L'engagement d'obéissance

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Obéir, ça ne va pas à sens unique. Au fond, obéir, ce n'est pas la boucler, ce n'est pas écraser, ce n'est pas abdiquer toute liberté, renoncer à sa propre responsabilité et exécuter des ordres sans réfléchir. Obéir, c'est écouter. Pour cela, il faut être deux au moins, il faut qu'il y ait relation, il faut que passe la vie. En hébreu, obéir c'est écouter et la bible utilise le même mot pour désigner l'écoute de Dieu face à Israël et l'écoute d'Israël face à Dieu. La grande prière que tous nos frères et soeurs juifs apprennent par coeur, "écoute Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu un" fait écho à la prière intime du prophète Jérémie :"écoute-moi, Seigneur," ce cri qu'il fait jaillir quand il est accusé, quand il est acculé.

Il y a réciprocité : le peuple d'Israël est à l'écoute de Dieu et Dieu est à l'écoute de son peuple. Ce mot d'écoute a donné naissance à deux mots frères qui ne se ressemblent plus guère, mais qui ont le même sens. Le mot obéir est de la même racine que le mot exaucer. Exaucer, ex-audire, et obéir, ob-audire, que ça vienne d'en haut ou d'en bas, c'est finalement une question de relation entre-deux, et même si on parle "d'en haut" ou "d'en bas" il faut mettre entre guillemets parce que depuis l'incarnation on ne sait plus très bien si Dieu est en haut ou s'il n'est pas plutôt en bas. L'obéissance, la vraie, c'est celle qui est écoute , qui me sort de moi pour entendre l'autre, qui me décentre, qui établit une relation, de même que l'exaucement, le vrai est écoute ; il sort Dieu de son ciel pour entendre la plainte des humains, il établit une relation qui le pousse à communiquer. L'écoute, l'obéissance, c'est donc la mise en relation entre deux êtres, avec la tension que signifie toute relation.
Suivons Jésus jusqu'à Gethsémané, suivons-le par le texte biblique, là même où les disciples n'ont pas pu le suivre, tout engourdis par le sommeil, peut-être aussi parce qu'au coeur de l'obéissance, de la vraie obéissance, il n'y a pas de témoin. Elle est de l'ordre de l'intime : je suis livré à moi-même. Et c'est un moment dramatique que celui de Gehsémané, là où au plus intime de lui-même, l'autre vient bousculer Jésus.
Nous avons tous nos Gethsémanés, ces moments où au plus intime de nous-mêmes, il y a l'appel de l'autre qu'il soit homme, qu'il soit femme ou qu'il soit Dieu. Là où la simplicité est lisse, pure, comme un ange de Noël, l'obéissance est souvent rude, déchirée, déchirante, bouleversante, comme une mise en croix. Il faut aller à l'essentiel de soi-même, il y a combat, il y a littéralement agonie, mais il y a liberté. A Gethsémané, Jésus n'est pas comme l'adolescent Isaac, que l'on conduit au sacrifice sans le consulter, Jésus n'est pas non plus comme Ismaël, qui, selon le Coran, accepte sans broncher le sacrifice . Jésus, lui, a son mot à dire et il le dit, il résiste. "Père s'il était possible que"... il proteste, il regimbe, il ose exprimer ce qu'il ressent, il se bat avant de s'incliner.
Finalement il dit oui, mais en disant oui à son père, c'est à la fois à un autre et à lui-même qu'il dit oui. A ce moment-là la tension ne se situe plus entre lui et son père, mais il y a d'un côté son père et lui qui sont un, qui sont solidairement unis, et de l'autre côté, il y a la réalité, il y a ce mal qui résiste, cette tentation de tout renier.

L'obéissance du Christ devient cohérence : s'il n'avait pas obéi, il aurait mis par terre tout son ministère de service, de responsabilité. Obéir, une aventure qui mène loin, qui mène au plus profond, qui mène jusqu'à l'essentiel de soi-même, de sa vocation, à l'écoute de cette voix fondamentale qui m'appelle, moi, à être Claude, qui vous appelle, vous à être Madeleine, ou Jacques, ou Anne, ou Marie, ou Marianne ou Paul. Obéir, c'est écouter en profondeur cette voix qui ne nous laisse pas indemnes et qui nous touche jusque dans nos émotions, jusque dans notre corps. "Pris d'angoisse, il priait plus instamment et sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre". C'est ainsi que Luc l'évangéliste décrit Jésus à Gethsémané. L'obéissance, la vraie se vit au niveau des tripes, des émotions fortes, elle met en branle des pulsions, elle provoque des tremblements d'être, des larmes, des sanglots, Mais, discrètement, Luc signale alors la présence d'un ange, qui fortifiait Jésus. "Tu te crois seul ? Non, tu n’es pas tout seul. Tu peux partager ton deuil, tu peux te laisser pleurer dans les bras de quelqu'un qui comprend...
Savez-vous que la terre est peuplée d'anges, que parmi tous nos frères et soeurs humains, il y a des anges sur notre route, souvent tout simples, souvent ceux que l'on n'attend pas, et qui sont là au moment crucial, pour nous faire un signe, pour nous donner un petit geste, pour nous accueillir dans notre désarroi, pour nous offrir leur écoute, pour donner un écho aux bruits qui s'entrechoquent dans notre corps ?
Il y a des anges, sous toutes les formes, pour nous écouter, pour nous ausculter, c'est au fond le même mot: cette attention aux bruits qui viennent dans nos coeurs et qui souvent parlent beaucoup plus fort que Dieu, le père, au coeur du combat de Jésus, vient l'ausculter par le signe de l'ange, il vient l'écouter au croisement de son obéissance, à la croix de son écoute. Et c'est alors en nous écoutant, oserais-je dire, en nous obéissant, et dans le sens le plus profond que Dieu nous permet à nous d'obéir, au sens vrai et au sens fort. Obéir d'une obéissance qui n'est pas mécanique ne va pas sans histoire. Comme le disait Pierre, "il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes", et cette obéissance vraie peut entraîner des désobéissances concrètes. Le triste anniversaire d'Auschwitz, de tous les camps de concentration et toutes les horreurs aujourd'hui nous le rappellent : ceux qui ont obéi sans discuter aux ordres inhumains de leurs chefs ont fondamentalement désobéi.
C'est un genre d'obéissance-dressage qui conduit à une logique de mort où il y a aussi des émotions, mais qui sont refoulées pour conduire à l'horreur. Nous avons tous fait une fois ou l'autre l'expérience de devoir obéir à des ordres ou à des attitudes injustes, que ce soit de parents, de maîtres, de chefs, abusant de leur pouvoir pour forcer à l'obéissance : ça parle très fort au niveau de nos sentiments dans ces moments-là. Le silence pesant d'une classe d'école où l'on sent que chacun écrase parce qu'il y a l'obéissance de la terreur... je parle de l'école, mais ça peut très bien se passer partout ailleurs, dans l'Eglise aussi bien qu'au bureau, dans la famille..
Vous connaissez les sentiments qui viennent. Soit alors on écrase et on traîne sa vie durant ce mal d'avoir dû obéir dans de mauvaises conditions, soit on subit en attendant son tour de faire subir les autres. Sartre remarquait: "après tout c'est facile d'obéir quand on sait qu'on va pouvoir un jour commander". Cette caricature de l'obéissance conduit soit au camp de concentration soit à la dépression, soit à la destruction des autres, soit à la destruction de soi-même. Là aussi se jouent des émotions et il vaut mieux pouvoir le dire et pouvoir pleurer, que de devoir tout avaler, tout digérer, tout supporter.

L'obéissance qui nous est demandée, cette obéissance à laquelle vous vous êtes engagées, mes soeurs, n'est possible que dans la vérité, celle de l'autre et la mienne et dans ce qui se passe entre les deux . Là où il y a écoute possible, c'est qu'il y a amour. Que ce soit au sein de la famille, avec votre conjoint, de parents à enfants et d'enfants à parents, de frère à soeur, que ce soit au sein d'une communauté, de celle-ci précisément à St Loup, de l'Eglie tout entière, mais de l'humanité aussi, que ce soit dans cette communion du Christ et de son père, l'essentiel c'est la relation de confiance.
La confiance fondamentale est exprimée dans la relation entre Dieu le Père et Jésus le Fils. Elle est communication, va et vient de l'esprit, ce Saint-Esprit que Bernard de Clairvaux a appelé le baiser du père au fils. Il n'y a d'obéissance vraie, que si l'on peut devenir capable de s'embrasser.

Amen.

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Avec la participation de
SOEUR MADELEINE CHEVALIER
Orgue
Odette Rouge
Musique