Poussières et cendres

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Chers amis d'ailleurs et d'ici,

Que ceux d'entre vous qui ont leur propre Bible sous les yeux pour suivre les lectures de ce matin ne nous soupçonnent pas d'avoir mal indiqué les références du texte de Job.
S'ils n'ont pas reconnu le texte indiqué, c'est que ce passage du chapitre 42 comporte tant de difficultés de traduction, que nos versions synodales ou TOB ou français courant nous offrent des interprétations fort différentes, voire incompatibles.
Le verset 3 : "Je t'interrogerai et tu me répondras." Pour les uns, c'est Dieu qui s'adresse ainsi à Job. Mais pour les autres c'est une allusion aux questions et aux reproches pressants que Job lui-même, souffrant, adressait à Dieu : Il disait en effet dans le courant de ses interventions : "C'est au Dieu tout puissant de me répondre."
Au verset 6, il est question de "cendre et de poussière". Pour les uns, le fait que finalement Job ait "vu Dieu le console d'être misérable" dans la poussière et dans la cendre. Mais pour les autres, c'est justement parce qu'il a été face à la grandeur et à la sainteté de Dieu qu'il réalise qu'il n'est lui-même que "poussière et cendre".
Pour les uns, après avoir vu Dieu, Job pousse un soupir de soulagement, lui qui dans son épreuve avouait "respirer avec peine, comme dans une vie qui va s'éteindre." Mais pour les autres, son soupir est de douloureuse confusion : il regrette d'avoir, dans sa révolte "orgueilleusement bataillé
avec Dieu" "e retire ce que j'affirmai… j'ai eu tort", dit Job.

Et nous pourrions continuer ainsi à mettre face à face ces traductions qui s'appuient sur d'excellents arguments pour percer à leur manière les mystères du vocabulaire et de la construction de ce passage.
Par bonheur, au sujet de l'essentiel qui retiendra notre attention ce matin, ces traductions sont toutes en accord. Job a fait une expérience spirituelle marquante…, mais il est toujours dans la cendre et la poussière.
Job a vécu une expérience spirituelle marquante : maintenant, il y a des choses dont il est certain : "Je reconnais" dit-il, "Je sais." Dans les chapitres précédents, à tout moment, Dieu lui disait : "sais-tu ? Sais-tu la saison où naissent les bouquetins, sais-tu à quelle loi les constellations obéissent, sais-tu qui dit au coq que la pluie va venir ?..." Job était confronté à son ignorance. Maintenant, il peut dire que l'essentiel, il le sait.
Et non seulement il sait, mais il a vu : "De mes yeux, Seigneur, je t'ai vu." A-t-il eu une vision, une révélation spectaculaire ou en tous cas convaincante ? Il est difficile de répondre précisément, mais d'une façon ou d'une autre son ancienne prière a été exaucée : "Comme j'aimerais savoir où trouver Dieu !" Il lui a été donné de rejoindre ces quelques grands et rares privilégiés dont l'Ancien Testament dit qu'ils ont "vu Dieu" : Moïse, Esaïe, et d'autres prophètes.

Il a donc bénéficié d'une expérience spirituelle extraordinaire. Mais, il est toujours dans la cendre et la poussière. La cendre et la poussière expriment la fragilité humaine, physique, morale et spirituelle. On se souvient d'Abraham qui adressait à Dieu sa prière pour Sodome en disant : "Excuse-moi d'oser Te parler, moi qui ne suis qu'un peu de poussière et de cendre." (Genèse 18, 27)
On se souvient que Job lui-même, lorsqu'il se découvre privé de ses enfants et de ses richesses, se jette à terre le front dans la poussière, comme anéanti; puis malade, il s'assied au milieu d'un tas de cendre (Job 2, 8); et enfin dans le sentiment d'être rejeté par Dieu et par les homme, il se sent "poussière et cendre." (Job 30, 19)
Et bien maintenant, malgré le cheminement fait, malgré l'expérience forte de la proximité de Dieu vécue, Job est toujours dans sa poussière et sa cendre. Avouez que cela ne va pas de soi. Nous, nous avons plutôt tendance à associer notre fragilité face à la vie, face aux autres, face à l'avenir à une absence d'expérience claire de Dieu, à une absence de certitude, de conviction établie. On pense : si je savais vraiment, si je croyais vraiment, si j'avais une preuve, si j'avais vu Dieu comme Job..., j'aurais plus d'assurance, de sentiment de sécurité, j'aurais moins peur, je me sentirais moins fragile.

Or voilà que chez Job cohabitent la plus haute expérience spirituelle et la plus intense conscience d'une fragilité. Est-ce à dire que ce qu'il vient de vivre finalement avec Dieu ne lui a servi à rien ? Non. Non, car sa fragilité de la fin n'est pas du tout de même nature que sa fragilité du début.
Au début de son épreuve, il prend conscience de sa fragilité lors de la perte de tout ce qui faisait sa vie, lors de la disparition des siens de ses acquis. Nous aurions dit aussi "C'est fou ce qu'on est peu de chose."
Après son face-à-face avec Dieu, le spectacle de l'œuvre originale, déconcertante et forte de Dieu le confirme certes dans son expérience de sa propre faiblesse, de sa modeste dimension humaine, de sa petitesse, mais la vision d'un Dieu attentif à chacune de ses créatures fait que maintenant sa fragilité est habitée de confiance.
Lorsqu'est survenue son épreuve, ses amis et lui ont été d'abord été plongés dans le silence, le silence d'une souffrance indicible. Nous disons : "Après ce qui s'est passé, on ne sait pas que vous dire, il n'y a pas de mots...", mais maintenant que Job "retire tout ce qu'il affirmait" dans sa protestation, son silence n'est plus le même. C'est le silence qui naît lorsqu'il n'y a rien à rajouter. C'est le silence, langage de la foi.
Tout au long de son épreuve, Job a harcelé Dieu de questions, des questions qui le troublaient lui. Comme nous disons : "Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi encore nous ? Toujours nous ? Maintenant, son silence est celui de la paix retrouvée. Non pas la paix de celui qui a reçu réponse à toutes ses questions, mais la paix de celui qui a découvert, qu'au cœur même du trouble causé par les questions sans réponses, il y a possibilité d'une expérience de Dieu déterminante.

Dans son épreuve, appauvri et défiguré, Job déchirait ses vêtements dans un geste exprimant la rupture sociale subie par qui est rejeté. Comme on dit : "Je sais bien, je suis de trop, il vaudrait mieux que je libère la place." Mais maintenant, bien que cendre et poussière, il sait qu'il a une place : il vient de voir défiler devant lui les merveilles d'une création qui dans un sens est pour lui. Il vient d'entendre une parole de Dieu, sous la forme d'ailleurs d'un poème qui est le plus beau de tout le livre de Job, poème de Dieu, parole de Dieu, pour lui. Il est sur la poussière et la cendre c'est vrai, mais il est surtout destinataire de l'attention que Dieu, généreusement, lui porte.
Au début il est humilié dans sa pauvreté et dans sa chair repoussante, et il rêve "de se présenter un jour devant Dieu fier comme un prince" (Job 31, 37) maintenant, il est humble comme le sont les plus grands devant Dieu.
Souvenez-vous le début du livre de Job : Le Satan avait parié que Job éprouvé en viendrait maudire Dieu : "Je parie, Seigneur, qu'il te maudira ouvertement." L'aventure de Job ouvre finalement une brèche dans cette logique qui veut que toute épreuve s'enlise en révolte désespérée et solitaire.
L'aventure de Job, ne nous promet pas la fin de ce qui dans nos vies est fragilité physique, morale et/ou spirituelle. L'exaucement accordé à Job ne fut pas d'abord celui-ci. La destinée de Job vient plutôt nous fortifier dans cette espérance qu'au cœur de nos fragilités Dieu peut nous rejoindre pour nous en débarrasser ? Non, mais pour nous remettre toujours en route et nous permettre d'aller du silence du désarroi teinté de résignation à un silence plus paisible, d'un sentiment de rejet à la conviction d'être accueilli, d'un sentiment de faiblesse désespérante à une faiblesse habitée de confiance, de l'humiliation à l'humilité.

Dieu a permis à Job de faire ce chemin, grâce à une révélation qu'il lui a accordée. Dans le vocabulaire de ces chapitres, il faudrait dire que c'est par une révélation que le créateur a recréé, relevé Job.
Peut-être sommes-nous invités ce matin à faire place en nous aux révélations que, peut-être, Dieu nous destine pour nous relever ? Peut être sommes-nous invités à ouvrir les yeux toujours plus attentivement sur tout ce que Dieu nous a déjà montré en Jésus-Christ, comme Paul qui, vous l'avez entendu, a reçu de lui vie dans sa fragilité.
Certainement en tous cas sommes-nous invités à garder toujours en mémoire la destinée de Job, écrite pour nous entraîner à vivre, à notre tour, nos poussières et nos cendres dans la lumière apaisante de la présence attentive de Dieu.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Edith Lang
Musique
Choeur mixte de Gland, dir. Mme De Jong