La création : désenchantée ou en chantier ?

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«L’Esprit atteste donc à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu». «En effet, ceux-là sont fils et filles de Dieu, qui sont conduits par son Esprit». Paul dixit aux Romains, dans le passage lu dimanche dernier. C’est un passage qui nous a appelés à vivre la spirale de notre existence dans le sens d’une inspiration vers le haut : une vie bel et bien terrestre, mais qui tire sa force de la résurrection. Un appel à vivre dans cette direction, alors que tout, ou presque, nous pousse à mener la spirale de notre vie dans le sens d’une aspiration vers le bas : vers une vie qui, d’une façon ou d’une autre, se laisse fasciner par le mal et par la mort…
Vous avez dit : «fils et filles de Dieu» ? ! Ben voyons ? ! Rien que ça ! Vous ne manquez pas d’humilité ! Votre humanité, pourtant, devrait vous suffire amplement ! En tout cas, elle ne vous ferait pas de mal, elle ! Avec toutes ces guerres de religion ! C’est toujours le début du fanatisme, quand on parle de Dieu ! Et puis ces histoires d’Esprit, y a qu’à voir, ça finit tôt ou tard par un naufrage…

Aujourd’hui, chers amis, si l’on veut éviter de se casser la figure sur le roc de la déception, il faut consentir à réduire ses aspirations aux dimensions d’un mouchoir de poche. Ne plus attendre grand-chose du côté des grands idéaux, religieux ou autres. Il faut se rendre à l’évidence : déchanter et cesser, une fois pour toutes, de croire aux lendemains qui chantent… «Bienheureux ceux qui n’attendent jamais rien de personne : au moins, ils ne seront jamais déçus !» Eh bien voilà une jolie béatitude, à la pointure de nos esprits. Aujourd’hui, on a fini par comprendre — Dieu merci — que le monde est ce qu’il est. Et que ce n’est pas nous qui allons le changer. Dieu merci, oui ! Parce qu’à force de coups de barre à gauche ou à droite (ou encore au milieu), on n’a pas changé la face de la terre.
Combien de fois a-t-on voulu changer les choses de force, mais en provoquant l’accouchement d’un monde nouveau caricatural ! Et même sans parler des applications dictatoriales dans des pays plus ou moins lointains, combien de fois a-t-on espéré, dans nos régions, en des lendemains qui chantent ? ! Mai 68, ça ne vous rappelle rien ? Non ? ! Alors peut-être votre jeunesse, les JP, les camps, les voyages et les soirées où l’on refaisait le monde… ? On rêvait, à l’époque, de lendemains qui chantent. Mais plus on avait rêvé qu’ils chantassent fort, plus il s’avérait qu’ils chantaient faux. C’est fou ! Est-ce donc fou d’espérer ? Est-ce donc fou d’aspirer à autre chose ? Faut-il la naissance d’un enfant pour réapprendre l’espérance ?
Pour illustrer l’esprit dans lequel je crois que nous vivons maintenant, j’aimerais vous citer quelques lignes d’un philosophe français qui s’est fait remarquer, l’an dernier, par son «Petit traité des grandes vertus». Professeur de philosophie, André Comte-Sponville a éprouvé le besoin de revisiter les vertus prônées par la tradition morale, celle de nos philosophes et de nos théologiens. Notre auteur ne croit pas — ou plutôt il ne croit plus — en des lendemains qui chantent, mais il voudrait élever ses enfants dans ce que la morale a de meilleur : les vertus. A propos de «l’humilité», voici sa conclusion, qui m’a profondément interrogé :
«L’humilité est (…) peut-être la plus religieuse des vertus. Comme on voudrait s’agenouiller dans les églises ! Pourquoi se le refuser ? Je ne parle que pour moi : c’est qu’il faudrait m’imaginer qu’un Dieu m’a créé — et de cette prétention au moins, je suis libéré. Nous sommes si peu de chose, si faibles, si misérables… L’humanité fait une création tellement dérisoire : comment s’imaginer qu’un Dieu ait voulu cela ? C’est ainsi que l’humilité, née de religion, peut mener à l’athéisme. Croire en Dieu, ce serait péché d’orgueil». (André Comte-Sponville in « Petit traité des grandes vertus», p. 198)
Eh bien, bon ! C’est au moins lucide. C’est, d’une certaine façon, humble. C’est un état d’esprit qui ne prétend en tout cas pas qu’on écrive esprit avec une majuscule. La minuscule suffit largement à rendre le dérisoire de la création. Une création dans laquelle on peut se contenter d’une vision horizontale. Gare aux envolées verticales et aux majuscules ! Là, au moins, tout le monde peut se retrouver. Y compris moi, y compris Paul…
Paul sait bien — ce n’est pas à lui qu’on va l’apprendre ! — il sait d’expérience que notre humanité fait une création dérisoire. Mais son regard n’en reste pas à ce constat. Paul regarde ce qui s’est passé à la Croix du Christ Jésus : cette grande croix qui n’est pas un simple poteau, mais bel et bien le poteau indicateur de l’espérance. Pourquoi ? Parce que l’Esprit de Dieu a ressuscité ce Christ Jésus et que, par le même Esprit, nous sommes entraînés vers la résurrection. L’histoire qui s’est passée à la Croix et au tombeau vide est une expérience unique ! Absolument unique. Mais cette expérience est tellement puissante qu’elle fonde toutes les espérances de celles et ceux qui veulent bien croire.
Il faut y aller, il faut y aller pour dire, comme Paul le fait : «J’estime que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous». C’est une parole d’espérance par excellence ! Quand on voit ce que le monde endure, oser dire : c’est sans proportion avec ce qui doit venir ! Ce qui se passe aujourd’hui — si pesant soit-il — ne fait pas le poids ! Pas le poids devant ce qui doit nous arriver. L’être est d’une insoutenable légèreté, face à ce qui l’attend en Dieu… Oui, c’est bel et bien de poids que Paul prend la mesure. On pourrait traduire ainsi : «Le poids des souffrances actuelles ne fait pas le poids devant le poids de ce que nous allons connaître : la gloire». Je rappelle que le mot «gloire», bibliquement, c’est d’abord une notion de poids. La gloire de Dieu, c’est qu’il a du poids. Mieux : la gloire de Dieu c’est qu’il va en donner davantage à ses créatures. Et pas seulement ses créatures humaines, aussi à sa création.
La création, Vous l’avez sous les yeux maintenant, vous qui nous écoutez. Quant à nous, ici, on peut fermer les yeux et l’imaginer. Le petit ruisseau qui chante, est-ce pour louer Dieu ou pour se lamenter ? Et les grands arbres qui lèvent les bras au ciel, font-ils une prière de louange à l’Eternel ou bien réclament-ils justice ? Les deux, probablement, parce que la création toute entière est traversée — comme nous et avec nous — de sens et de non-sens. Elle est livrée — comme nous et avec nous — au pouvoir du néant. Esclave de la même corruption. Soumise — qui sait ? — aux mêmes sentiments douloureux. Qui sait ? Paul, le sait. Et les enfants aussi.

Dimanche dernier, alors que je remontais du jardin potager avec notre fillette Madeleine, nous nous sommes arrêtés devant le clapier pour dire bonjour aux lapins. Faire halte devant le clapier, c’est un rituel, avec cette petite fille de trois ans. Or ce dimanche-là, Madeleine a décrété que les lapins étaient tristes. «Tristes, ah oui ? Mais à quoi le vois-tu ?» «Je le vois dans leurs yeux». Parole d’enfant. Parole d’enfant sur cette création qu’elle découvre déjà dans toutes ses dimensions : belle, mais souffrante. Pleine de sens, mais pleine de non-sens. C’est que l’homme n’a pas été créé sans la création, frères et sœurs. Et pour cette raison précise, il ne sera pas libéré sans elle. Vous comprenez ?
Paul doit combattre deux vilaines tendances spirituelles, quand il écrit sa lettre aux Romains : la première est celle des croyants revanchards, ils en ont tellement assez de cette vie terrestre qu’ils n’ont d’attente que pour le ciel. Mais un ciel sans corps. Pour eux, la création ne mérite qu’une chose : la poubelle. Attention : vous faites fausse route, vous vous trompez lourdement, parce que vous voulez fuir la réalité que Dieu n’a jamais cessé d’aimer et de vouloir sauvez. Par votre évasion sur vos Sirius imaginaires, vous lui faites injure !
L’autre tendance, à l’opposé, est celle des enthousiastes satisfaits. Pour eux, il n’y a rien à attendre de fondamentalement nouveau. Attendre quoi ? On y est arrivé ! On a tout ce qu’il nous faut, grâce à Dieu, nous sommes déjà au ciel. A ceux-là — qui ne voient rien et qui confondent leur belle vision du monde avec la réalité — Paul rappelle une chose : si vous avez oublié d’attendre, oublié de soupirer et de gémir, sachez que la création, elle, n’est pas dispensée : elle gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. C’est que le monde nouveau n’est pas encore né à sa réalité. La création est en plein travail, elle accouche lentement de ce monde nouveau, où vous pensez vivre déjà maintenant. Allez, au travail, paresseux ! Prenez votre part dans les contractions du monde.

Aujourd’hui, les tendances continuent de traverser nos Eglises. Entre la résignation et la révolution, nous continuons à vivre un rapport difficile au monde, à nous-mêmes et à Dieu. Nous sommes encore tentés par les mêmes solutions simplistes. Avec quelques variantes. La plus grande variable étant évidemment la nouvelle donnée écologique. Ce que l’on ne connaissait pratiquement pas à l’époque de Paul, nous l’expérimentons à grande échelle : l’humanité — ou en tout cas une petite partie d’entre elle — précipite la création dans des souffrances irréparables. Et là, nous ne pouvons pas ne pas entendre le reproche qui nous est fait du côté du monde musulman : si tous les êtres humains menaient le train de vie des Occidentaux, la création ne pourrait tout simplement pas le supporter. Cela nous fait-il gémir ? Ou bien hausser les épaules ?
Si la Bible, notre Bible parle d’une libération de la création gémissant dans les douleurs de l’enfantement, il faut — c’est évident ! — ne pas s’en réjouir ou même en rajouter. A force de mépriser cette terre — une terre sans laquelle nous ne serons pas sauvés — nous risquons fort de transformer l’accouchement en avortement. A chacune et à chacun de régler son espérance… sur celle de Dieu ! Nous avons une espérance pour l’individu, bien entendu, mais aussi pour la création. D’ailleurs, c’est exactement le même mot grec, le mot «création» (= Ktisis), qui désigne l’individu quand Paul affirme la naissance nouvelle de l’être humain uni au Christ : «Si quelqu’un est en Christ il est une nouvelle création. Les choses anciennes sont passées, voici toutes choses sont devenues nouvelles». (2 Corinthiens 5, 17)
Comment savons-nous tout cela ? Il faut dire que nous le savons d’espérance. En attendant, il est vital d’en faire une expérience de vie aujourd’hui. «Nous avons été sauvés, dit Paul, mais c’est en espérance». Chez nos frères et sœurs juifs, on raconte l’anecdote suivante : «Quand a donc eu lieu la sortie d’Egypte, demandait un fils à son père, le soir de la Pâques ? Eh bien, répondit le père à son fils : elle a eu lieu demain !» Paul ne dit pas autre chose.
Demain ? Un autre exode. En attendant, nous allons vers ce qui vient. Comment ? En y allant, en marchant. Et pourquoi pas en chantant aujourd’hui ce qui sera chanté dans les lendemains que Dieu nous a préparés… Ecoutez, pour terminer, écoutez ce qu’en disait Calvin dans l’un de ses sermons. Après avoir chanté la musique de Goudimel, on peut bien écouter un brin de paroles de son grand contemporain : «Il y a beaucoup aujourd’huy qui voudroyent sçavoir par une curiosité non moins impertinente que sotte, quelle sera en Paradis la gloire des fidèles, s’ils seront assis ou debout, s’ils se proumeneront… Brief, ils voudront aller par toutes les chambres de paradis, pour sçavoir quel il y fait, et cependant ils ne se soucient point d’en approcher. Or nous sommes au chemin : marchons, marchons donc cependant que nous sommes en ce monde». (Jean Calvin, Sermon LXIV sur l’harmonie évangélique).

Ainsi soit-il.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Christine Brechbühl
Musique
Choeur Carmina, direction Thierry Dagon