" Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? "

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J'ai tremblé en préparant ce culte, cette prédication. Je tremble encore au moment de prêcher. Car cette parole et ce moment sont lourds. Ne vaudrait-il pas mieux garder le silence ? Ce qu'on va dire peut-il être à la hauteur de ce qui se joue là, au cœur de cette parole ? Cette parole qui est un cri : Jésus cria. Cria fort, et même autrement que simplement fort, car Marc souligne : d'une grande voix ; mégalè phônè, même si on ne sait pas le grec, on comprend ; on sait ce qu'est et à quoi sert un mégaphone !
Donc, la grande voix de Jésus criant : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " Qu'est donc devenue la première parole échangée, toujours selon Marc, entre le Dieu de Jésus et son fils, la parole du baptême : " Tu es mon Fils bien-aimé ; je mets en toi toute ma joie ". C'est dans l'événement de Pâques que l'on découvrira la continuité de cette communion, la force de cet amour plus fort que la mort, la joie du lien réaffirmé entre Dieu et son Fils, et à travers Jésus, le lien indestructible de Dieu avec tous ses fils, toutes ses filles, nous les humains.

Mais aujourd'hui, nous ne sommes pas à Pâques ; aujourd'hui il s'agit d'autre chose, il s'agit de solitude, et d'abandon, et de souffrance. Au cœur de cette détresse, nous savons que Jésus crie, d'une voix forte, cette phrase, qui est aussi le début du psaume 22, que tous les Juifs pieux connaissent par cœur. Cette parole est une prière. Ce cri est un cri adressé, à celui-là même qui semble ou qui est silencieux et absent.
L'évangile ne fait pas la psychologie de Jésus. Nous n'avons pas accès au cœur et à l'esprit de Jésus. Mais nous pouvons voir ce qui se passe. Nous voyons la solitude de Jésus. Nous voyons son abandon progressif. Cet abandon n'est pas d'abord le fait de Dieu. C'est d'abord le fait de la communauté humaine. S'il y a ici une communauté, c'est une communauté contre. C'est une communauté de moquerie. C'est une communauté de rejet.
Vous connaissez bien cette histoire : les disciples se sont enfuis, les autorités romaines et juives se sont entendues, plutôt bien, les soldats ont fait leur travail : ils obéissent. Une fois Jésus crucifié, nous l'avons entendu. Chacun y va de son couplet : les gens secouent la tête et ironisent méchamment, les chefs des prêtres, les maîtres de la loi, se moquent, les crucifiés, de chaque côté, l'insultent : il n'y a pas, chez Marc, de bon larron.
Jésus, abandonné, souffrant, à l'agonie, prie alors le psaume des abandonnés et des souffrants : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Combien d'hommes et de femmes ont-ils prié ce psaume ? Vraiment ce psaume, parce qu'il faisait partie de leur culture, de leur tradition, de leur foi ! Combien de Juifs, d'abord, et surtout, de chrétiens ensuite ont prié le psaume 22 ? Et puis combien d'hommes et de femmes ont-ils prié ce psaume sans le savoir, sans le connaître ? Combien d'hommes et de femmes ont-ils crié une version profane de ce psaume, pour dire leur tristesse, leur colère, leur détresse, leur souffrance, leur désespoir, leur impuissance ?

Pourquoi moi ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? Pourquoi tant de mal dans le monde ? Pourquoi est-ce que, si souvent, ce sont les salauds qui sont les plus forts et triomphent ? Pourquoi la maladie ? Pourquoi tant de choses absurdes, et cette accumulation de souffrance dans certaines existences ? Le mal qu'on me fait, que la vie me fait, ou les autres, ou moi-même. Le mal dont on parle. Le mal qu'on nous montre, quand on nous montre la Tchétchénie, ou le Mozambique.
J'ai rencontré plusieurs personnes ces derniers temps qui m'ont dit, avec peut-être d'autres mots, leurs mots, tirés de leur expérience : " Je suis atteint, je suis entamé par la souffrance du monde, elle m'alourdit, elle m'étouffe. " De plus quand on est triste, quand on souffre, on se retrouve seul, souvent. La souffrance fait fuir les autres, les embarrasse. Ne sommes-nous pas tous profondément maladroits face à un grand malade, ne sommes-nous pas étrangement silencieux ou au contraire bavards à l'excès face aux déprimés ? Ce sont des situations qui nous révèlent des choses difficiles sur nous-mêmes.

Et aussi, souvent : le mal que j'ai fait, que je fais, aux autres et aussi à moi-même, si indissolublement mêlé au mal qu'on m'a fait ou que la vie m'a fait. Car souvent, quand on a mal, on fait mal. C'est comme ça. Alors, est-il vraiment seul, Jésus, quand il prie et crie : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " En un sens, oui, bien sûr. Et c'est bien ce que Marc veut nous faire voir : Jésus, abandonné de tous. Mais du même coup, Jésus rejoint une foule immense, la foule de ceux et celles qui dans la détresse se sont senti abandonnés, qui face à la forte voix du mal - car le mal aussi a un mégaphone, une grande et forte voix - se sentent tellement seuls, tellement faibles, à l'agonie ; un combat, mais un combat perdu, parce qu'on n'est pas de taille.
C'est dans cette solitude-là, ce désarroi, c'est dans notre existence blessée et mise en question par le mal, que Jésus nous rejoint. Nous ne sommes pas seuls. Dieu pousse le mystère de l'incarnation jusqu'à l'extrême de la solidarité : avec nous dans la souffrance, comme il y a eu, certain jour, solidarité dans la joie d'un banquet de noces. C'est ainsi que Jésus se montre serviteur, en venant partager. Il ne s'agit ici ni de punition, ni de sacrifice, ni de rétribution. Nulle part l'évangéliste Marc n'écrit ces mots. Il s'agit de solidarité. Jésus de Nazareth est proche de l'homme qui souffre. Il vient par là même ouvrir un espace nouveau, où nous puissions affronter le mystère du mal.
C'est la première bonne nouvelle au cœur de ce mystère de l'agonie de Jésus. Il y en a une deuxième, que j'ai déjà évoquée en passant : Le cri de Jésus est encore une prière. C'est à son Dieu que Jésus dit : " Pourquoi m'as-tu abandonné ? " La foi n'exclut pas mais au contraire englobe, intègre, les plus grosses questions, les indignations, les dégoûts, les lassitudes. Elle les oriente. Elle les adresse à Dieu. Elle ne les laisse pas macérer dans la marmite fermée de notre cœur : elle les dirige vers celui qui est le responsable ultime de toutes ces questions, puisqu'il a créé le monde. Que Dieu assume donc les questions que la vie suscite, la vie qu'il a voulue.

Il y a une troisième bonne nouvelle, que Paul annonce en disant que Dieu a choisi les choses faibles et folles du monde pour confondre les fortes et les sages. Mais là nous sommes déjà sur le versant de Pâques. Alors, pour aujourd'hui, je vous propose de garder l'accent de la solidarité : Jésus nous rejoignant jusqu'en ces lieux où nous crions notre détresse. Nous invitant par là à crier nous-mêmes, à dire, à ne pas être stoïques, héroïques, à ne pas banaliser le mal et la souffrance sous je ne sais quel prétexte, par exemple celui qui veut qu'il y ait tant de gens plus malheureux que nous. La souffrance des autres est une chose. La mienne en est une autre. Le mal et la souffrance ne peuvent se mesurer.
Mais la solidarité de Jésus est aussi invitation à vivre nous-mêmes cette solidarité, à parler aussi avec les autres souffrants, à plaider pour eux dans ce grand tribunal de la prière, où il s'agit de n'accuser personne, mais de dire, clairement ; dire la souffrance, la détresse, l'impuissance…

Solidarité à l'exemple de cette petite fille de huit ans, rentrée chez elle de l'école avec beaucoup de retard. Et sa maman fort inquiète, comme on peut le penser, la questionne : " Que s'est-il passé ? " La petite fille explique que l'une de ses camarades de classe, en sortant, a cassé sa poupée, qui s'est retrouvée à terre toute désarticulée. Et la maman d'imaginer la suite : " Ah, alors tu l'as aidée à réparer sa poupée ; tu as bien fait ". Mais la petite fille de dire : " Non, Maman, pas du tout. Je me suis assise à côté de ma copine, et je l'ai aidée à pleurer ".

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-Christophe Geiser
Musique