Pardonner jusqu’à soixante-dix fois sept fois !

image

«Qu’est ce que je vais bien pouvoir faire de cette communauté ?» Rassurez-vous, ce n’est pas à vous que je pense en posant cette question. Mais j’imagine assez bien l’évangéliste Matthieu se posant cette question à lui-même en regardant vivre ses frères et sœurs dans la foi, dans sa communauté chrétienne de Syrie. Nous sommes à la fin du premier siècle de notre ère, Matthieu a entrepris de mettre par écrit les expériences qu’il a vécues ou qu’on lui a rapportées sur le Christ, afin que les nouveaux croyants puissent, eux aussi, les connaître et les faire siennes.
Or, sa communauté vit des heures difficiles. Les tensions entre Juifs et nouveaux convertis à la foi chrétienne s’intensifient et ces tensions rejaillissent au sein même de la communauté. Sa cohésion est en jeu. À travers ses écrits, Matthieu mise sur la mémoire des événements passés pour éclairer leur réalité du moment. Il ramène donc ses contemporains à l’époque où Jésus parcourait les chemins de Galilée en compagnie de ses disciples.
Pierre se fait l’écho de leurs questionnements, de leurs préoccupations : la vie communautaire, c’est bien, mais jusqu’où est-ce que je dois supporter les frasques de mon prochain ? Où sont les limites de ce que je peux permettre chez l’autre ? «Seigneur, combien de fois devrais-je pardonner à mon frère s’il se rend coupable envers moi ? Jusqu’à sept fois ?»
À la question de Pierre, Jésus répond cartes sur table. D’entrée de jeu, il annonce la couleur : «Non, je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.» La Genèse raconte qu’un homme appelé Lémek aurait dit : «Caïn sera vengé sept fois, et Lémek soixante-dix fois sept fois.» Une manière comme une autre de dire que cette vengeance n’aura pas de fin ! Jésus saisit au vol cette allusion, mais, à son habitude, en renverse les règles. «Non, je ne te dis pas de pardonner jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.»

J’essaie de me représenter la réaction des disciples, en train de calculer dans leur tête – comme vous êtes peut-être en train de le faire maintenant – ne cherchez plus, 70x7 fois, cela fait 490. De quoi donner le vertige ! J’imagine plusieurs d’entre nous se demandant : à quoi joue-t-il ce Jésus ? Ne pousse-t-il pas le jeu un peu loin ? Car je vous mets au défi : quelqu’un parmi vous a-t-il déjà pardonné 490 fois à une seule et même personne de son entourage ?
Jésus va alors, au travers d’une parabole, expliciter les enjeux de ce pardon. Il y a donc un homme, un serviteur, qui n’est pas en règle, qui est en dette envers son maître. Celui-ci, voyant que son serviteur est dans l’incapacité de s’acquitter de ce qu’il lui doit, se laisse fléchir et efface carrément son ardoise.
C’est un peu comme « à qui perd gagne », vous savez, ce genre de jeu où, par exemple, il s’agit de se débarrasser de toutes les cartes qu’on a en main, au lieu de faire le plus de points possibles avec elles. Dans la parabole aussi, le maître change les règles habituelles. Le but du jeu est d’accepter de lâcher prise, de renoncer à faire valoir son bon droit, de se débarrasser de sa volonté à se faire justice à tout prix. Alors, celui qui aurait dû perdre ses biens, sa famille, sa liberté, se retrouve le gagnant, le bénéficiaire de l’histoire.
Mais ça ne s’arrête pas là : il va y avoir un nouveau retournement de situation. Ce serviteur n’arrive pas à jouer le jeu de ces nouvelles règles. Il triche. C’est comme s’il disait : « Je ne veux pas entrer dans ton jeu. ». Il se met lui-même « hors-jeu” » il se met lui-même sur la touche. Peut-être parce qu’il ne se sentait plus maître de la situation, que les choses lui échappaient. A-t-il finalement gagné en gardant sa dignité et son amour-propre, en n’ayant pas cédé, en se montrant fort, en restant maître de lui-même ? Ou a-t-il perdu une occasion de s’en sortir et de trouver une issue à sa situation ?

À vous d’en décider, semble dire Jésus à ses auditeurs, à vous de voir, semble dire Matthieu à ses destinataires. Aujourd’hui, les destinataires de ce message, c’est nous. Alors, allons-nous nous laisser prendre, nous laisser piquer au jeu du pardon ? Ce n’est pas une question facile. Arriver à vivre le pardon, au quotidien, ce n’est pas toujours un jeu d’enfant !
Si j’essaie de me situer moi-même, à la première lecture, évidemment je me dis : le premier serviteur de cette parabole, il n’a pas été très malin ! Après qu’on lui ait fait un cadeau si généreux, sa réaction envers son compagnon de service, ce n’est pas du jeu ! C’est pas logique ! C’est pas fair-play !
Et pourtant. Si je réfléchis bien, j’ai l’impression que je me retrouve dans cette situation plus souvent que je ne le voudrais. Car ce cadeau, nous l’avons tous reçu : c’est la venue de Jésus dans notre monde. C’est son chemin d’homme parmi nous, c’est le don de sa vie au service des autres, c’est l’amour de Dieu qu’il a partagé à chacun et chacune. Ce sont toutes les vies qu’il a transformées à la lumière de cet amour, c’est le regard neuf et vivifiant qu’il nous a donné sur le monde et sur les autres.

Ce cadeau, bien sûr, j’aime le partager autour de moi. Mais, quand même, il y a bien des fois où le jeu se corse. Il y a les petites contrariétés de tous les jours et qui sont vite oubliées et pardonnées : la énième fois que tel ou tel me met en retard, ce gamin qui a, encore une fois égratigné la voiture avec son vélo, il y a celle-ci qui, maladroite comme elle est, a de nouveau réussi à tacher mon pantalon avec son café.
Mais il y a aussi des événements plus délicats et qu’on a de la peine à laisser passer, et qu’on met du temps à dépasser : les mots qui blessent et qui font mal, la confiance trahie, les fausses images que l’on se fait de nous. Et puis, et puis surtout il peut y avoir des blessures profondes, qui nous entravent et nous empêchent d’avancer : violences subies, trahisons, injustices. Jusqu’où est-ce que je peux supporter les abus qui sont faits à mes dépens ? Où sont mes limites par rapport à ce que je peux permettre chez l’autre ?
Le cadeau que nous avons reçu est précieux ; mais il est aussi fragile et il se casse facilement contre les écueils de la vie. C’est un jeu ardu, un défi. Mais, nous dit Jésus, n’oubliez pas que c’est aussi le seul moyen pour que ce cadeau de l’amour de Dieu circule entre vous. Pourquoi croyez-vous que je me sois toujours approché des plus petits, des marginaux, des pécheurs ? Comment croyez-vous que leur vie a été transformée ?
Celui ou celle qui a une dette envers toi, c’est peut-être celui ou celle envers qui tu n’as pas envie de faire de geste. Parce qu’il t’a fait du tort ; parce que lui, il n’a jamais rien fait pour toi ; parce que lui, tu ne l’aimes pas, tout simplement ! Mais si ce cadeau que tu as reçu, tu n’essaies pas, un bout en tout cas, de le partager avec cette personne, si ensemble, en communauté, vous ne jouez pas le jeu, comment cet amour de Dieu va-t-il se répandre, grandir et transformer vos vies ? Si tu acceptes de laisser cette force rayonner en toi et sur les autres, alors, un jour, passant de main en main, elle reviendra jusqu’à toi.

Je vous invite encore à entendre ou à réentendre cette prière (fiche liturgie EERV 13.019) :

[Toi, le Sauveur,
Tu m’invites à pardonner sans cesse.
Oui, Seigneur, j’ai envie de pardonner.
Mais quand je pardonne, j’ai toujours l’impression de plier, d’être le plus faible, d’être celui qui n’a pas assez de colonne vertébrale pour tenir debout.

Puis je me souviens de toi sur la croix.
Tu as dit : «Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.»

Donne-moi la force de pardonner sans cesse.
Car je découvre, en regardant ta vie et ta mort, que pardonner n’est pas de la faiblesse.
C’est de la force, la force de l’amour.]

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Samuel Bücher
Musique
Choeur d'hommes, La Concorde, direction Eric Pétremand