Les 4 éléments, tantôt destructeurs, tantôt nos alliés

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Comme deuxième lecture, je vais vous lire quelques lignes de C.-F. Ramuz. Je dois ce choix à un texte du professeur de théologie Bernard Rordorf paru dans le Bulletin du Centre protestant d’Études (septembre 2006, 58/6). Au fil de sa réflexion sur des enjeux spirituels dans notre société globalisée, il fait appel au texte de l’évangile entendu ce matin et à une page de Ramuz.
Cela a stimulé ma méditation. La prédication en sera l’écho à travers un dialogue entre le texte de Matthieu et cet extrait de Ramuz tiré de son ouvrage intitulé « Une main ». Ramuz nous entraîne dans des réflexions à partir du handicap passager, mais combien gênant d’un bras cassé.
Avec un bras cassé, les gestes les plus élémentaires deviennent un souci, suscitent l’inquiétude même. Le corps à corps avec la réalité se trouve modifié, plus difficile... Tout nous résiste…
Écoutez ce texte de Ramuz :
«Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui vous apporte une facilité ; moi je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui vivent à leur façon, tandis que je vis à la mienne. Elles ne veulent pas d’avance ce que je veux, par une disposition qui leur a été imposée, en vue de mes commodités ; elles veulent ce qui leur plaît, elles ont une volonté à elles dont il faut que je m’accommode, parce que moi j’en ai une à moi. C’est une lutte qui commence. Il y a la ruse, il y a la force ; on peut les aborder de front ou les tourner ; l’essentiel est qu’il y ait en elles une qualité et leur utilité seule n’en est pas une. Toute résistance vous oblige à être présent.» C.-F. Ramuz, Une main, Editions Rencontre, Lausanne, 1968, vol 18, p. 168

« Qu’allons-nous manger ? Qu’allons-nous boire ? Qu’allons-nous mettre pour nous habiller ? » « Ne vous inquiétez pas du lendemain », dit Jésus. « Dieu le Père sait ce dont vous avez besoin. » L’inquiétude obsessionnelle pour les biens matériels mène à une impasse et nous risquons alors de passer à côté de l’essentiel de la vie. Jésus nous place devant nos priorités et chacun est invité à faire le point pour lui-même.
Quittons le questionnement individuel pour visiter les enjeux de notre vie collective. À quelques jours de la fête nationale du 1er août, n’est-ce pas l’occasion de nous pencher sur notre vivre ensemble ? « Qu’allons-nous manger ? Qu’allons-nous boire ? Qu’allons-nous mettre pour nous habiller ? » « Ne vous inquiétez pas dit Jésus… » Comment entendre cette interpellation de Jésus pour notre société ?
« Qu’allons-nous manger ? Qu’allons-nous boire ? Qu’allons-nous mettre pour nous habiller ? » Ce sont pourtant des soucis légitimes pour satisfaire les besoins fondamentaux de la population sur la durée. C’est la question des ressources qui sont à notre disposition et qu’il faut gérer au mieux. L’eau, par exemple, ou le pétrole. Pour évoquer toutes les ressources qui sont au cœur d’enjeux essentiels au niveau local et mondial, comme autant de défis écologiques, économiques, sociaux, nous pouvons nous concentrer sur la symbolique des quatre éléments : eau, terre, air, feu.
Ces quatre éléments sont symboles de toutes les ressources dont notre société a besoin. Ces quatre éléments nous permettent de visiter les enjeux de notre temps avec une ouverture spirituelle.
Premier élément : l’eau
L’eau, c’est la vie. L’accès à l’eau est une condition pour que la vie soit possible. Dans la foi, l’eau du baptême est symbole de la vie, fragile et reçue comme un cadeau. L’eau est une ressource essentielle pour la vie. L’eau fait pourtant cruellement défaut dans bien des endroits du globe pour cause de sécheresse ou de pollution. Parfois, l’eau nous submerge et détruit tout sur son passage. Elle est aussi source de tant de conflits.
L’or bleu est une richesse, une ressource dont nous bénéficions largement dans notre pays.

Deuxième élément : la terre
La terre est travaillée, cultivée. Elle est étroitement liée à la vie quotidienne des hommes et des femmes. D’ailleurs, dans une perspective biblique, l’humain est façonné à partir de la terre, avec de la poussière du sol (Gen 2, 7). Comme la terre, l’humain est créature. Il reçoit de Dieu une mission particulière, à la mesure de sa position dominante dans la création (Gen 1, 26s).
La terre, l’humain en tire sa nourriture, ses vêtements, et ce dont il a besoin pour vivre. La terre est un espace à habiter, à construire, à cultiver, à organiser, mais aussi à préserver pour qu’il demeure habitable.
La terre est un espace qui fait souvent l’objet de déchirements. Elle est une ressource qui attise les convoitises et la soif du pouvoir. La Suisse est partagée entre la terre habitable, cultivable et la terre inhospitalière des hauteurs montagneuses. Terre habitée, terre sauvage. Certains hommes ont besoin de se mesurer régulièrement avec la terre inhospitalière pour se sentir exister, pour retrouver l’essentiel et pouvoir se construire dans l’espace habitable.

Troisième élément : l’air
L’air, c’est la brise, le vent, le souffle, l’esprit. Tant de mots pour approcher cette réalité de l’air. Dans une perspective biblique, nous avons besoin du souffle pour respirer, pour que le corps se régénère. Le souffle anime aussi la pensée : souffle de l’inspiration qui circule… Esprit de Dieu qui communique avec notre esprit humain. Cet élément de l’air nous échappe sans cesse, comme le vent (Jn 3, 8). Il nous est donné, mais n’est jamais un acquis.
L’air, le souffle c’est la ressource de la culture humaine, ou plutôt des cultures, selon la diversité des langues, des origines, des horizons. Cette diversité est une ressource pour notre pays. Même si les équilibres sont parfois difficiles, notre pays a une longue expérience de la diversité.
L’air est une ressource, mais pour bien penser et bien respirer, il faut de l’air pur. Cela aussi fait trop souvent défaut et nourrit beaucoup d’inquiétude.

Quatrième élément : le feu
Le feu, c’est l’énergie, la chaleur, la lumière. Dans la Bible, le feu annonce qu’une révélation divine est imminente (Ex 3, 2 ; Dt 5, 11 ; Ez 1). C’est du milieu du feu que Dieu parle à Moïse. Le feu véhicule aussi l’idée de purification (Es 6, 6). Le baptême dans l’Esprit Saint et le feu associe les deux : révélation divine et purification. À Pentecôte, la présence active de Dieu purifie et se pose sur chacun des disciples (Lc 3, 16 ; Ac 2, 3). L’énergie divine nous est transmise. Le feu symbolise ainsi la créativité, l’inventivité et l’habileté humaine.
Le feu renvoie aux savoir-faire multiples. Ce sont des ressources essentielles dans notre pays : recherche, entreprises de pointes de divers secteurs. Cela va de l’industrie aux réseaux de communication (train, route, électronique). Le feu symbolise ce que l’homme tente de maîtriser et avec quoi il se brûle souvent. C’est le progrès avec sa face constructive et son revers destructeur.

Eau, terre, air, feu. Ces éléments ont une force d’évocation.
Eau, terre, air, feu. Ces éléments renvoient à toutes les ressources qui sont à notre disposition et qui sont au cœur d’enjeux essentiels dans notre monde actuel. Que ce soient nos préoccupations dans le domaine de l’énergie, par rapport à la pollution atmosphérique, ou nos inquiétudes face au risque de conflits destructeurs pour l’accès à l’eau.
Eau, terre, air, feu, le génie humain a toujours cherché à tirer parti de ces ressources. Aujourd’hui, nous avons conscience que l’homme puise dans ces ressources comme s’il vivait dans un centre commercial géant. Il devient plus essentiel que jamais de gérer nos ressources de façon optimale et durable. Cette préoccupation est récurrente dans l’action de nombreuses ONG, comme dans l’agenda politique national et international.
C’est même un sujet d’inquiétude. Pourtant, Jésus appelle à ne pas s’inquiéter pour nos biens matériels. Comment alors entendre l’interpellation de Jésus ? C’est peut-être dans la manière de considérer la réalité des biens matériels, la réalité des ressources, que se trouve la clé.

Une caractéristique dominante de la mondialisation réside dans l’expansion illimitée du marché entraînant une compétition entre les sociétés humaines. Cet esprit de compétition s’infiltre dans toutes nos activités humaines, même dans notre manière de penser et d’envisager notre rapport au monde, aux autres et à nous-même. Et cet esprit de compétition pèse de tout son poids dans la manière de gérer les ressources. Comme si tout, absolument tout, était évalué en fonction du critère « monnayable et consommable ».
L’enjeu est profondément spirituel. « Personne ne peut servir deux maîtres… vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’argent », dit Jésus. Quand tout est évalué en fonction de son caractère monnayable et consommable, cela signifie que tout est réduit à l’état de matériel : ainsi, les éléments naturels, les choses, les êtres vivants, les potentialités humaines, en un mot toutes les ressources n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles peuvent être intégrées dans un circuit de production et d’échange, dans le marché.
Comme si n’existait que ce qui peut être vendu et consommé. Cette réduction des choses et des êtres à l’état de matériel revient à mettre entre parenthèses leur réalité. Cette vision des choses permet-elle vraiment une gestion optimale et durable des ressources dans notre pays, dans le monde ?

Vivre dans un monde où n’existe que ce qui peut être vendu et consommé. Est-ce que j’exagère ? Je rencontre régulièrement des personnes qui souffrent que la réalité de la vie, leur réalité, se trouve réduite et mise entre parenthèses selon les exigences du marché. Comme si la valeur de leur existence était mise en question. Au détour d’une conversation, lors d’un accompagnement ou d’une préparation de baptême, de mariage, cette souffrance fait surface.
Ces personnes se sentent frustrées d’être dépossédées de leur réalité, elles déplorent un état de fait qui révèle leur impuissance. Comme s’il ne restait plus qu’à subir la mise en parenthèses d’une part de leur réalité. Un exemple avec la durée de vie de l’électronique : que de machines sont jetées alors qu’elles fonctionnent encore, mais plus selon les standards du marché!
La comparaison avec nos destinées humaines est aisée. Combien de personnes se sentent comme un déchet, parce qu’elles ne répondent plus aux exigences de notre société de compétition! Selon la seule logique du marché, tout ce qui ne s’intègre pas dans un circuit de production et d’échange n’a plus de raison d’être. Cela revient à mettre entre parenthèses leur réalité, le fait même de leur existence.
Ce qui ne peut plus être vendu, ni consommé, ou qui ne répond plus au standard du marché, serait donc bon à être jeté. Imaginez une grande poubelle pour accueillir tout ce qui n’existe plus selon les standards du marché : amoncellement d’objets et de personnes qui ne demandent qu’à servir encore.
Croire que n’existe que ce qui se vend et se consomme est pourtant fondamentalement faux. Penser que tout peut être réduit à l’état de matériel, c’est accepter la mise entre parenthèses de la réalité, alors qu’elle déborde toujours, alors qu’elle ne se laisse jamais enfermer dans une description unique. Par définition, la réalité nous résiste. Par expérience, nous savons bien que les choses, les êtres, les ressources, l’eau, la terre, l’air, le feu, ne se laissent pas commander. Leur existence est indépendante de notre volonté. Charles-Ferdinand Ramuz illustre à merveille cette réalité profonde des êtres et des choses, dans ces lignes que nous avons entendues tout à l’heure.
« J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui vivent à leur façon, tandis que je vis à la mienne ».

Ainsi les êtres et les choses existent, qu’on le veuille ou non. Leur réalité échappe à la volonté de les réduire à de la matière vendable, monnayable et consommable. Cette réalité fondamentale des êtres et des choses, ne faut-il pas l’accueillir comme quelque chose qui nous est donné ? N’est-ce pas cela que Jésus mettait déjà en perspective dans le Sermon sur la Montagne ?

Qui d’entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? demande Jésus. Vous pouvez bien amasser, consommer, réduire le monde à un grand centre commercial, vous risquez de passer à côté de l’existence, à côté de ce qui en est l’essence, à savoir la vie qui vous est donnée. Réalité de notre vie, qui tantôt nous comble, tantôt nous résiste.
Observez les oiseaux, ils ne vivent pas dans le souci du lendemain. Ils travaillent paisiblement. Ne valez-vous pas plus qu’eux ? demande Jésus. À chaque jour suffit sa peine et Dieu vous comble au-delà de vos attentes. Observez les oiseaux, l’essentiel ne réside pas dans la production et la consommation. Non, la priorité est d’accueillir la vie qui nous est donnée. « La vie est plus que la nourriture » dit Jésus. Vivre ne se réduit pas au pouvoir de produire et de consommer. Vivre c’est d’abord accueillir le don de la vie et s’en réjouir. Accueillir la réalité dans toute sa plénitude. N’est-ce pas cela chercher d’abord le Royaume et la justice de Dieu ? Et le reste nous sera donné en plus. Car là où règne le souci du lendemain, la vie et les êtres vivants se trouvent réduits à du matériel, à des objets manipulables, formatables pour entrer dans le circuit de ce qui se vend et se consomme.

Recevoir la réalité de notre vie, des êtres et des choses comme un cadeau. Recevoir cette réalité, l’aimer, même quand il y a de la résistance, pour reprendre les mots de Ramuz. « J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent […] J’aime les choses qui vivent à leur façon, tandis que je vis à la mienne. Elles ne veulent pas d’avance ce que je veux, par une disposition qui leur a été imposée, en vue de mes commodités ; elles veulent ce qui leur plaît, elles ont une volonté à elles dont il faut que je m’accommode, parce que moi j’en ai une à moi. C’est une lutte qui commence. Il y a la ruse, il y a la force ; on peut les aborder de front ou les tourner ; l’essentiel est qu’il y ait en elles une qualité et leur utilité seule n’en est pas une. Toute résistance vous oblige à être présent. »

« J’aime les choses qui vous résistent… » écrit Ramuz. Les quatre éléments, eau, terre, air, feu, symbolisent bien cette résistance de tout ce que nous croyons être à notre disposition. L’eau, comme le feu, se laisse difficilement dompter. L’air ne se laisse pas emprisonner facilement. Et les trois, l’eau, le feu et le vent peuvent être tantôt destructeurs, tantôt des alliés. Et la terre… Elle est parfois si dure à travailler. Il en faut de la patience. Oui, ces éléments nous résistent souvent, particulièrement quand ils se déchaînent.
« J’aime les choses qui vous résistent… » Et Ramuz poursuit : « l’essentiel est qu’il y ait en elles une qualité et leur utilité seule n’en est pas une. Toute résistance vous oblige à être présent. »
L’eau, la terre, l’air, le feu, représentent toutes les ressources dans lesquelles nous puisons, dont nous tirons ce qui est nécessaire à notre vie. Mais leur existence ne peut être réduite à leur utilité. Leur résistance nous force à être présents dans un corps à corps avec elles.
Si notre inquiétude du lendemain se focalise sur l’utilisation des ressources et sur le rendement qu’elles peuvent nous offrir, n’entrons-nous pas dans une impasse ? Ne faut-il pas au contraire accueillir ces ressources dans leur réalité pleine, même quand elles nous résistent ?
Se réjouir de la vie, de ce qui existe, de tout ce qui existe et qui a sa vie propre, que ce soit les êtres ou les choses, toutes les ressources extérieures et intérieures à nous, c’est déjà une manière d’entrer en résistance. Se réjouir de la vie est une façon d’exister et de refuser d’être réduit à de la matière.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Claudine Demelais
Musique