Emmaüs, un chemin de vie entre absence de Dieu et rencontre du ressuscité

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Elisabeth Reichen
Il fait frais dans l’église, je suis seule, je veille dans le calme. Un oasis de paix. Autour de l’église la vie active et animée du centre ville. On entend son grouillement étouffé à travers les gros murs.
La paix ici dedans, n’est-elle pas un peu vide ? Un faux calme, celui de ne pas vouloir se laisser déranger. Le calme entre ces quatre murs, érigés peut-être par la peur de ne pas pouvoir rencontrer Dieu autrement ou alors qu’il pourrait s’échapper ? Qu’est-ce qu’une église ? Un bâtiment pour garder la paix et quelle paix ; le calme et quel calme ? Pour garder Dieu ? Pour qui ? Pour quoi ?
Au début Jésus n’avait pas d’église, il partageait le pain dans un bistrot, nous l’avons bien entendu dans le récit ou dans la nature, au bord du lac. Et il y a eu rencontre, une vraie rencontre.
Mes pas me précipitent vers la porte. Je la pousse doucement. La chaleur du soleil me touche et me donne un sentiment de bien-être. J’ouvre tout grand les portes. « Venez », dis-je aux gens qui passent d’un pas pressé, « venez, car il y a à manger et à boire, à écouter, à partager et à rêver, venez… ! »
Et ils viennent. Beaucoup de personnes. On mange ensemble, on écoute des histoires qui racontent les merveilles du monde, on parle ensemble, on se rencontre, on apprend à se connaître. Les murs vides et frais deviennent chauds et colorés, l’église devient la maison du peuple.
« Il est là », me dit quelqu’un en passant. « Qui ? Où ? » Je ne comprends pas. « Il est là, ouvre tes yeux ! » dit la personne encore une fois et s’en va vers quelqu’un d’autre. Je cherche parmi les gens, je traverse toute la longueur de cette grande maison de Dieu. Maison de Dieu ou maison du peuple ? Serait-ce un nouveau sens à donner ?
Il se fait tard, les gens partent peu à peu, me donnent la main, me remercient. Ils ont l’air heureux pour la plupart. Moi aussi, je me sens bien. C’était bon d’être avec eux ! C’est comme s’Il avait été là. Comme si… Non, pas « comme si » : Il était là, parmi nous, Il a partagé le repas avec nous, tout était si délicieux. Il a parlé avec nous, écouté nos histoires et nos partages. Oui, Il était là, véritablement.
Je porte la joie dans le cœur. Il y a du désordre partout. « On peut t’aider à ranger ? » Et Il est encore là ! Nous rangeons les souvenirs plein la tête. Quand on s’entraide ça va vite, c’est même un plaisir de continuer un peu le partage et de rêver encore un peu à ce qui s’était passé et à ce qui pourrait encore se passer ! Car « quand on rêve seul, ce n’est encore qu’un rêve. Quand on rêve ensemble c’est déjà la réalité » disait Dom Helder Camara.
La prochaine fois je ne tarderai pas trop pour ouvrir les portes – faire profiter d’une paix vivifiante, d’un calme qui est habité d’odeurs et de couleurs, de tendresse et de sons. L’église est une grande maison qui peut accueillir beaucoup de monde. Un toit pour tous. Puisque nous les avons, ouvrons-les à l’autre. Même s’il y aura du désordre, mais le chaos et l’amour vont en pair. Le bonheur n’arrive pas derrière une porte fermée où l’on garde jalousement le calme et la paix. L’accueil de l’autre nous offre des surprises, des cadeaux. C’est tous les jours une fois comme à Emmaüs. Ouvre tes yeux tout simplement !
Werner Habegger
Travailler en terre étrangère. C’est la première réalité de mon travail d’aumônier de jeunesse. Comment transmettre l’écriture aujourd’hui à des jeunes qui ont bien assimilé la logique de la terre dans laquelle ils vivent ! Pourquoi viens-tu avec ce vieux texte ? Ne pourrais-tu pas balayer ce vieux livre et écrire un message d’aujourd’hui ! C’est de notre expérience que doit venir le message ! C’est en nous que nous devons trouver le contenu de notre spiritualité ! Pourquoi faire des efforts pour comprendre la bible ?
Préjugé profondément ancré ! Monde de la jeunesse, et pas seulement, devenu étranger même à l’idée d’une tradition ! La Bible devenue une parfaite inconnue pour la majorité de nos jeunes. Heureusement cela ne les empêche pas de s’engager après leur catéchisme et de donner beaucoup de temps dans l’accompagnement des camps. Parce qu’une rencontre a eu lieu ! L’amitié partagée, la vie de groupe respectueuse de chacun.
La formation que j’ai le plaisir de coordonner avec mes collègues en paroisse est notre chemin d’Emmaüs. Pendant trois ans nous donnons aux jeunes la possibilité de transmettre la Bible avec nous ! La première surprise c’est que des jeunes marchent avec nous, et la deuxième c’est qu’ils s’intéressent. Un parcours de formation exigeant permet d’aller plus loin que le constat de la mort de notre tradition ! C’est peut-être la plus grande joie d’un aumônier de jeunesse d’accompagner des jeunes comme le Christ l’a fait sur ce chemin entre Jérusalem et Emmaüs. Sur le mode du célèbre guide du routard, nous partons à la découverte de cette terre étrangère qu’est la Bible. Nous en parcourons les plus beaux paysages
Nous donnons des clés de lecture aux jeunes moniteurs. Et une méthode de lecture.
1. Comprendre ce que je visite, apprendre à regarder les aspérités du paysage, connaître les gens, leur contexte de vie, apprécier les variétés et les genres et pouvoir en dire quelque chose de sensé.
2. S’approprier le texte, exprimer en quoi il éclaire mes relations avec moi-même, Dieu et les autres.
3. Chercher une piste pratique pour agir en cohérence avec ce que je sais et ce que je ressens.
Ils sont capables de prendre du plaisir dans le voyage. Ils s’identifient aux disciples d’Emmaüs, parmi les gens que nous leur permettons de découvrir. Après avoir visité le texte, ils deviennent eux-mêmes des guides pour les touristes catéchumènes ! Bien sûr, la visite du pays sera souvent quête, recherche, doute, mais aussi dans des moments privilégiés, une rencontre qui transforme et génère l’enthousiasme et la foi.
J’aurais bien voulu que deux jeunes puissent participer à ce culte, mais voilà ceux de la paroisse sont tous engagés au camp de catéchisme dans la Drôme. Je laisse à l’un d’eux la conclusion : « Je comprends mieux ce que peut signifier la résurrection pour moi: chaque fois que je me relève d’un échec, d’un moment de déprime c’est une force de résurrection qui agit en moi ! »
Carlo Robert-Grandpierre

Nous aspirons à connaître, nous aimons savoir, nous voulons qu'on nous explique. Dans les médias, les journaux télévisés et les bulletins d'information ont les plus fortes audiences. Nos sociétés consacrent d'importants budgets à l'instruction publique, la démocratie croit à la valeur de la formation, et notre Eglise réformée neuchâteloise aussi y croit : c'est la mission même du ThEF : Centre cantonal de Théologie - éducation - formation…
Mais le texte d'aujourd'hui nous montre que la connaissance ne sauve pas ! Ce qui n'atteint que notre intelligence et nos idées ne suffit pas à nous mettre en mouvement, à nous faire vivre, ou revivre. Les deux disciples qui s'éloignent avec tristesse de Jérusalem avaient lu et relu les prophètes, ils avaient côtoyé Jésus, reçu ses enseignements et pensaient connaître sa mission. Mais ils ne comprennent pas le tour tragique qu'ont pris les événements. Ils sont désemparés, voire amers. Se sont-ils trompés, ou ont-ils été trompés ? Et maintenant qu'un inconnu apparemment bien informé (et qui pourrait l'être mieux que lui ?) leur explique le sens de ce qui s'est passé à Jérusalem, la lumière ne se fait pas encore dans leur esprit. Certes, ils ne sont pas indifférents – plus tard ils reconnaîtront que leur cœur brûlait aux paroles de cet homme. Mais rien de plus.
Il faudra attendre le moment du repas partagé pour que quelque chose d'autre se passe, quelque chose qui n'est pas un supplément d'information mais une révélation, qui n'augmente pas le savoir mais l'éclaire d'une lumière nouvelle et lui donne tout son sens. C'est la rencontre, avec son caractère d'évidence ! Et c'est alors une triple reconnaissance qui a lieu : d'abord au sens où l'on identifie quelqu'un. C'est bien lui; dans le sens aussi où ils reconnaissent Jésus pour ce qu'il est véritablement, le Seigneur ressuscité; enfin, au sens de gratitude, comme on en éprouve pour tout porteur de bonne nouvelle, quand on a envie d'embrasser celui qui nous remet du cœur au ventre.
Le texte est sobre sur ce qui d'abord les « empêchait de voir ». Bien sûr, Jésus n'est plus tout à fait le même qu'avant sa mort; mais au-delà de ce mystère, il y a celui de notre aveuglement spirituel, nous qui pouvons regarder sans voir, écouter sans entendre et celui de l'humanité tout entière, si savante et si aveugle, de nos contemporains si informés de tout et si ignorants de ce qui (nous) paraît l'essentiel. A l'autre bout, le mystère n'est pas moins grand de cette soudaine illumination, du surgissement de la parole – ou de la présence – qui touche et transforme. Et au cœur de tout ça, le mystère de notre liberté. Car de cette expérience vivifiante, nous ne disposons pas, impossible de la planifier. Pour les 2 disciples, elle est arrivée sans prévenir, comme un cadeau !

Mais il ne serait pas juste d'en rester à cette représentation-là, fataliste comme selon les Anciens celle de l'amour, qui était distribué capricieusement par ces angelots dont le flèches enflammaient au hasard tels ou tels cœurs, laissant les humains en situation de pure passivité. Les disciples, eux, s'ils n'ont bien sûr pas provoqué cette rencontre, se sont mis en situation de la vivre, ils s'y sont rendus disponibles par une attitude de recherche et d'écoute humble, et puis ils ont eu la sagesse de retenir ce compagnon providentiel, lorsque la nuit tombait. Le reste est grâce. Mais quelle grâce ! Qui ressemble à une résurrection pour ces pauvres gars moroses; ils s'éloignaient de Jérusalem en traînant la savate, on les imagine maintenant y retourner au pas de course !
Ce temps de l'Ascension est celui où le Seigneur nous a quittés. Plutôt que de le chercher dans l'au-delà des nuées, il nous a été suggéré, ici même jeudi, de le trouver dans l'en deçà de notre cœur. Notre situation ressemble à celle des disciples d'Emmaüs. Ils se croyaient abandonnés et orphelins, alors que leur Seigneur était déjà ressuscité, même tout proche d'eux. Avant la Pentecôte, nous espérons la venue de l'Esprit Saint – alors qu'il est déjà là. Les jeunes, a-t-on dit tout à l'heure, sont plus sensibles à la rencontre de leurs semblables qu'à celle de Jésus, plus abstraite. Est-ce très différent pour nous ? La rencontre du Christ se fait le plus souvent par la médiation de l'humain, à travers un « prochain ».
Voilà ce que je peux nous souhaiter, frères et sœurs, de tout cœur : une rencontre vivifiante avec celui qui donne la vie en abondance. Pas forcément là où nous avons l'habitude de l'attendre – ou de nous croire attendus par lui – mais sur nos chemins banals et quotidiens où le Seigneur marche à nos côtés, le plus souvent incognito.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Co-prédicateurs : Elisabeth Reichen, diacre et Carlo Robert-Grandpierre
Orgue
Philippe Laubscher
Musique