Es-tu Celui qui doit venir…

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En ce dimanche de juillet, Alice sourit. Une fois encore, du haut de ses nonante-deux ans, elle a pu se lever seule pour aller de son lit au fauteuil et prendre son petit-déjeuner à table. Tout en mangeant, elle regarde par la fenêtre de sa petite chambre d’EMS. Les premiers rayons du soleil enfin revenu caressent son visage… Du lit au fauteuil, du fauteuil au lit, tout le monde a ses petits Everest. Ce matin de juillet, Alice sourit, la vieille dame semble discerner à travers le silence de la maison une douce mélodie, comme le son lointain d’une flûte.
En ce dimanche 15 juillet, Jean n’a pas bien dormi. Aujourd’hui, son épouse aurait fêté ses soixante ans. Mais elle l’a quitté suite à une longue maladie. Dans sa grande maison, Jean écoute de la musique en pensant au temps qui passe, aux enfants qui doivent aussi être tristes aujourd’hui. Ce matin, il ferme ses volets pour que le soleil enfin revenu ne réchauffe trop la maison. Dans la pénombre, Jean s’assoit dans son fauteuil, il pleure doucement en écoutant des accords mélancoliques.
Ce dimanche-là, c’est jour de fête, quarante ans de mariage, quarante ans de vie commune avec ses peines, ses doutes, aujourd’hui place à la convivialité, au repas échangé. Sûrement que ce midi, autour de la table, le son de la flûte harmonisera les rires de la fête.
Premier dimanche des vacances, grasse matinée, esprit embrumé, fatigué de son année, le travail ne va pas trop, toujours le spectre du licenciement à l’horizon, des projets qui tombent à l’eau, des amis qui trahissent, Benoît ne sait plus où il va, qui il est. Pourtant, le bruit des jeux des enfants, déjà réveillés dans la pièce à côté, traverse la cloison comme le son d’une flûte et le tire de la mélodie sombre de ses idées noires.

Ce jour-là, Jésus prêche et enseigne dans des villes. Comme souvent, il est interpellé vigoureusement sur la nature de son ministère. Mais cette fois-ci, le coup est un peu plus rude, les doutes viennent de Jean-Baptiste. C'est-à-dire que le précurseur lui-même a des doutes. Jean, celui qui annonce, du fond de sa prison se pose la question, « Ce Jésus », est-il « celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Malgré les miracles, malgré la bonne nouvelle annoncée et prêchée, Jean, dernier des prophètes, envoie ses disciples auprès de Jésus pour avoir l’assurance que Jésus est bien l’annoncé par Esaïe. Jésus rassure les disciples de Jean qui s’en retournent vers leur maître.
Ce jour-là, Jésus aurait très bien pu s’en arrêter là, pourtant, il va invectiver la foule autour de lui en racontant cette courte parabole entendue ce matin, parabole que l’on pourrait appeler la parabole des enfants capricieux. Cette parabole construite en deux parties semble simple, claire, évidente :
Dans la première partie, Jésus parle des enfants capricieux, quoi qu’on leur joue, ils ne quittent pas leur place et ne veulent pas réagir aux airs entendus. Ils refusent de rentrer dans le jeu.
Dans la seconde partie, Jésus parle de la réaction de la génération présente au contact des envoyés de la Bonne Nouvelle. Que ce soit Jésus ou Jean envoyé pour annoncer l’Évangile, les individus de cette génération trouveront toujours quelque chose à dire pour refuser d’entendre cette parole.

Solidement élaborée, la parabole a une structure symétrique. En jouant de cette symétrie et en agençant différemment les éléments du texte biblique, on obtiendrait cette interprétation parfaitement huilée : Jean est venu annoncer la repentance, Jean est ici assimilé au chant funèbre, et cette génération ne s’est pas repentie. Jésus est venu vous annoncer la joie, Jésus est alors assimilé à l’air de flûte, et cette génération ne s’est pas réjouie !
Jésus, en caricature de maître d’école, corrige comme de vilains garnements la génération qui l’écoute :
· ce n’est pas bien de ne pas se repentir quand il le faut,
· ce n’est pas bien de ne pas se réjouir quand il le faut.
En poussant encore le raisonnement vite fait bien fait, nous pourrions dire que, ma foi, la génération contemporaine n’a pas beaucoup progressé dans sa réception de l’Évangile et que les réprimandes du maître pourraient aussi s’appliquer à notre temps :
· ce n’est pas bien de ne pas se repentir avec Jean quand il le faut,
· ce n’est pas bien de ne pas se réjouir avec Jésus quand il le faut.

Seulement voilà, qui dit parabole expresse ne nous autorise pas à une conclusion expresse. C’est une sonorité bien différente de celle d’une leçon de morale que je souhaite partager avec vous ce matin dans cette parabole. Il se pourrait bien qu’au final, cette sonorité prenne le timbre d’une flûte. À y regarder de plus près, cette histoire d’enfants sur la place du marché est difficilement applicable à la réalité de nos vies.
Demandez à Alice, la vieille dame dans sa chambre d’EMS.
Demandez au couple qui fête son anniversaire de mariage.
Demandez à Jean, le veuf dans son matin gris.
Demandez à Benoît, le vacancier aux idées noires.
Tous et toutes vous le diront, la vie n’est pas un jeu. Un jeu où mécaniquement nous serions tristes à l’écoute des chants funèbres et où de même nous serions joyeux au son de la flûte. Cette logique ne fonctionne pas dans la quotidienneté de nos vies.
Jésus le sait. Jésus le sait, lui qui se désigne ici comme le Fils de l’homme. Et ici, ce titre n’a, dans la bouche de Jésus, rien de glorieux. La mention « Fils de l’homme » est en effet accolée à ivrogne et glouton. Jésus entend, en employant ce titre d’humanité, marquer son appartenance à la génération même qu’il reprend. Il en connaît la réalité, il en connaît les doutes, les limites et surtout le fantasme sur ce que devrait être son ministère.

Reprenons la situation dans laquelle se trouve Jésus. Il est interpellé par des disciples de Jean le Baptiste : « Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Pour calmer leur crainte, Jésus leur dit qu’il est en train d’accomplir ce qu’Esaïe avait annoncé. Il se retourne vers la foule pour leur raconter la parabole qui nous interpelle ce matin :
« Nous vous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé ! Nous vous avons entonné un chant funèbre et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine ! » Nous avons repoussé l’idée que cette parabole puisse être une leçon de morale de la part de Jésus. Alors qu’en faire, qu’en dire ?
La génération mise en cause par Jésus attendait le Messie annoncé par les prophètes. D’après les descriptions de ces prophètes mêmes, le Messie, celui qui allait venir, allait rendre la vue aux aveugles, remettre droit les boiteux, purifier les lépreux, faire entendre les sourds, ressusciter les morts, annoncer la bonne nouvelle. Jésus l’a fait en son temps, mais sûrement pas comme les gens attendaient. Ce n’est pas le surhomme, guérisseur mécanique, imposant la bonne nouvelle à tous, que les « bonnes gens » de ce temps espéraient. L’attente est déçue, celui qui vient n’est qu’un homme, un glouton et un ivrogne qui plus est !
Jésus signifie cet écart par cette parabole : la Sagesse de la bonne nouvelle se situe ailleurs que dans l’attente des enfants de cette génération. Elle se trouve hors d’une logique de donnant-donnant entre Celui qui vient et les différentes générations. Car cette logique est synonyme d’enfermement et de frustration, j’attends quelque chose de Celui qui vient, je suis toujours déçu qu’il soit l’ascète du désert mangeant des sauterelles ou le bon vivant ami des collecteurs d’impôts et des pécheurs. Du coup, je reste assis, stoppant l’élan qui me ferait danser sur les places publiques.

Jésus lance un appel pour que la bonne nouvelle soit entendue hors de cette logique-là. Jésus lance dans cette parabole un appel qui résonne dans l’enchevêtrement de nos vies comme un son libérateur, c’est la parabole des enfants libérés. La bonne nouvelle de Jésus n’est rien d’autre que cet appel vivifiant. Ce n’est ni un contenu, ni une panoplie de miracles. C’est un appel à la vie dans ses joies et ses tristesses.
Incapable d’entendre les accords sombres des chants funèbres et d’y réagir, incapable d’entendre le son joyeux d’une flûte et d’y réagir, toujours en attente d’autres choses, nous nous enfermons à nos places. La bonne nouvelle qui est Sagesse de Dieu nous rappelle à la vie. La Sagesse de Dieu nous promet d’entendre les accords sombres des chants funèbres et de prendre le deuil, la Sagesse de Dieu nous promet d’entendre le joyeux son de la flûte et de nous lever pour danser ; la Sagesse de Dieu nous promet tout simplement de vivre notre finitude dans Son regard.

En ce dimanche de juillet, Jésus nous invite à entendre cet appel renouvelé et porté par l’Église jusqu’à notre génération. Où que nous soyons en cette douce matinée, laissons-nous rejoindre par cet appel de Jésus. Ouvrons nos êtres au délicat son de la flûte, l’avons-nous entendu, l’entendons-nous, l’entendrons-nous ?

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Pierre Pilloud
Musique
Suzanne Perrin-Goy, hautbois