Vocation

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Ce qui se passe sur les bords du lac de Galilée, et que nous rapporte le récit de l’Evangile de Marc que nous venons d’entendre, a de quoi particulièrement nous surprendre. En effet, il suffit d’un simple appel de la part de Jésus pour que des hommes abandonnent aussitôt tout ce qui constituait leur vie et se mettent en route vers un avenir pour le moins incertain. La brièveté, la sobriété du texte qui ne nous donne aucun détail sur la façon dont les choses se sont passées, nous laisse néanmoins penser qu’à travers ses paroles, Jésus devait avoir une force de persuasion et de conviction hors du commun pour réussir à arracher ces hommes à leur quotidien et à les entraîner aussitôt à sa suite, sans prendre aucun temps de réflexion, sans qu’apparaisse aucune hésitation de leur part.
La force mobilisatrice de cette Parole de Jésus prend certainement sa source dans le fait qu’elle porte en elle les accents de la vérité. Elle saisit celui à qui elle est adressée, elle vient le toucher au cœur. Tout comme autrefois d’ailleurs, la Parole confiée par Dieu à Jonas et qui sut rejoindre les habitants de Ninive et les amener à une transformation radicale. Jésus possédait très certainement cette force de conviction, manifestée par l’authenticité de ses paroles et de ses actes, qui amenait ses auditeurs à vivre avec lui dans une relation de confiance absolue. Jamais il n’essayait d’impressionner ceux et celles qu’il rencontrait, mais il savait, par ses paroles, par tout son être, emporter l’adhésion de ses auditeurs qui pouvaient croire à ce qu’il disait, que ce dont il leur parlait valait la peine d’être vécu même en en payant le prix fort, comme l’abandon de son foyer, de son milieu de travail et de vie.

Ce récit de l’appel des premiers disciples vient mettre en lumière ce qui constitue en fait le signe de la vocation véritable, de notre vocation à chacun et chacune d’entre nous, c’est-à-dire la découverte que rien ne peut nous enfermer, nous tenir prisonnier de façon définitive et nous empêcher d’être ce que nous sommes. C’est un souffle de liberté qu’apporte Jésus. Son appel, direct et radical dans son exigence, vient faire sauter les obstacles qui nous enferment et qui nous empêchent d’être pleinement nous-mêmes. Il transgresse le tabou du conditionnement social qui veut nous faire croire que ce que nous accomplissons, notre labeur quotidien, aurait la capacité de déterminer ce que nous sommes. Certes, il serait absurde de vouloir nier entièrement que notre travail n’a aucune influence sur notre vie, mais il est tout aussi abusif de voir en lui une capacité de déterminisme tel, qu’il nous confinerait à un état de quasi-esclave. La place du travail est si prédominante dans notre société, que ce dernier détermine le statut social, au point que ceux qui en sont privés sont marginalisés, exclus de la société. Vous le savez, c’est le sort que connaissent hélas trop bien les personnes qui sont confrontées à l’épreuve du chômage. Sans vouloir nier la revendication légitime du droit au travail, il est tout de même important de souligner que nous n’avons que trop tendance à faire de celui-ci un critère à ce point important qu’il efface l’humain. Pour beaucoup de nos contemporains, leur vie n’est motivée que par la réussite de leur plan de carrière, et on voit des personnes qui sont même prêtes à tout sacrifier pour leur profession. Bref, réussir se résume pour ceux-ci à réussir dans sa carrière professionnelle. On en vient ainsi à une vision passablement réductionniste de l’existence qui ne peut se justifier que par ce que l’on accomplit et comme si tout y était déterminé par avance. Pour reprendre notre récit de l’Evangile, cela reviendrait à dire par exemple qu’André est pêcheur et qu’il le restera jusqu’à la fin de ses jours. André est né pêcheur et pêcheur il mourra. Mais c’est justement cela que l’appel de Jésus vient remettre fondamentalement en cause.
Et il s’attaque aussi à l’idée hélas bien présente que nous ne sommes finalement que le produit de notre héritage génétique et de notre éducation. Voilà encore un réductionnisme qui enferme et que Jésus vient faire voler en éclat par l’appel qu’il lance aux pêcheurs du lac de Galilée. Dans sa façon provocatrice d’agir, Jésus ne nie pas l’importance des questions sociales et de la vie en communauté, mais il les aborde d’une façon nouvelle, complètement libre. Le travail quotidien, la nécessité de gagner sa vie n’étaient bien sûr pas moins absents il y a 2000 ans qu’ils le sont aujourd’hui, et pourtant Jésus n’hésite pas à arracher des hommes à leur travail. Cela peut paraître choquant que de poser un geste en apparence aussi irresponsable. Comment peut-on laisser en plan son outil de travail, tous ses biens et partir ainsi à l’aventure ? En agissant de la sorte, on s’interdit tout retour en arrière. Et c’est bien intentionnellement que Jésus fait opérer à ces hommes une rupture radicale dans leur vie. Mais après avoir posé un tel geste, à quoi dès lors s’accrocher ? Et bien justement, c’est le caractère définitif de cette rupture qui a justement la capacité de révéler qu’il est faux de croire que notre identité ne serait forgée que par ce que nous faisons. C’est là que s’exprime de façon éclatante le caractère puissamment libérateur contenu dans l’appel de Jésus qui rompt avec le discours de la résignation et du statu quo. Face à lui, les hommes qu’il interpelle sont rendus à eux-mêmes, ils ont enfin la possibilité de devenir ce qu’ils sont authentiquement au plus profond de leur être. C’est là ce que Jésus vient nous révéler à nous aussi pour nous rendre à notre véritable humanité : nous ne vivons pas uniquement de ce que nous faisons et la rupture libératrice que Jésus vient instaurer dans notre vie pourra nous permettre, si nous l’accueillons, de saisir notre vocation humaine dans sa plénitude, celle que Dieu veut que nous puissions tous vivre.

C’est ainsi qu’à travers l’histoire de Simon, d’André, de Jacques et de Jean, nous pouvons être amenés à notre tour à découvrir qu’il y a des projets de vie pour lesquels il vaut la peine de tout laisser tomber. Car c’est une chose que de produire ou faire quelque chose, et c’est important, particulièrement lorsque nous pouvons exprimer nos talents, notre savoir-faire, notre créativité, et il ne s’agit pas d’y renoncer, mais c’est encore une tout autre chose de savoir ce qui fait de nous véritablement des êtres humains et ce pourquoi il vaut la peine de vivre. Ainsi, ce récit nous pose la question suivante : sommes-nous prêts nous aussi à recevoir cette Parole qui libère la force spirituelle et à laisser advenir en nous la pleine humanité qui nous constitue et qui nous rend vraiment vivants ?
On le voit bien, par sa parole, Jésus vient briser les carcans qui nous enferment et nous transforment en robots, en outils de production et de consommation. Mais risquer la liberté à laquelle il nous ouvre a aussi son prix : celui d’accepter de renoncer à nos sécurités et à ne pas nous complaire non plus dans le rôle un peu trop confortable de victime de la société.
Toutefois, dans cette rupture radicale, il y a malgré tout un élément de continuité. En effet, les hommes qui abandonnent barques et filets sur la plage pour suivre Jésus ne cessent pourtant pas complètement d’être ce qu’ils étaient : c’est-à-dire des pêcheurs. Cela vient quelque peu nuancer ce que je viens de dire plus tôt, mais en fait le métier de ces hommes va en quelque sorte acquérir une vertu nouvelle qui les humanise. Tout ce qui fait partie des qualités de leur profession (la ténacité, la patience, la persévérance l’attention) va être renouvelé et venir s’intégrer dans leur nouvelle mission : “ Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. ”

Maintenant, il nous faut encore souligner un point important : comme j’en ai fait la remarque au début, il semble pour le moins invraisemblable de voir des gens quitter brusquement leur métier après avoir entendu le simple appel lancé par un inconnu et cela devient plus incroyable encore lorsque le récit nous décrit le départ tout aussi brutal de Jacques et Jean, laissant en plan leur père Zébédée avec ses ouvriers.
Abandonner ses parents, sa famille, pour suivre sa propre vocation est certainement encore plus difficile que de renoncer uniquement aux sécurités extérieures. Et il peut paraître plus confortable, plus sécurisant de renoncer à sa liberté, à accomplir sa vocation humaine en évitant cette rupture pourtant nécessaire. (Rappelons-nous, dans un autre contexte, le premier refus de Jonas). Mais ce que Jésus vient encore nous révéler, c’est que tous, nous ne sommes pas seulement les fils ou les filles de nos parents et que nous ne devons surtout pas nous contenter de le rester, car nous sommes aussi appelés à devenir enfants de Dieu. C’est une rupture dont Jésus a d’ailleurs dû faire lui-même la douloureuse expérience lorsque sa famille le fait chercher et veut le ramener au foyer familial.
L’appel fait aux disciples de tout quitter vient manifester de façon provocante que rien n’est absolument inéluctable dans notre vie. Non, rien n’est écrit à l’avance. Mais il faut du courage, il faut de la détermination et une force intérieure certaine pour être capable d’opérer cette rupture avec sa famille, avec son milieu de vie et de travail.

Nous le savons bien, la force de la tradition peut être tout à la fois oppressante et sécurisante. C’est pourquoi Jésus nous appelle à cette rupture indispensable pour découvrir que le passé (la tradition, les conditionnements sociaux et familiaux) n’a pas le pouvoir de bloquer l’avenir et qu’il est possible de devenir soi-même tout en étant ouvert aux exigences du moment. Il faut cesser de se fuir, en s’enfermant dans la routine, dans les fausses sécurités pour oser aller au-devant de ce qui constitue vraiment l’essentiel. Il y a là un lâcher-prise nécessaire, une perte à accepter pour gagner en confiance et en humanité.
Tout comme les premiers disciples, nous sommes nous aussi interpellés par l’appel que Jésus nous adresse : une parole qui peut faire surgir en nous une force libératrice, capable de transformer l’avenir. Car ce que ce récit vient dévoiler est tout à fait fondamental : par sa Parole, Jésus nous fait découvrir que nous avons tous la capacité de transformer notre vie, à aller de l’avant dans une liberté réelle, au-delà de tous les obstacles que nous n’arrêtons pas pourtant de dresser nous-mêmes sur le chemin de nos vies.
Lorsque Jésus proclamait que Dieu et son Royaume étaient proches, il ne faisait en fait qu’énoncer une nouvelle façon de vivre, lui qui éprouvait au plus profond de son être cette proximité bien réelle, une proximité que ses premiers disciples purent découvrir eux-mêmes lorsqu’ils répondirent à son appel en devenant des hommes véritables à ses côtés.

Amen.

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Détails

Avec la participation de
Orgue
François Desbaillet
Musique
Les petits chanteurs de la Cathédrale, dir. P. Favre-Bulle