Poser sur l’autre un regard qui guérit

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Drôle d’histoire ! Jésus aurait-il raté son coup ? Était-il fatigué qu’il doive s’y reprendre à deux fois pour opérer le miracle ? Est-ce qu’on a là un petit récit anecdotique de l’Évangile ou est-ce qu’on a quelque chose à retirer pour nous, ici et maintenant, de cette guérison en deux temps ? En quoi l’histoire d’un homme atteint d’une cécité physique rejoint-elle la réalité de celles et de ceux qui ne vivent pas ce handicap ?
Il me semble clair que ce récit n’est pas là pour nous montrer Jésus comme un excellent faiseur de miracles atteint parfois de défaillances. Nous pouvons plutôt nous demander si l’aveuglement de cet homme n’est pas symbole d’autres aveuglements, pas physiques ceux-ci. Nous pouvons nous interroger sur le sens profond de ces deux étapes successives.
En quoi cela nous concerne-t-il personnellement, en quoi cela nous nous bouscule-t-il, nous fait-il entrer dans une plus profonde compréhension de qui est Dieu, de qui est Jésus pour nous et de ce que ça change concrètement dans nos vies ? C’est précisément la question qui occupe le chapitre de l’Évangile de Marc où se trouve ce récit : qui est Jésus pour vous ? Au verset 18 du même chapitre, Jésus dit à ses disciples à ce propos : « Ne comprenez-vous pas encore ? Ne saisissez-vous pas ? Avez-vous l’esprit bouché ? Vous avez des yeux, ne voyez-vous pas ? Vous avez des oreilles, n’entendez-vous pas ? » Et au verset 29, après notre récit, Jésus demande à ses disciples : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ». On a beau être chrétien, on a beau être engagé dans la foi, cette question reste fondamentale tout au long du chemin pour que la foi reste vivante. Qui est vraiment Jésus pour toi aujourd’hui et avec lui, qu’est-ce que tu vis ? Question qui peut faire peur, c’est clair. Pourquoi ? Parce que se la poser, ça peut bouleverser pas mal de choses, et ça, y est-on toujours prêt ? Pas sûr.

L’aveugle du texte, lui, a été bouleversé par la rencontre avec Jésus : il a retrouvé la vue et cela l’a ouvert à des relations nouvelles avec les autres. Sa relation à Jésus a rendu possibles d’autres relations. En quoi la réalité de l’aveugle rejoint-elle notre réalité à toutes et tous ? Autrement dit : quels sont nos aveuglements ? Qu’est-ce qui nous empêche d’y voir clair ? Et en quoi est-ce un problème ?
Regardez l’aveugle, amené à Jésus par des gens, on ne sait pas qui, et regardez ces gens supplier Jésus de le toucher. Chez ces gens-là, je retiendrai l’attente. Ils ont une attente forte à l’égard de Jésus. Peut-être, ce matin, c’est juste cette attente qui va vous frapper et vous rejoindre. Peut-être êtes-vous ces temps de ceux qui supplient ? Parce qu’une situation est bloquée ou insupportable. Parce qu’il y a des instants où on ne peut plus rien faire d’autre que d’ouvrir les mains et supplier. Peut-être que ces gens sont bouleversés par la situation de l’aveugle. Peut-être sont-ils épuisés de prendre soin de lui ?
Ce qui est sûr, c’est qu’ils osent. Ils osent s’approcher et exprimer leur attente. La suite ne leur appartient plus. Seront-ils entendus ? Ou déçus ? Pour l’instant, ils osent ! Identifier nos attentes, nos aspirations profondes, parfois déçues, parfois mêlées d’incompréhension, de doute, du sentiment d’abandon et oser simplement les dire, les donner. Et puis entrer dans la disponibilité.

Mais celui que nous allons suivre, c’est l’aveugle. Nous pouvons nous reconnaître dans les gens qui l’amènent, nous pouvons aussi nous identifier à l’aveugle. Pour lui, c’est différent ! Imaginez-le, amené par ces gens, certes qui lui veulent du bien, mais amené. Pas libre de ses mouvements. Dépendant de ce que d’autres voient à sa place. Passif, il suit. Il n’a rien demandé. Il n’a pas ou plus d’attente. Il subit. Et il n’y est pour rien.
Et nous ? Sommes-nous libres lorsque nous regardons ? Notre regard sur nous-mêmes, sur les autres, sur le monde est influencé par la manière dont nos parents nous ont regardés ; par la manière dont ils nous ont appris à regarder. Un enfant regarde le monde à travers les yeux de ses parents, de ses profs, des adultes dont il dépend pour se construire une identité. Ensuite, grandir consiste à acquérir son propre regard, à devenir soi-même. Mais cela n’est pas évident. Car toujours, notre regard, qui est notre ouverture à ce qui nous entoure, reste marqué, par exemple par la confiance ou la méfiance que l’on a en soi. Et la confiance et la méfiance se jouent notamment dans les regards qui se sont posés sur nous enfants.
Comment a-t-on regardé le petit garçon, la petite fille que vous avez été ? Quelle conséquence cela a-t-il sur votre propre regard aujourd’hui ? Et quelle est la part de liberté là-dedans ? Parce que quand on se voit et quand on voit les autres à travers le prisme déformant de ce qu’on veut qu’ils soient ou de ce qu’on croit savoir qu’ils sont, alors quelle chance ont-ils d’être eux-mêmes à nos yeux ? Comment nous surprendront-ils ? Que nous apporteront-ils de nouveau, de différent ? Rien, nous les avons figés dans une image qui nous convient et nous rassure, préserve notre sécurité et calme notre angoisse. Et souvent, l’autre nous renvoie notre regard comme un miroir, ce qui nous enferme encore un peu plus !

Importance du regard ! Il y a des regards qui font exister l’autre, qui lui donnent sa place et il y a des regards qui nient l’autre, qui l’ignorent, qui le font tomber dans l’indifférence. On peut être seul au milieu d’une foule. Il y a des femmes, des hommes que personne n’a jamais regardés ! Et puis partout, dans la rue, dans la famille, partout, il y a les regards qui jugent, les regards qui comparent, les regards qui enferment, les regards qui trient, les regards qui fuient. Il y a aussi les regards qui aiment, qui acceptent, qui accueillent, qui bénissent.
L’histoire de ce miracle sera donc pour nous l’histoire d’une guérison du regard, d’une conversion du regard au nom de la relation et pour la liberté ! Conversion du regard sur soi et du regard sur les autres : les deux sont interdépendants. Vous allez me dire : c’est vite dit, on veut bien, mais pour quelqu’un qui nous a promis du concret, on n’est pas très avancé ! Vous avez raison. Pour le moment, j’ai posé le décor. Cette conversion du regard va passer pour l’aveugle par la relation à Jésus. Une relation qui guérit les relations ! Le miracle est le fruit et le signe d’une relation, celle avec Jésus. C’est pour ça qu’il est fondamental de nous demander qui est Jésus pour nous.

Alors, regardons cette rencontre. Regardons Jésus prendre l’homme par la main pour le conduire à l’extérieur du village. Il l’emmène loin de ceux qui voient et décident à sa place. Comme pour lui dire : c’est toi qui m’intéresses, c’est ce que tu veux, ce que tu vois ou ne vois pas, toi. Moment d’intimité. Il est pris à part. Il est reconnu. Avez-vous déjà vécu cela ? Jésus le regarde, le prend en compte et ce regard va petit à petit, pas à pas, ouvrir le regard de l’homme.
Alors, soyons attentifs à la proximité des gestes de Jésus. Voyons-le adapter son rythme à celui de l’aveugle. Et contemplons ces gestes, la douceur, le côté presque maternel de la salive appliquée sur les yeux, les mains qui se posent sur la tête pour bénir, pour dire « c’est bien ». Ne reconnaissons-nous pas là une relation qui guérit, qui libère, qui restaure ? On serait presque tentés de se retirer sur la pointe des pieds pour ne pas troubler l’intimité de ces deux-là et devenir voyeurs. Mais il nous reste des choses à découvrir. Écoutez Jésus, il pose une question.
« Peux-tu voir quelque chose ? » Où en es-tu ? Douceur de la question. Jésus ne fait pas tout le chemin à la place de l’homme. Il le renvoie à lui-même. Il l’invite à prendre conscience de ce qu’il vit. À identifier ce qui se passe chez lui. Alors, l’homme lève les yeux. Écoutez : « Je vois des gens, je les vois comme des arbres, mais ils marchent. » La vision commence à venir, mais elle est encore confuse, pas claire. Il y a certainement encore des résistances à vaincre pour que le regard soit plein et libre.
Et chez moi, quelles sont les résistances dans la conversion de mon regard ? Est-ce que l’autre m’agresse ? Est-ce que je vois des arbres mouvants ou alors des personnes ? Des objets plus ou moins menaçants ou des personnes, avec leur visage unique, leur histoire unique qui ouvre à la relation ? Il faut du courage pour ouvrir les yeux, quitter les préjugés, sortir de l’indifférence. Il faut de la confiance pour être capable de reconnaître l’autre tel qu’il est. Nous pouvons penser à des situations très concrètes de nos vies.

Et ça prend du temps. Ça passe par des étapes successives. Ça ne se fait pas d’un coup. La vie, comme la foi n’est pas affaire de « y a qu’à » ni de « il faut ». La foi ne consiste pas dans l’entrée subite dans un état perpétuel et constant de béatitude. La foi est chemin, elle est balbutiement, elle est avant tout relation. Si dans votre foi, dans vos relations, tout vous paraît flou, indistinct, si vous ne savez pas où vous allez, ne cédez pas à la culpabilité, nous dit le récit. On s’impatiente : ça n’évolue pas assez vite. On retombe si facilement dans ses travers. Pourquoi ai-je toujours un regard soupçonneux à l’égard de telle personne ? Pourquoi est-ce que je fuis ce voisin qui souffre ? Pourquoi est-ce que je baisse les yeux devant le regard de celui que j’ai déçu au lieu d’affronter son regard ? Pourquoi cette tendance à me comparer à mes collègues et à les trouver meilleurs que moi ? Pourquoi ce doute sur moi-même qui me fait soupçonner les autres de ne pas me trouver à la hauteur et qui me rend si agressif ? Est-ce que ça ne changera jamais ? Et plus je fais d’efforts pour que ça bouge, et moins ça bouge !
Mais regardez Jésus : encore une fois, avec patience, il pose les mains sur les yeux de l’homme. Il ne brusque pas, il rejoint et accompagne. Il sait que le temps est important, il valorise les étapes. Il voit les progrès. Et il n’en reste pas là. Il le touche à nouveau. Simplement. Et lui, l’homme, qu’a-t-il à faire ? Juste à se laisser toucher, regarder, aimer. Juste à se laisser faire ! Enfin, je dis « juste » : c’est parfois si dur de se laisser faire. Mais pour changer de regard, il faut se laisser regarder autrement. Et là, il voit clair. Avec ses propres yeux, son propre regard. Il devient acteur de sa propre vie, il est restauré dans sa pleine capacité de relation.

La relation avec Dieu et l’expérience de son amour nous ouvrent les yeux, nous libèrent et nous rendent capables de relations nouvelles avec nous-mêmes et avec les autres. Les disciples mettront encore du temps à entrer dans une compréhension plus vraie et profonde de qui est Jésus. C’est à la lumière de la croix et de la résurrection qu’ils pourront vraiment ouvrir les yeux. C’est au pied de la croix que le centurion romain dira : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu. » Et encore, la foi restera à vivre, à approfondir, à éprouver. La maturation spirituelle est un chemin inachevé. Faire l’expérience de l’amour de Dieu, ça se vit chaque jour. Nous mettrons-nous à l’école de l’aveugle ? Qu’est-ce que ça signifie concrètement ?

Il y a quelques moments dans ma vie où j’ai fait l’expérience intérieure de l’amour de Dieu pour moi, où je me suis laissé simplement aimer et où j’ai été submergé de cela. Moments de grâce, moments de larmes. Se sentir aimé. Ces moments sont comme des phares le long de mon cheminement. La route n’est pas finie. Il reste des résistances, des étapes à franchir.
Mais ce que je sais, c’est qu’il y a des gestes, des regards qui guérissent. Un « je t’aime » un « tu as le droit d’exister », un « je crois en toi » dits du fond du cœur peuvent transformer le regard que quelqu’un porte sur lui-même et du coup sur les autres. Par notre regard, nos gestes, nos paroles, nous avons ce pouvoir-là. Mais surtout, je sais que la source de ce regard-là se reçoit dans le « je t’aime » que Dieu murmure à nos cœurs.
C’est un exercice spirituel concret et quotidien qui nous est offert aujourd’hui : apprendre, réapprendre à nous regarder et à regarder les autres et cela en nous plaçant sous le regard de Jésus. En se plaçant sous son regard et en se laissant faire. Relèverons-nous le défi cette semaine ?

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Wojtek Wezranovsky
Musique
Picosi, choeur mixte direction Charly Torche (30 p.)