La fille de Jaïrus et la femme perdant son sang

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Et voilà le téléphone qui sonne, comme d’habitude, en plein repas ! Il faut quitter la table pour répondre. Jamais agréable, surtout quand la conversation se prolonge. « Chéri, j’ai mis ton assiette au chaud ». Mais elle n’a plus la même saveur, mon assiette !
Si je vous dis que c’est un peu ce qui arrive à Jésus, alors qu’il mange chez Matthieu ; vous me répondrez d’abord que c’est une maigre consolation pour nous que le téléphone n’existait pas et que, de toute manière il n’y a rien d’extraordinaire dans tout cela. Et vous aurez pleinement raison car le Christ n’avait pas l’impression de faire quelque chose d’extraordinaire.
Ainsi, il a abandonné son repas pour accompagner Jaïrus, le chef de la synagogue, quand ce dernier vint le supplier de le suivre. Normal, bien sûr, sa fille se mourait. C’est pourquoi le Christ agit simplement comme nous devrions toujours le faire, lorsqu’on a besoin de nous ; Jésus se montre disponible.
Pourtant, je crois pouvoir affirmer que l'arrivée de Jaïrus a dû apporter quelques modifications à l'ordre du jour ! Mais, ce qui est beaucoup plus surprenant, c’est l’épisode qui attend le Seigneur et qui illustre ce qu’il expliquait avant le repas, à savoir que des discussions pseudo-théologiques, sur le jeûne, par exemple, perdent toute leur signification à ce moment précis de l’histoire où des malades sont guéris et où les morts ressuscitent. Il a raison : la nouveauté du règne de Dieu est inaugurée par la présence du Christ et la place est à l’action.

Mais, si vous le voulez bien, reprenons un peu les événements depuis le moment où Jésus quitte la maison de Matthieu en compagnie de Jaïrus ; l’un et l’autre, suivis des disciples, bien entendu. Alors que le petit cortège traverse la cité, survient derrière Jésus une femme, malade d’hémorragies, qui touche le vêtement de Jésus, pensant par ce simple geste, être guérie de son mal ; un peu comme nous touchons du bois. «Ah, jusqu’ici, tout va bien : Touchons du bois ! »
Car, en fait, qu’est-ce qui se passe dans la tête de cette femme au moment de son acte, sinon le sentiment que Jésus est doué d’un pouvoir magique, sentiment que nous n’oserions lui reprocher étant donné les circonstances. En outre, elle sait qu’elle n’a rien à perdre en utilisant ce stratagème, étant donné la maladie qu’elle supporte et la réputation qu’a le Christ dans cette région.
De plus, il faut se rappeler que le fait de « toucher », dans des conditions telles que celles-ci, joue un grand rôle dans les rites de guérisons. Elle n’était, par conséquent, pas la première à agir de la sorte et il semble bien que son geste ne fut pas le fruit du hasard, mais qu’il était bien celui dont on avait l’habitude dans de tel cas.
Il faut bien cerner la situation de cette femme dont toute la société et civile et religieuse se méfie. C'est une femme évincée de partout, sa maladie la rendant impure et intouchable, pour ne pas dire infréquentable. On y voit le sang de la mort et non pas le sang qui donne la vie. Le sang qui coule, c’est la vie qui s’en va.
Mais, visiblement, elle se bat avec cette vie ; elle la veut, envers et contre tout, elle veut guérir quitte à y perdre toutes ses ressources. Elle a probablement tout essayé, mais elle a dû échouer. Elle n’était pas la première, et certainement pas la dernière. Or, c'est l’évangéliste Marc qui le mentionne : « elle a entendu parler de Jésus… » ; « et on dit que ... », presque rien, mais ça court de rue en rue, de quartier en quartier, d’une région à l’autre. Et ce « presque rien » suffit pourtant à déclencher chez elle une force qui va lui permettre de braver l'interdit. Elle se dit, ultime espoir : « Si je touche au moins son vêtement, je serai guérie. »

C’est ainsi que la foi de cette femme s’exprime dans les catégories de la magie populaire du moment. Elle a osé toucher. Il nous paraît évident, aujourd’hui, qu’elle ne pouvait méconnaître plus grossièrement Jésus qu’en attribuant un pouvoir quelconque aux pans de son manteau. Pourtant, l’essentiel est souligné en ce qu’elle s’est approchée du Seigneur dont on a pu se demander, sur le moment, quelle allait être sa réaction.
Et d'ailleurs, la réplique est immédiate : « Au même moment, Jésus se rendit compte qu'une force était sortie de lui. Qui a touché mon vêtement ? » précisera l’évangile de Marc. En effet, on ne sait pas qui est le plus surpris des deux ; et elle, toute tremblante qui constate que son geste n’a pas passé inaperçu, que tout le monde la regarde ne sachant trop comment la juger ; cette femme regarde le Christ. Quant à lui, il regarde à son tour ce personnage tourmenté, qui a renoncé à toute prétention rationnelle et qu’il va guérir. « Courage, lui dit-il, ta foi t’a sauvée. »
Là, c'est Matthieu qui garde la citation disparue chez Marc et chez Luc : « Courage ma fille. Courage ! »
Et tout ce récit pourrait conduire les sceptiques à trouver ce texte d'évangile comme d'autres témoignages, bons pour les naïfs, pour les simples, simples comme cette femme; mais peu sérieux pour une foi réfléchie, adulte. « Ta foi t’a sauvée ? » Mais quelle sorte de foi ?

Je vous soumets, 3 pistes, et je vous laisserai en chercher d’autres à tête reposée.
1.- Certains y voient une foi issue de la psychologie. Et le ton que l’on donne à cette narration (comme à d’autres semblables d’ailleurs ) est le suivant : « C’est ta foi, en elle-même, qui t’a sauvée ; et rien ni personne d’autre. C’est, par conséquent, ta nature psychique, en tant que telle, qui est l’agent de ta guérison et Jésus de Nazareth n’y est pour rien. »
Il est donc évident que la malade aurait tout aussi bien pu aller planter une pièce de monnaie, appartenant à César, au fond de son jardin ! C’est le genre de pratiques que l’on trouve encore en usage de nos jours. En fait, dans ce cas, comme on le dit banalement : « Il faut y croire ». Là-dessus, se greffent toutes les motivations qu’on voudra. Cela est du ressort du psy et non du mien, en tout cas pas en ce moment.
Je dirais simplement que cette interprétation n’est pas à rejeter comme étant une fantaisie grossière ; des exemples la démentiraient.
2.- Un peu dans la même ligne, se situe la deuxième piste qui voit, dans la foi du malade, un mouvement vers le Christ. Dans le cas de cette guérison, c’est la foi de cette femme, en tant qu’elle l’a mise en relation avec le Christ, qui l’a sauvée. Un peu comme un accidenté retrouve son calme dès l’instant où les brancardiers viennent s’occuper de lui. « Il y a enfin quelqu’un qui prend ma vie, ma destinée en main. Je ne suis plus seul ; on s’occupe de moi. » Ainsi donc, la foi se résume et est contenue dans ce mouvement qui la pousse vers celui qui seul, semble-t-il, peut encore la sauver.
Cette interprétation fait intervenir la personne du Christ certes, mais la foi en est encore à un stade « primitif », bien que de nos jours, beaucoup se demandent ce qu’on peut demander de plus à la foi.
3.- Ce qu’on peut demander de plus ?
C’est peut-être là que le sujet devient particulièrement intéressant, telle une 3ème piste. La foi de cette femme est, avant toute chose, une confession d’impuissance. En fait, elle ne sait plus où aller, qui approcher. Elle a déjà tout essayé pour guérir de son mal et, à présent, désespérée, elle ne peut que s’avouer totalement impuissante face à son fardeau.
Or, peut-être avait-elle entendu, un jour, Jésus annoncer « qu’il n’était pas venu pour guérir ceux qui étaient en parfaite santé mais qu’il était venu pour sauver ce qui était perdu.» Ainsi, la foi de cette malade qui confesse son impuissance est l’œuvre que le Christ requiert et qu’il agrée. C’est pourquoi, Jésus y répond, en présence des disciples et des gens qui les entourent lui le Seigneur, ainsi que cette malheureuse. Il va lui accorder la guérison, car il est impossible que le Seigneur accorde « une pierre à celui qui lui demande du pain ».
Le Christ, par conséquent, garde toute autorité sur la personne dont il s’occupe. C’est lui-même qui agit et guérit en lui disant : « Courage, ta foi t’a sauvée. » Car cette foi est celle que le Christ demande, celle qui s’abandonne totalement, et non celle qui s’offre du bout des lèvres ou qui fait des calculs. Mais une foi qui s’engage, qui prend des risques.
Puis-je encore préciser que cette 3ème option n’exclut pas la foi en tant qu’elle fait avancer cette femme vers le Christ puisque la foi doit me rapprocher du Sauveur, aussi vrai que la vie nous porte en avant. En outre, elle n’exclut pas non plus la 1ère idée, c’est-à-dire, la foi en tant « qu’énergie vitale » qui a donné à cette femme l’ultime force de s’approcher de Jésus et, par là même, de sa guérison. Balzac écrivait : « La quantité d'énergie ou de volonté, que chacun de nous possède, se déploie comme le son : elle est tantôt faible, elle est tantôt forte. »

Mais, la pointe fondamentale de ce récit que nous rapporte Matthieu (et tout spécialement chez lui) est que cette femme n’a pas été guérie dès qu’elle a cru, qu’elle n’a pas été guérie dès l’instant où elle a touché le pan du manteau du Christ. Elle fut sauvée par la Parole du Seigneur (et Matthieu le laisse très clairement entendre) : « Courage, ma fille, ta foi t’a sauvée et à l’heure même, cette femme fut guérie. » [verset 29 de ce chapitre 9]
Après cet événement, (et on l’avait presque oublié !) Jésus arrive enfin à la demeure de Jaïrus où tout est prêt pour le service funèbre de la petite du Chef de la Synagogue : pleureuses, joueurs de flûte, gens agités qui se lamentent, etc. Je ne sais pas comment qualifier ce récit : époustouflant ? poignant ? émouvant ? prodigieux ? miraculeux ? Ah, en tous cas miraculeux ce récit de cette fillette de 12 ans; la fille de Jaïrus qui revient à la vie.
Notons juste en passant que la femme que Jésus vient de guérir était malade depuis 12 ans ; c’est Marc qui le souligne. Voilà donc ce Jésus qui a le don de se mettre à dos les chefs de synagogues en train de guérir le jour du sabbat, la fille d’un chef de synagogue ! Voilà Jésus de Nazareth qui se déclare Fils de l'Homme « et dont on dit.., qu'il dit.., qu'il est « le Fils de Dieu ! »
Une chose frappe au premier abord dans ce récit : c'est l'opposition entre l'attitude désemparée de Jaïrus, le père, (attitude que je ne comprends que trop bien) et le calme de Jésus dont on peut se demander s'il n'aurait pas pu se presser un petit peu. Il ne court pas, il n'a pas l'air de se précipiter et on peut dire qu'il ne perd en rien le contrôle de lui-même. Simplement: il y va ! Il se réserve seulement (si je puis dire) le mode d'exaucement. Il se réserve le mode et le moment.

Mais représentons-nous le Christ accueillant Jaïrus sur le pas de la porte et courant derrière lui, perdant haleine, suant à grosse gouttes pour arriver à temps. Vous l’imaginez, bousculant les pleureuses en criant : « Faites place », puis entrant au pas de course dans la chambre où la fillette est en train de rendre son dernier soupir ; un Jésus qui prononcerait rapidement quelques incantations.
Mais une telle attitude, si elle est d'un ambulancier dans l'exercice normal de son travail, est en opposition avec tout ce que nous savons du Christ, de sa puissance, de sa grandeur, de son autorité ! Et pourtant, c'est probablement ce qu'aurait voulu Jaïrus et au lieu de cela, Jésus avance calmement au-milieu des gens. Et pour compliquer encore l'affaire et retarder le tout : cette femme malade dont on vient de parler. J'ai le sentiment que Jaïrus doit trouver le temps bien long. Qu'est-ce que vous auriez fait, vous, à la place de Jaïrus ? Du moins qu'est-ce que vous avez fait après avoir demandé, espéré et qu'il a fallu revenir à cette idée terrible : Dieu m'aurait-il oublié ?
Et il semble bien que Jésus ne pouvait qu’attirer les moqueries et les doutes en annonçant que la jeune fille n’était pas morte, mais qu’elle dormait ! La croit-il encore vivante ? Bigre non ! Pense-t-il que la mort n’est qu’un sommeil ? Non plus ! Mais il veut faire comprendre à ces gens immédiatement agressifs à sa remarque, que Dieu va montrer que la mort n’est pas ce néant absolument irréparable dont les hommes ont si peur (et on le serait à moins !) et que les gens s’ingénient à masquer par la mélodie des flûtes et les lamentations bruyantes. Jésus veut montrer que, à ce moment, il intervient avec calme et autorité.
Et s’il ose nier cette mort que tous ont admis, c’est que, précisément, il s’en prend à la mort elle-même. Il vient en déclasser la peur, l’empêcher de se manifester au moyen d’une extraordinaire puissance qui est celle de Dieu qui donne la vie à ce qui est mort, comme l’enseigne Paul dans sa lettre aux Romains. La Parole du Christ, disant que la jeune fille n’est pas morte mais qu’elle dort, est celle de la foi qui augure contre toute espérance ; c’est la foi du Seigneur qui sait que Dieu l’exauce toujours.
Il y a plus, ici, qu’un récit extraordinaire ; il y a l’annonce du nouveau monde de Dieu qui vient et dont le Christ est le Roi.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Pierre-Laurent Haesler
Musique
Léana Durney, soprano; Hélène Conrad, violon