La fuite en Egypte et le massacre des innocents.

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Vous les nantis, les tout contents de vous-mêmes, les y en a point comme nous, les héros de l’effort récompensé, les faites donc comme moi, les j’estime que, les pas de problème, les champions des vérités révélées et des certitudes inébranlables, les ils n’ont qu’à se débrouiller, les après ce que j’ai fait pour toi, les il est évident que, les impeccables, les justes, n’écoutez pas cette histoire de fuite en Egypte et de massacre des Innocents.
Elle ne vous touchera pas si vous êtes insensibles.
Elle ne vous parlera pas si vous êtes sourds.
Elle ne vous remuera pas, si vous avez déjà la solution.
Car c’est une histoire de pauvres gens et de violence déchaînée, une histoire d’autrefois, d’aujourd’hui et de demain, une histoire humaine, trop humaine,
Une histoire qui saura vous parler, vous toucher, vous remuer vous dont la vie a été meurtrie, dont le lendemain n’est pas assuré, dont hier n’a pas encore été digéré, dont aujourd’hui est gris, vous dont les convictions sont tremblantes, dont la foi est nourrie de doutes, vous qui ne savez pas, vous les émotifs, les fatigués, les découragés, les révoltés, les écorchés, les pécheurs,
car c’est aussi votre histoire, cet enfant menacé, promis à la mort, cet enfant de trop.
Certes, il a déjà été épargné par le détour des mages, qui ne sont pas retournés chez Hérode, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi une intervention de “l’ange du Seigneur” selon l’expression de l’évangéliste. Ils reviennent à la mode, les anges, mais la référence de Matthieu est bien antérieure: il l’a trouvée dans la Torah, dans l’Ecriture d’Israël. Le patriarche Abraham, déjà, a été contacté par l’ange du Seigneur, le messager, l’avertisseur, celui qui apporte un ordre de marche. L’ange du Seigneur, cela signifie que, si la terre semble bouchée, le ciel ne l’est pas, qu’il y a une issue. L’ange du Seigneur, cela veut dire que Dieu prend l’initiative de tirer l’homme d’une situation mortelle. Non pas, comme on dit: “Aide-toi, le ciel t’aidera”, mais l’inverse: le ciel est prêt à t’aider, vas-y, aide-toi, lève-toi!
Lève-toi, dit l’ange du Seigneur à Joseph. Lève-toi. C’est le verbe même qui désigne aussi la résurrection. Là où il y a sommeil, là où il y a menace de mort, là où il y a mort, debout!
La résurrection, ce n’est pas seulement quelque promesse pour après la mort; la résurrection peut venir avant la mort, pour l’empêcher. Déjà maintenant, elle agit comme contestation de la mort et du malheur.
Lève-toi! Il n’y a pas de fatalité dans l’histoire, ne te laisse pas faire, ne te laisse pas défaire!
L’Evangile de Pâques est déjà à l’oeuvre au chevet de l’enfant Jésus. L’ange de Pâques, qui relève tous ceux qui ont été atterrés par la mort de Jésus et qui leur dit: il est debout! il est vivant! l’ange de Pâques, c’est déjà l’ange de la fuite en Egypte: l’ange qui nous réveille, qui nous tire de nos torpeurs pour nous redresser.
Par la grâce de l’ange, la religion biblique est une religion verticale, une religion où l’humain est redressé même et surtout s’il a été humilié, une religion où la prière débouche sur l’action, une religion d’anges moteurs, d’anges mobilisateurs, car il en va du salut de l’humain.
Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère et fuis en Egypte.
* * *
Laissons-les un instant dans leur fuite et regardons, osons porter le regard vers Jérusalem, vers la fureur d’Hérode - non pas la colère d’Hérode: il peut y avoir de saintes et salutaires colères. La fureur est l’éclat du faible, la violence à l’état brut. Le massacre des innocents est un geste foncièrement inutile - mais la méchanceté peut-elle jamais être utile ? - il est lâche répression, sursaut de représailles, vengeance absurde. A quoi peut-il bien servir de massacrer des innocents quand celui que l’on voulait toucher est déjà hors de portée. La fureur d’Hérode, ça peut nous arriver à nous aussi, vous savez, quand quelqu’un nous a humiliés, que nous n’avons pas osé répondre et que nous tombons sur le premier venu, si possible plus faible, sans défense: violence de frustré, mais violence dévastatrice.
C’est l’horreur à Bethléem, le carnage. Sobrement, l’évangéliste le commente par une citation:
une voix dans Rama s’est fait entendre, des pleurs et une longue plainte: c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée parce qu’ils ne sont plus.
Quel tact: pas d’explications rapides, pas de consolations faciles, mais un respect infini de la douleur. Accepter quand l’autre se lamente:
“Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé”.
Prendre le temps d’exprimer et d’entendre la plainte avant de raisonner et de parler, affronter la nuit, crier, hurler, vomir sa peine.
Pas de consolations prématurées qui empêchent cris et larmes de sortir.
Au moment où Joseph s’est levé, Rachel est désespérément couchée. Le rythme du deuil est à respecter. Viendra un jour un ange qui dira à Rachel: “lève-toi, ton deuil est terminé, la vie peut recommencer...” Mais c’est trop tôt, il faut d’abord souffrir jusqu’au bout le massacre des Innocents.
Disons-le d’emblée, l’Evangile et son époque n’ont pas la même sensibilité que nous. Ils ne se posent pas la question de la justice divine en relatant cet épisode. Dans l’antiquité, les traditions relatant la naissance de rois et de chefs l’accompagnent généralement de tueries: Moïse échappe au massacre des nouveau-nés hébreux; Romulus et Remus sont jetés dans le Tibre; Gilgamesh le Mésopotamien est précipité d’une tour; Astyage cherche à tuer Cyrus, le Perse; Néron le Romain et Krishna l’Indien naissent au milieu de tueries d’enfants.
C’était banal. Cela ne l’est plus. Nous devons affronter le changement de mentalités et prendre au sérieux l’indignation moderne face à la souffrance d’êtres innocents. D’autant plus que cette indignation a été nourrie du message et de la passion de Jésus de Nazareth lui-même. Dans tous ses faits, gestes et paroles, il a mis en évidence le petit, la victime, l’innocent malmené. Il a attiré notre attention sur ceux qu’on rejette et lui-même a subi le sort de la victime. D’autant plus également que, malgré ce que l’on appelle le progrès, les innocents continuent à être maltraités, violentés, affamés, massacrés.
Pourquoi Dieu a-t-il laissé faire? Dieu, mais quel Dieu?
L’Evangile nous oblige à laisser tomber un Dieu tout-puissant qui ne serait que la projection de nos impuissances, un Dieu qui tirerait les ficelles de la création selon son bon plaisir, un Dieu qui interviendrait dans le monde en prenant des libertés avec les règles du jeu qu’il avait instituées: pourquoi un tel Dieu n’aurait-il pas offert un petit infarctus à Hérode? Pourquoi n’aurait-il pas envoyé ses anges à Jésus sur son chemin de croix?
La réalité de l’horreur nous oblige à renoncer à une certaine image de Dieu comme tout-puissant, à faire la croix sur nos fantasmes religieux et à troquer contre un Père ce Dieu qui nous a abandonnés: Eli, eli, lama sabachtani? mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? Peut-être pour renaître comme un Père qui souffre avec nous. La passion du Fils nous a révélé la compassion du Père. Le Dieu de Jésus est un Dieu qui pleure avec Rachel les enfants qui ne sont plus.
La réalité de l’horreur nous oblige aussi à renoncer à tout essai de justifier le mal et la souffrance. Les théories disant : “il fallait le mal pour que...” sonnent toujours faux et sont des injures aux victimes. Le mal ne saurait avoir de raison d’être. Il est toujours de trop, inexplicable.
Il faut aussi renoncer à toute exploitation du mal pour culpabiliser: “vous l’avez bien mérité, c’est de votre faute si tout cela arrive”. Il y a certes une participation au mal où l’homme engage sa responsabilité, mais ce n’est pas lui qui l’a inventé: la religion des amis de Job ne trouve pas grâce devant Dieu: bien des épreuves ne sont pas méritées et il n’est pas sacrilège de clamer son innocence.
Si nous devons apprendre à renoncer à une certaine image de Dieu, à toute justification et toute exploitation de la souffrance, en revanche, nous ne devons pas renoncer à entendre la parole de résurrection: lève-toi, prends l’enfant menacé, charge-toi de l’innocent et emmène-le en terre d’asile.
Al bert Camus, athée, le disait aux chrétiens. “Nous ne pouvons pas empêcher peut-être que cette création soit celle où des enfants sont torturés. Mais nous pouvons diminuer le nombre d’enfants torturés.”
La souffrance des enfants restera toujours une écharde dans notre foi, mais il n’y a pas pire incrédulité que de chercher à la justifier. La souffrance est. Un point c’est tout. Nous n’avons même pas la tâche de justifier Dieu face à la souffrance, mais celle d’écouter son ange qui nous dit: lève-toi!
* * *
Le malheur, dans notre société, c’est que le drame de la souffrance, nous le vivons trop souvent en spectateurs. Devant l’innocence meurtrie, nous sommes assis comme devant un match à la télévision, avec nos commentaires définitifs, avec nos “il n’y a qu’à” et nos “vas-y”, avec nos critiques faciles. Dieu aurait dû, les croyants devraient, Dieu aurait pu, il suffirait de...
Lève-toi! Sors du fauteuil où tu es avachi en croyant suivre l’actualité, lève-toi, va sur le terrain, là où il y a de la douleur, apprends à partager plutôt qu’à juger.
Tu retrouveras la solidarité, le jeu d’équipe, l’esprit de corps , tout ce que nous avons perdu en suivant les valeurs d’une société actuelle, axée uniquement sur la réussite individuelle. Nous vivons aujourd’hui sous le signe de la loterie: tout le monde paie, mais il y en a un seul qui gagne le gros lot et qui garde tout pour lui.
Regardez comment fonctionnent les sociétés dites primitives ou chez nous il n’y a pas si longtemps. Souvent, dans les familles pauvres, on se saignait pour que l’un d’entre nous s’en sorte et nous en sorte. Sur dix enfants, il y en a bien un qui nous fera vivre: c’est la réalité dans certains pays.
Ecoutez cet habitant de Sarajevo: “Il y a une chose que j’ai découverte dans cette guerre, c’est tout ce qu’apporte la solidarité. J’essaie d’aider ceux qui ont moins que moi. Je ne le faisais pas de cette manière auparavant.”
Quand ça va mal, on risque une graine, on lance Moïse à l’eau, dans son berceau. En hébreu, la caisse dans laquelle on a mis le bébé Moïse est le même mot que celui qui désigne l’arche de Noé? C’est le même principe, c’est la même histoire: face à la menace, face au malheur, on confie son espoir à la vie, même mise en caisse. Depuis Noé, avec Moïse, avec la fuite en Egypte, c’est déjà l’histoire de la résurrection. Faire confiance à celui d’entre nous qui va se lever et nous entraîner vers la libération.
Rien ne justifiera jamais le malheur, mais nous pouvons croire qu’à chaque fois retentit la voix de l’ange pour nous dire : lève-toi, pour nous faire comprendre qu’il n’y a pas de sens plus merveilleux que de porter un enfant vers la vie.
Et nous retrouvons dans la nuit Joseph conduisant le petit et sa mère vers l’Egypte. La tradition y a ajouté l’âne. Si l’on regarde attentivement l’âne du chapiteau de la cathédrale d’Autun ou celui des eaux-fortes de Rembrandt, on s’aperçoit qu’il sourit. Heureux l’âne qui porte l’enfant et sa mère.
Il y a des bonheurs simples, des bonheurs vrais: le sourire de l’âne, le geste de Marie qui protège et réchauffe l’enfant, la détermination de Joseph qui conduit. Avant d’être des paroles, des programmes, des statistiques en cette année 1994, la famille c’est peut-être cela: un lieu de passage pour atteindre la sécurité, un accompagnement provisoire et providentiel pour faire de nous des humains. Pour cela il faut qu’elle accepte de se mettre en route à la voix de l’ange: lève-toi!

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Odette Rouge, organiste
Musique
Elodie Hautier, harpiste