Hommes ou femmes en tête ?

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1. Bienvenue chez les Corinthiens
« Bienvenue chez les Corinthiens ! » Oui, je sais, au début, c'est un peu bizarre. On entend des choses qui nous étonnent. Tenez, chez les Corinthiens, on en est encore à s'interroger pour savoir si les femmes peuvent avoir les cheveux courts ou les hommes les cheveux longs. On se demande comment il convient d'arranger ses cheveux pour la prière. Alors, bien sûr, ça surprend. C'est un peu dépaysant.
Mais aujourd'hui, il nous faut aller à Corinthe. Il nous faut faire le voyage. Il nous faut goûter à ce pays, si nous voulons lire cette lettre de l'apôtre Paul autrement qu'avec, en tête, nos seules représentations modernes, de ce que devrait ou pourrait être la place de la femme dans l'Eglise et dans le monde.
Le voyage que je vous propose n'a rien d'original, puisque justement, il y a déjà 2000 ans, l'apôtre Paul l'a fait ce voyage. Et il l'a fait, lui aussi avec ses préjugés sur la foi chrétienne. Notamment, Paul était convaincu d'une chose – on le découvre dans d'autres lettres qu'il écrit, par exemple aux Galates : « parmi vous qui êtes baptisés, écrit-il comme une sorte de slogan, il n'y a plus ni Juif, ni Grec, plus ni esclave ni homme libre, plus ni l'homme et la femme, car tous, vous n'êtes qu'un en Jésus-Christ. ».
Paul était convaincu que dans le regard de Dieu, au travers même des différences, se fondait la reconnaissance d'une égalité irrémédiable entre les humains. Paul l'avait mis en œuvre, cette conviction, en créant des communautés qui mélangeaient les genres. Personne ne le faisait. Personne d'autre. Et on en parlait : vous vous rendez compte ! Dans la même maison, des esclaves et des hommes libres sont assis à la même table, avec les mêmes droits. Des Juifs et des Grecs qui réfléchissent ensemble au sens de la vie ? Des hommes et des femmes qui évoquent leur expérience spirituelle dans une sorte d'échange fraternel ? L'une des raisons du succès du christianisme au premier siècle se situe bien ici : la foi chrétienne fait tomber des frontières sociales. Voyez, chez eux: il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre, ni homme, ni femme. Paul le savait, quand il est allé à Corinthe. Ça marchait!
Sauf à Corinthe. À Corinthe, la conviction de Paul est ébranlée. Et lorsqu'il écrit aux Corinthiens, plus tard, il adapte son discours à la réalité de cette ville: Vous les Corinthiens, ne laissez pas les femmes prendre la parole dans les communautés : qu'elles se taisent et si elles ont des questions, qu'elles interrogent leur mari, à la maison.
Bienvenue chez les Corinthiens. Et un peu comme pour donner de l'air à cette visite du pays de Corinthe, en musique, je vous propose, avant de poursuivre la visite, un saut dans le Cantique des Cantiques chanté : cela s'appelle Heureuse Vie, de Claudio Monteverdi…

2. Tout est permis
Nous voilà à Corinthe. À l'époque de l'apôtre Paul, au premier siècle, il ne restait à Corinthe que des miettes de l'influence de la Grèce classique. Des miettes d'une culture littéraire et philosophique phénoménale. À Corinthe, les idées transmises au travers des tragédies, des comédies, d'une vie politique riche en débats, ces idées avaient nourri, autrefois, la vie sociale. Au travers du théâtre, les Grecs étaient habitués à mettre en scène les relations entre les hommes et les femmes. Et c'était toujours soit des passions extraordinaires, soit des drames épouvantables.
Les Grecs considéraient les relations entre les hommes et les femmes comme une sorte de carrefour passionnel. Ils avaient perçu qu'il y avait toujours une forme d'enjeu dans les relations entre les hommes et les femmes. Un enjeu en suspens, prêt à exploser sous forme de passion ou de drame. Au travers des pièces, l'équilibre entre la passion et le drame est continuellement mis en scène, comme pour l'entretenir, sans le dénier.
Mais lorsque Paul fait son voyage à Corinthe, la culture grecque est en déclin. Cette recherche d'équilibre soigneusement mise en scène par les Grecs dans la rencontre entre homme et femme, dans la société, cette quête d'équilibre n'existe plus. Ce déclin avait laissé place à Corinthe à une forme de liberté de la femme, une liberté sans repère. Il faut le dire, à Corinthe, l'émancipation de la femme avait tourné au ridicule. Pour le dire de façon beaucoup plus crue et en souligner le drame : la femme libre, à Corinthe, tout le monde le savait, c'était plutôt la femme facile. L'émancipation n'était pas à l'honneur de la femme.
Le culte rendu à la déesse Isis en est un signe : dans le culte à Isis, des femmes se caractérisaient par une manière excentrique de se comporter et de laisser tomber leurs cheveux ébouriffés sur le visage, ce qui va donner lieu, aussi dans la communauté chrétienne, à une discussion sur la manière de tenir ses cheveux dans le culte.
Vous le voyez, à Corinthe, la bonne nouvelle de la liberté et de l'égalité risquait de prendre une couleur nauséabonde. Et pour que Paul revienne sur le sujet dans sa lettre, c'est que l'amalgame s'est fait dans la communauté chrétienne. Des femmes qui n'avaient pas d'autres références d'émancipation que celle de leur propre culture, pas d'autre référence communautaire que la participation des femmes au culte rendu à Isis, ces femmes n'ont pas su faire autrement dans les nouvelles communautés chrétiennes. La confusion était à son comble.
Et Paul s'emploie à installer des références, oui, à revenir en arrière sur certains acquis pourtant bien vécus en d'autres lieux. Mais à Corinthe, il fallait – semble-t-il, nous ne pouvons le juger – que la communauté retrouve une forme ancienne d'équilibre ou de déséquilibre dans la participation des hommes et des femmes : la forme ancienne qui voulait que ce qui était de l'ordre de la connaissance, voire de l'esprit – la tête, dit le texte – passe par l'homme. C'est à cette référence que Paul revient : l'homme est la tête de la femme. Remarquez le contraste avec le titre de ce culte : femmes en tête, avec l'image d'une femme qui utilise un porte-voix. Contraste avec cette épître qui parle bien des hommes en tête, et qui coupe le son au porte-voix des femmes.
« Tout est permis », dira Paul comme pour redire la liberté de l'Évangile, « Tout est permis, mais tout n'édifie pas, ne construit pas ». Paul, à Corinthe, va s'assurer que la Bonne Nouvelle ne se transforme pas en un dogme immuable : il vérifie que le message de liberté et d'égalité trouve un terrain favorable. Et à Corinthe, il découvre d'autres besoins.
« Tout est permis, mais tout n'édifie pas. » Encore en musique, le Cantique des Cantiques nous permet de respirer en évoquant la beauté de la fiancée : Ô que tu es belle, mon amie, ma colombe…

3. Femmes en tête
Nous voilà revenus de Corinthe. Avec un détour par l'Afrique et l'image de femmes en tête, qui non seulement ne se taisent pas, mais s'aident d'un porte-voix. « Femmes en tête » dit le slogan. En « tête », justement, le mot que l'apôtre Paul avait utilisé dans son argument, en parlant des hommes en tête.
« Femmes en tête », revendique le slogan, comme pour prendre le contre-pied de la lettre aux Corinthiens. Ici, en Afrique, deux millénaires plus tard, l'émancipation de femmes, de femmes qui prennent les choses en mains, mais aussi en tête, cette émancipation devient source d'entraide, de solutions et d'espoirs.
Les femmes d'Afrique ont compris les signes laissés par l'apôtre. Elles ont compris que le texte biblique ne pouvait jamais se transformer en dogme. Comme si la situation de Corinthe était la même que celle du Mozambique, du Zimbabwe et d'Afrique du Sud. Elles ont compris comment, même l'apôtre, a dû réinterpréter ses propres préjugés et convictions. Les femmes d'Afrique ont compris que ce travail d'interprétation du monde était toujours à refaire au travers de l'Évangile.
Les femmes d'Afrique ont compris, peut-être à la manière des anciens Grecs, mais certainement aussi à la manière dont Paul parle de l'égalité, que leur rôle de femmes ou leur place dans la société avec les hommes relevait d'un véritable enjeu, passionnel ou dramatique.
Ceux qui, aujourd'hui, aimeraient réduire cet enjeu à une question de féminisme ou de misogynie, ceux qui lisent les écrits de Paul dans ces catégories-là, sont en train de passer à côté de la vraie question. Ils dénient ainsi – j'accuse – le défi qui nous est constamment laissé, en particulier au travers de la bonne nouvelle de l'évangile, de soigner l'équilibre passionné que nous vivons dans cette altérité sexuée. L'équilibre du rôle des femmes et des hommes dans la société ou dans une communauté doit toujours être recherché, mais jamais trouvé; il est condamné à être en suspens, à être au cœur d'un enjeu, d'une passion ou d'un drame; d'une réussite ou d'une désillusion.
Dans son dernier livre intitulé « Le drame des sexes », la philosophe Sylviane Agacinski souligne cette nécessaire fragilité, dans une phrase étonnante : « Je ne vois guère la possibilité […] de trouver la formule générale d'un accord entre l'homme et la femme. Et je ne sais pas s'il faut le regretter. Car la paix parfaite entre eux serait plus mortifère encore, peut-être, que leur guerre. » (Seuil, 2008, p. 202).
Toute attitude qui tenterait de figer soit le slogan égalitaire de l'apôtre Paul, soit sa position fermée à Corinthe serait une manière de renoncer à laisser suspendu, comme une passion ou un danger permanent, l'équilibre instable que nous cherchons entre nous, hommes et femmes. Stabiliser cet équilibre reviendra toujours à ouvrir de nouvelles injustices au détriment du plus faible.
J'accuse donc tous ceux qui réduisent la question de savoir si nous parlons des hommes en tête ou des femmes en tête à une simple question de féminisme. Je les accuse. Qui sont-ils ? Je crois que notre propre réaction – ma propre réaction – à la lecture des textes d'aujourd'hui, disent quelque chose de la nécessité de nous remettre en question; ils me disent quelque chose de la nécessité de me remettre en question.
L'Évangile transmis par Paul nous invite à vivre de ce déséquilibre, à découvrir la passion de l'amour qui s'en dégage; à affronter avec lucidité les drames qui s'y jouent.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Pierre-Laurent Haesler
Musique
Francesca Puddu et Isaline Dupraz, solistes