Le signe de la présence de Dieu

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On aime aujourd'hui séparer ce qui concerne la foi, qu'on limite volontiers au domaine personnel, intime et privé, et la vie publique avec ses interrogations, ses défis et ses engagements. Sans doute n'a-t-on pas tout à fait tort si l'on en croit les leçons de l'histoire où, à côté d'un rôle constructif, éducatif, caritatif et novateur l'Eglise a trop souvent cédé à la tentation du pouvoir. La volonté de gouverner les peuples et de diriger les consciences est incompatible avec l'Evangile et dénoncer cela fut un des services que la Réforme rendit à la société toute entière. La dignité humaine et notre soif de liberté s'accommodent mal des mots d'ordre et des idéologies autoritaires quelles qu'elles soient.

Cela étant rappelé avec force et conviction, il faut pourtant se souvenir que les jeûnes qui ponctuent l'histoire de l'Eglise et l'histoire de notre pays sont nés le plus souvent de la volonté d'éclairer le quotidien, et en particulier les jours d'épreuve, par la lumière d'une foi faite de repentance, de confiance et de solidarité. Bien sûr, le jeûne est aussi une affaire individuelle et la tradition chrétienne l'associe depuis les temps les plus lointains à la prière et à la méditation. Le Christ jeûna au temps où commençait son ministère et, innombrables furent ceux qui, à son exemple, se privèrent de nourriture dans une attitude ascétique parfois extrême, pour se rendre disponible à la rencontre avec Dieu. Ce fut le cas tout au long de l'histoire de l'Eglise, c'est le cas aujourd'hui encore et cette pratique, qui n'est pas le seul fait de la tradition chrétienne, accompagne la spiritualité d'autres religions que la nôtre. Le jeûne communautaire et parfois officiellement recommandé, nous renvoie, lui, le plus souvent à des faits précis ou à des événements dont chacun pouvait mesurer les conséquences dans sa vie matérielle, dans sa santé ou dans son appartenance à tel ou tel groupe religieux ou social. Les grands fléaux du passé qui ravageaient des populations entières en furent l'occasion. Les grandes disettes qui s'abattaient régulièrement sur nos régions en un temps où nos connaissances en agronomie ne permettaient pas de réguler la production agricole étaient une raison d'appeler ceux qui avaient encore de quoi manger à s'abstenir de nourriture, par solidarité avec les plus démunis, bien sûr, mais aussi pour demander à Dieu de rendre la terre plus généreuse et les cieux plus cléments. Les épidémies de peste qui périodiquement décimaient la population des grandes villes étaient elles aussi une raison de s'humilier devant un Dieu que l'on croyait irrité en se privant des plaisirs de l'existence. Les guerres qui ruinaient non seulement les Etats mais aussi chaque famille en lui arrachant ses forces vives, les massacres perpétrés par une soldatesque avide de sang et de pillage, les persécutions de tous ordres, et notamment les persécutions religieuses, suscitaient elles aussi un élan de foi et de prière que l'on exprimait à l'égard d'un Dieu compatissant par toutes les formes d'abstinence. La Suisse connut cela et Genève connut cela. Et chaque fois, les autorités civiles et religieuses unissaient leurs voix pour inviter la population à l'intercession, à l'humiliation et à un examen de conscience. Sans doute avait-on déjà compris que l'effort de chacun peut, avec la grâce de Dieu, apporter les améliorations et les délivrances espérées.

Et c'est ainsi qu'à Genève, en 1567, les pasteurs proposèrent aux autorités de promulguer un jeûne. C'est le plus ancien qui soit mentionné dans les archives de notre cité. En ces jours-là, on avait peur, car la nouvelle était arrivée dans nos murs de la prise de Lyon par les armées du Roi de France, avec tout ce que cela impliquait comme menace pour les Huguenots de cette ville. Cinq ans plus tard, le mercredi 3 septembre 1572, on jeûna aussi à Genève lorsqu'on apprit le terrible drame de la nuit de la Saint-Barthélémy qui vit périr à Paris une dizaine de milliers de protestants massacrés avec haine et fanatisme. On jeûna après l'Escalade pour remercier Dieu de sa miraculeuse délivrance. On jeûna en bien d'autres jours sombres encore lorsqu'on pensait n'avoir plus d'autre recours que la miséricorde divine. Pourtant, contrairement à l'idée la plus communément admise, le Jeûne Genevois ne remonte qu'à la fin du XVIIème siècle, en ce temps où l'on prit conscience des privilèges dont on jouissait dans une ville prospère, en paix, et libre spirituellement et politiquement. Un jour annuel d'actions de grâce fut alors décrété, comme ce sera également le cas en 1832 pour le Jeûne Fédéral. Sans doute le jeûne fut-il observé en ces temps où la foi et la conscience collective étaient probablement plus vivantes qu'aujourd'hui, en ces temps que les Genevois idéalisent un peu, mais qui sont pourtant le creuset dans lequel s'est formé ce qu'on appelle volontiers l'Esprit de Genève. La tradition d'accueil et la tradition humanitaire de notre ville en sont inséparables, comme en sont aussi inséparables sa passion pour la liberté et sa curiosité intellectuelle et scientifique. Mais ici comme ailleurs, le sens profond des usages s'est émoussé et s'est estompé. Le Jeûne Genevois tomba en désuétude et peu s'en fallut qu'il ne fut totalement abrogé. Le fait n'est d'ailleurs pas récent puisqu'au siècle dernier déjà les pasteurs eux-mêmes n'en voyaient plus, pour la plupart, ni la nécessité, ni l'opportunité. Paradoxalement c'est son seul aspect de jour férié qui décida de son maintien en tant qu'acquis social !

Jeûner ou ne pas jeûner le premier jeudi de septembre; mettre à part ou non un jour particulier pour s'interroger sur sa foi, bien sûr, mais aussi sur le quotidien, sur la société, sur les rapports humains, sur les affaires de ce monde, sur la vie de notre société et sur notre responsabilité devant Dieu et devant les hommes : la question mérite pour le moins d'être posée et garde son actualité au delà de la seule tradition locale genevoise à laquelle un certain nombre d'entre nous sont encore attachés. Car si effectivement on peut se priver de nourriture, on peut aussi mettre à part un temps, une date, pour se laisser plus particulièrement convier à la réflexion et à la prière. Pourquoi ce qui était bon pour nos pères ne le serait-il pas aussi pour nous et les défis que nous lance le monde contemporain ne sont-il pas aussi pressants que ceux auxquels ils durent faire face ?
Vu sous cet angle-là, et malgré sa perte de signification aux yeux du plus grand nombre, le Jeûne Genevois ne conserve-t-il pas sa raison d'être ?

Notre temps n'est pas un temps joyeux et insouciant, même si pour beaucoup il est encore possible de jouir d'une vie de qualité et si les loisirs auxquels chacun aspire restent à la portée de bon nombre d'entre nous. Nous avons encore le privilège de vivre dans un pays et dans une cité qui ne connaissent pas les dramatiques conditions économiques qui mettent en cause le développement de nombreuses régions du monde. Nous avons encore le privilège de jouir d'une remarquable stabilité politique et d'une relative sécurité, tant en ce qui concerne notre vie quotidienne que notre pays tout entier. Nous ne sommes pas directement touchés par les dramatiques affrontements qui, non loin de nos frontières et jusqu'aux extrémités du monde, dressent les uns contre les autres des peuples, des régimes totalitaires et des idéologies intolérantes. Nous avons le privilège de pouvoir offrir à nos enfants une formation intellectuelle et une formation professionnelle de haut niveau. Nous avons le privilège de jouir d'un système social relativement équitable et généreux. Nous pouvons compter sur des soins médicaux performants. Nous avons le droit à la parole, le droit à la différence, le droit de faire connaître nos opinions, de nous rassembler et de prendre une part active aux affaires du pays. Ces privilèges, ils remontent loin dans le temps, si loin que nous nous y sommes habitués sans toujours en mesurer la valeur et sans toujours nous souvenir qu'ils ne vont pas de soi. Et voilà que soudain, sortant d'une insouciance qui dura de longues années, nous sommes contraints d'ouvrir les yeux sur des réalités moins souriantes. Nous avons dû admettre que le chômage nous concernait aussi. Nous avons dû constater que dans nos rues vivent des hommes et des femmes qui se sont trouvés marginalisés par une société qui ne parvenait plus à leur faire une place. Nous avons redécouvert la pauvreté souvent cachée et pourtant bien réelle, la dure réalité financière à laquelle se heurtent un certain nombre de nos familles. Nous avons dû constater que l'égalité des chances à laquelle on avait cru était moins évidente. Nous avons redécouvert les conflits sociaux; on s'est remis à parler d'injustice; on a réveillé des rivalités et des jalousies qui sont les premiers symptômes des périodes de crise. Et du même coup, on s'est replié sur soi, sur les sécurités auxquelles on croit pouvoir se raccrocher. La peur inavouée a rendu plus tenue les relations de travail et les visages se sont peu à peu fermés.

Il a bien fallu aussi laisser les convulsions du monde entrer dans nos maisons et dans nos préoccupations, ces convulsions dont les médias répercutent chaque jour jusqu'à nous les cris et les mortels silences. A l'illusion d'un monde fraternel né de la rencontre de peuples autrefois séparés a succédé l'image terrible de la guerre en Yougoslavie, en Tchétchénie, au coeur de l'Afrique secouée par les rivalités ethniques. On a revu ces images d'hommes et de femmes mutilés, jetés sur les routes de l'exil et pleurant devant leurs maisons détruites. On a dû admettre non sans déception que la folie humaine n'était pas encore guérie et que notre capacité de dialoguer était encore bien fragile.

On a eu peur aussi, lorsqu'on a constaté le désarroi spirituel d'hommes et de femmes se laissant entraîner sans discernement dans des sectes ou des groupements qui ne les ont conduits qu'à leur propre destruction et à la mort.
On a peur encore de ce mot terrible qui est le mot "demain" et qui contient aux yeux de beaucoup autant de menaces que de promesses. Et pourtant, il faut bien continuer la route : il faut bien vivre le jour qui commence et ceux qui viendront après lui. Il faut bien tenter aussi de trouver un sens à sa vie qui ne peut pas être que survie; il faut bien aussi que naissent les occasions de sourire et même rire. Il faut bien ne pas se laisser écraser, garder quelque part au plus secret de son être une espérance, aussi fragile soit-elle, l'espérance qui est si vulnérable et pourtant indispensable. Il faut bien trouver des lieux de convivialité pour sortir de la solitude qui nous guette. Il faut bien que l'étudiant croie en son avenir s'il veut avoir la force d'affronter des études difficiles. Il faut bien que l'homme politique croie en l'avenir s'il veut trouver la force de s'engager avec générosité et compétence au service de la collectivité. Il faut bien que les parents croient en l'avenir s'ils veulent donner à leur enfant le meilleur d'eux-mêmes et faire de lui un être capable de s'assumer un jour. Il faut bien croire en l'avenir si nous voulons que les travaux et les jours ne soient pas qu'une pesante succession d'efforts et d'heures vides de sens. Il faut encore croire en l'avenir lorsque la vie nous a meurtris, nous enlevant un être cher ou nous arrachant nos dernières illusions.

"Vous entendrez parler de guerre et de bruits de guerre; on vous livrera aux tourments et l'on vous fera mourir; la charité du plus grand nombre se refroidira" écrit Matthieu.
Le Jour du Jeûne Genevois est probablement une des occasions de se replacer devant la réalité ambivalente de la vie, même si nous parvenons parfois à en oublier les aspects les plus durs parce que nous ne sommes pas meurtris personnellement. On a le droit de rire et de chanter, et il faut savoir le faire; mais on n'a pas le droit de se fermer les yeux et les oreilles lorsque parviennent jusqu'à nous les sons et les images bouleversantes qui sont le douloureux écho de la vie de nos semblables. Nous avons le droit d'être heureux, sans fausse culpabilité; mais nous n'avons pas le droit de nous complaire de manière irresponsable dans un bonheur égoïste. Ce serait moralement inacceptable et face à l'Evangile, ce n'est rien de moins qu'une trahison.

Le chrétien, c'est une évidence, n'est pas meilleur que le non-chrétien et pas plus que quiconque il n'a de réponse toute faite à apporter aux défis de notre temps. Peut-être pourtant avons-nous un service à rendre, un service humble, un service discret, mais un service nécessaire. Deux mots le résument : l'espérance, née au matin de Pâques, et la responsabilité personnelle, dont le Christ a fait le centre de son message. Il faut que dans la morosité de notre temps des hommes et des femmes osent parler d'espoir et de liberté. Il faut que dans la dureté de notre temps des hommes et des femmes concrétisent cet espoir et cette liberté par des attitudes et des actes constructifs. Il faut que des hommes et des femmes prononcent ces paroles lues dans leur Bible et qui sont le rappel de la fidélité de Dieu. Il faut que le mot "Evangile", qui veut dire "Bonne nouvelle" ait à nouveau un contenu pour ceux qui luttent, qui souffrent et qui parfois cèdent sous les coups de l'adversité. C'est notre rôle de chrétiens que d'être témoins de cela, c'est aussi le coeur même du message de la Réforme qui a rappelé la dignité de chacun et qui a trouvé dans la grâce de Dieu, dans sa bienveillance, dans son pardon, un élan vital qui nous pousse à la rencontre des autres dans lesquels nous reconnaissons le visage du Christ.
Dire merci pour ce qui nous est donné, c'est aussi lutter pour que ce dont nous jouissons puisse être partagé par tous. Le message de l'Evangile est clair, simple, compréhensible par tous, et cette simplicité est la plus forte des interpellations. Il ne s'agit pas là de savantes doctrines. Il ne s'agit pas là d'une morale imposée à la conscience individuelle par une quelconque autorité humaine. Nous n'avons pas besoin de tout cela ! Il s'agit bien davantage d'un choix personnel né de la rencontre avec le Christ qui ne méprisa jamais les heureux et les privilégiés, mais qui les plaça devant leurs responsabilités en leur indiquant ce qu'est le vrai sens de l'amour. On n'impose pas ni les idées, ni les comportements. Par contre on met sa fierté à découvrir quelle est la petite place que l'on peut occuper dans la grande famille humaine. On n'impose pas des devoirs et on ne jalonne pas les chemins d'interdits. La vraie foi en Jésus Christ est spontanéité. C'est une foi agissante et c'est une foi confiante, c'est une foi qui grandit lorsqu'elle est vécue, c'est cette même foi qui était celle du prophète Esaïe et qui lui permettait d'écrire inspiré par son Dieu : "Tu es mon serviteur, je t'ai choisi, et ne te rejette point. Ne crains rien, car je suis avec toi !"

Jour du Jeûne Genevois : jour de réflexion, de prière, de reconnaissance et de réponse à la générosité de Dieu. Il est bon que cela nous soit rappelé de temps en temps aussi bien à chacun personnellement qu'en tant que peuple. Il est bon que nous nous souvenions de notre passé, de la foi et de la persévérance de beaucoup de ceux qui nous ont précédés. Il est bon que nous mesurions nos privilèges et que nous en rendions grâce à Dieu. Il est bon que nous trouvions dans tout cela un rappel de nos responsabilités à chacun. Dans le pluralisme de notre société, c'est un témoignage que les chrétiens peuvent rendre, et même si les protestants sont devenus minoritaires dans la Cité de Calvin, cette date du calendrier, née de leur richesse spirituelle, peut encore être un signe offert à tous : le signe de la présence de Dieu dans l'histoire des hommes, le signe de sa fidélité, le signe de la complicité qu'il a voulu tisser avec tous ceux qui s'efforcent de lui être fidèles.

Amen.

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François Desbaillet
Musique
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