2) La guérison
« Qu'y a-t-il entre moi et toi, Jésus ? » Que me veux-tu ? Concerné par la souffrance humaine, Jésus est disponible pour les malheureux où qu’ils soient et quels qu’ils soient. Confronté ici à ce fou, Jésus agit. Il est un guérisseur, il guérit. Il est un guérisseur, pas un simple faiseur de miracles. Le miracle tient à la manière dont on considère, dont on comprend la guérison.
L’idée de la guérison, son rôle, ses méthodes, évolue en effet au cours des siècles, suivant les régions, selon les cultures. Relativement au christianisme, les Évangiles relatent 26 cas de guérisons individuelles opérées par Jésus. Les Évangiles parlent 4 fois des activités thérapeutiques de Jésus, d’une manière générale. À 5 reprises Jésus transmet des instructions et fait des promesses aux disciples et aux croyants.
Les Actes des Apôtres citent 9 cas de guérisons individuelles et 7 cas de guérisons collectives. Les Églises ensuite, à travers les siècles, ont eu des attitudes différentes vis-à-vis des guérisons qui furent souvent perçues comme des miracles. Dès le 4e siècle l’exercice du don de guérison va en diminuant. À partir du 12e siècle on a tendance à considérer la maladie comme une participation aux souffrances du Christ. Les Églises cherchent à consoler les malades, à les assister à l’approche de la mort, sans forcément chercher à les guérir. Au 17e siècle on appelle le malade à la résignation. Vers le 18e siècle on reparle de guérison par la prière et la foi.
Enfin au 20e siècle c’est le mouvement pentecôtiste qui remet en valeur l’idée du don de guérison. Jésus guérisseur avait, lui, il est vrai, une manière originale d’aborder le monde de la souffrance et de la maladie. Pour guérir il dialogue, ordonne, accomplit des gestes, touche, entre en contact avec le malade, le possédé, le souffrant, concrètement, physiquement. Le contact avec le fou est direct, immédiat.
Pour guérir, Jésus utilise les ressources de la nature, du monde environnant, ou la prière, immédiatement. Il ne fait appel à aucun expert. Il n’attend pas les résultats des examens de laboratoire. Il concentre son attention sur le malade, n’évite ni le contact physique, ni la confrontation. Pour guérir le patient, il agit sur son être tout entier. Jésus démontre qu’il ne suffit pas de guérir le corps, mais qu’il faut également guérir l’être tout entier.
Cette manière d’être avec le malade par le geste, d’user de la parole a une importance capitale pour traiter la maladie à la source, en d’autres termes pour éliminer les raisons qui engendrent la maladie, notamment les aspects psychosomatiques. Mais revenons à ces esprits démoniaques qui hantent notre fou. Jésus ordonne : « Sors de cet homme, esprit impur !» Les esprits impurs sortent de l’homme, entrent dans des pourceaux, qui devenus fous, se précipitent dans la mer. Les démons impurs passent dans les porcs, considérés par la tradition juive comme étant impurs. Les cochons affolés se précipitent dans l’eau, l’eau qui purifie les impuretés. Les cochons se noient. Ça fait 2000 morts. L’homme, lui, est guéri. Il est sauvé. Le voilà assis, vêtu et dans son bon sens. Normal quoi. Normal comme vous et moi. En tous les cas, normal, comme nous souhaitons tous l’être, vous et moi, n'est-ce pas ?

3) Etre sauvé rend-il fou ?
Le fou est guéri. Il est désormais normal. On devrait fêter ça ! Les Géraséniens de cette histoire, ces gens qui avaient tant fait pour ce pauvre malade, qui avaient tentés de l’attacher pour lui éviter de se blesser ou d’agresser les autres, ces Géraséniens, ils devraient se réjouir.
Non ! « Ils furent saisis de crainte. ». « Ils se mirent à supplier Jésus de s'éloigner de leur territoire. » Imaginez, des gens si aveugles et si stupides qu'ils demandent à Jésus de partir. Ce n’est pas normal ! Supplier un guérisseur si efficace de s’en aller ! Des fous, ces Géraséniens !
Des fous oui, mais des fous qui nous ressemblent tellement. « Ne viens pas nous déranger, avant le temps du moins. » C'est en ces termes que le Grand Inquisiteur de Dostoïevski s'adresse au Christ, qu'il a fait emprisonner. Jésus-Christ, on s'occupe de tout, nous sommes des gens raisonnables, nous savons prendre nos responsabilités, n'est-ce pas là, si souvent, notre manière de penser ?
« Jésus, on sait comment s’organiser, ne vient pas nous déranger. On n’a pas le temps. Pas maintenant en tous les cas. » Un discours ressemblant à celui du Grand Inquisiteur de Dostoïevski.
« Jésus-Christ, avec tes guérisons, ta miséricorde, tes béatitudes, ton amour pour le prochain, tu risques de tout bouleverser, ça ne va pas. » N'est-ce pas là, si souvent, notre réaction ? Pauvres fous que nous sommes, nous tentons de préserver nos fragiles équilibres. Et plus nos équilibres sont précaires, plus nous nous y accrochons. Plus nos convictions sont chancelantes, plus nous estimons devoir les préserver. Nos refus sont personnels comme l’homme fou qui conjure Jésus de ne pas le tourmenter. Nos refus sont collectifs comme les Géraséniens qui supplient Jésus de quitter leur territoire.
« Jésus ne viens pas nous déranger, on assure ! » Ainsi en va-t-il de tant de choses folles auxquelles il ne faut surtout pas toucher. Frustrations, déceptions enfouies en nous et que l'on veut oublier. Équilibres familiaux basés sur des non-dits. On refuse de se poser des questions.
Principes économiques plus sacrés que tout ce qu’il y a de plus sacrés, par exemple le sacro-saint profit ! On assure. À coups de centaines de milliards, on rétablit de fragiles équilibres. Et il y a tant d’autres problèmes de société qu'il vaut mieux ne pas mentionner. Vouloir mettre les choses dans leur bon sens, est-ce que c’est très populaire auprès des électeurs ? Mieux vaut ne rien bouleverser. Pauvres Géraséniens que nous sommes, pauvres fous !

4) Encore fou l’ex-fou ?
Dans ces circonstances on comprend le souhait du fou-guéri de tout plaquer et de s'en aller avec Jésus. Rester avec ces fous, lui l'ex-fou, non merci. Mais Jésus ne lui permet pas de le suivre : « Va dans ta maison ! » Il y a quoi redevenir fou !
« Mon fils, dans ce monde, chacun est fou. Les uns sont fous d'argent, d'autres le sont des créatures, d'autres de luxe ou de renommée. Vous, vous êtes fou de Dieu. » disait Bhairavi Brahmani s'adressant à Râmakrishna. Finalement c'est exactement ce que devient le fou-guéri de notre histoire, il devient un fou de Dieu.
« Va dans ta maison auprès des tiens et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde », lui dit Jésus. Devenu fou de Dieu, l'ex-fou, « l'homme s'en alla et se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. »
Pour l’ex-fou, au milieu de tous ces fous qui se croient normaux, pas question de rester assis, dans son bon sens, à la maison, à raconter sa vie. Devenu fou de Dieu, il va bien au-delà de la norme du bon sens : son témoignage est proclamation.
Sa vie a été transformée par Jésus, à son tour il transforme sa vie pour Jésus. Fou, guéri, ex-fou, il devient fou de Dieu, se dépasse, va bien au-delà de ce qui lui est demandé. Étonnant : « Et tous étaient dans l'étonnement. », conclut le texte.
Étonnante histoire de fous, étonnante conclusion. Au-delà de la folie l’étonnement ! Étonnante histoire avec une interrogation : chers paroissiens et paroissiennes, chères auditrices et auditeurs. À quel genre de fous ressemblons-nous ? Au fou refusant la guérison dans le bon sens ? Aux fous raisonnables, à l’image du Grand Inquisiteur de Dostoïevski ? Ou aux fous de Dieu ? Étonnant !

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
André Giger
Musique
Hanspeter Oggier, flûte;Jacqueline Zumstein, soliste; Les Messagers, dir. Léonard N'Kabuthusa;