La folie de l'amour

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Prédication
Le plus terrible pour cet homme, ce n'est pas la maladie. Le texte ne permet pas de savoir ce qu'elle est. Le plus terrible, ce n'est pas non plus l'état d'objet dans lequel il est réduit. Et pourtant, ce serait bien suffisant pour nous réduire au désespoir et crier au secours. A l'article de la mort, rejeté de tous, à la merci des brutes, torturé, ça pourrait être le pire des sorts au point de souhaiter que tout se finisse.
Mais ce n'est pas encore le pire. Le plus terrible pour cet être qui est décharné - plus que le peau sur les os - qui est humilié, écrasé: c'est le silence de Dieu. Sa distance, son absence.
Dieu ne répond pas. Le dernier recours s'oppose au mur, l'ultime espoir s'éteint dans la nuit.
Sur le moment, on ne peut y croire. Ce n'est pas possible ! C'est un rêve. Il ne s'agit pas de prendre Dieu pour un distributeur automatique; un Dieu qu'on oublie, et auquel on recourt quand tout va mal. Mais c'est l'écrasement de sa vie, sa perte d'identité. Le priant ici, le suppliant n'est plus rien. Il n'a plus aucune issue avant la mort que cette ultime supplication.
Eh bien non ! Dieu n'est pas là. Il n'est pas l'ultime recours. Il n'est plus la dernière planche de salut. Il n'y a donc plus rien. Est-ce possible ?

C'est un croyant qui vit cela. Ce n'est pas un homme, une femme qui pourrait douter de Dieu; qui se pose alors la question de l'existence ou non de Dieu ? Cette question courante est moderne. Elle est peut-être un peu dans la bouche des railleurs de l'époque : "Que Dieu le sauve, puisqu'il a mis sa confiance en lui; le Seigneur l'aime: qu'il le tire d'affaire !".
Si vous regardez bien cette première partie du psaume - la supplication, le cri de détresse - rien ne permet de penser que le croyant ne croit pas ou plus. Au contraire ! Il ne dit pas : "Espèce de Dieu, si tu existes, manifeste-toi!" Mais : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Pourquoi ne réponds-tu pas quand je suis au fond du trou et que je crève ?".
Cette prière est une confession de foi à toutes les lignes. Et c'est bien là le coeur du drame ! Sa relation vitale avec son Dieu - relation créée depuis sa naissance, sa conception; vécue ensuite dans la pratique journalière de la prière, la méditation de la parole, la pratique de la vie - cette relation essentielle, celle de la créature avec son Créateur, cette relation est en crise majeure.

Par rapport à d'autres psaumes de supplication, ici l'auteur ne juge même pas nécessaire de se faire des reproches; il n'a pas commis de faute; en tout cas, dans sa situation présente, il n'a rien à se reprocher. Il n'est ni coupable ni innocent. Il n'accuse pas non plus les autres : il constate que ceux-ci se réjouissent de son malheur, prêts à l'écraser. Mais ces autres ne sont pas la cause de son malheur et il n'appelle pas sur eux les foudres divines.
Non : le fond de la détresse est ailleurs. Le coeur du drame qui se joue ici, il est dans le silence de Dieu au fond de la détresse humaine. Il est dans l'expérience atroce, illogique, inimaginable, impensable :
L'expérience de l'abandon de Dieu au pire moment.
Relisez une fois en entier le récit de la passion de Jésus dans l'évangile de Marc - je propose Marc parce que je trouve que c'est l'évangéliste qui nous ménage le moins. Méditez tranquillement ce texte dramatique. Et vous sentirez combien à aucun moment Jésus ne doute de son Père. Il est là... mais ne répond pas. Il suit le drame... mais ne bouge pas. Il voit son fils bien-aimé mourir atrocement et injustement; mais il ne lève pas le plus petit bout du doigt.
Toutes les affirmations religieuses sur Dieu, toute la piété la plus émouvante, les explications les plus théologiques... rien ne peut rendre supportable ni expliquer cet abandon de Dieu dans la plus profonde détresse.
D'ailleurs l'auteur lui-même rappelle l'histoire sainte. Celle de ce peuple dont il est l'enfant : celle des pères qui ont compté sur Dieu et qui ont eu toujours raison de le faire. L'histoire des cris, des appels au secours... "et ils ont été sauvés". Une histoire religieuse évidente. Mais ça ne marche plus.
Cet homme, cet enfant de Dieu est perdu. Même son père de toute éternité ne répond pas. Il ne peut que crier désespérément, infiniment. Pour n'entendre que l'écho de son cri.
Le documentaire de Claude Lanzmann sur la Shoah qu'il faut avoir le courage d'écouter et de regarder en face - il passe ces jours sur Antenne 2 - illustre à propos l'expérience de ce Psaume 22 par le peuple juif, le peuple de Jésus.

La plupart d'entre nous n'ont certainement pas connu ce malheur suprême de se découvrir abandonné même de Dieu. Mais peut-être avons-nous un jour ou l'autre ou aujourd'hui même touché juste du doigt ce malheur extrême; ou imaginer un instant, dans une situation de maladie grave, de panique profonde, de solitude, d'angoisse, que Dieu ne répondrait pas à nos appels. En tous cas, ce psaume nous invite à écouter en silence ces détresses incommensurables où l'homme, la femme de confiance, de foi, réduit aux pires extrêmes, expérimente l'abandon de son Dieu, l'absence de réponse.

Vient alors la deuxième partie de ce psaume 22, dès la fin du verset 22. Rupture inexplicable encore une fois. En tous cas, rien dans le texte ne permet de la justifier. C'est un mystère que respectent la plupart des commentateurs. Ce n'est pas non plus une entourloupette : après le pire le meilleur !
Mais c'est un fait : Dieu répond. Et jaillit alors l'invitation à la louange, l'appel au peuple. Dans une tonalité universelle où la terre entière et toute l'humanité sont invitées à reconnaître le roi de l'univers.
Ce revirement complet de la situation de désespoir n’est pas une entourloupette. De même que la résurrection au matin de Pâques n'a pas pour but d'effacer la cruauté, de faire oublier le scandale de la croix. C'est le crucifié qui est ressuscité. La vie vient prendre sa proie à la mort.
Ce psaume 22 affirme une réalité de foi qui nous échappera toujours, parce que rien de raisonnable ne l'explique si ce n'est la folie de l'amour... mais c'est un fait qui devrait nous faire chanter les louanges de Dieu pour nous-mêmes et pour tous : Dieu répond au coeur même de l'angoisse. Dieu n'est jamais loin de celui qui a pourtant tout lieu de désespérer.
Dieu ne nous économise pas l'épreuve de la souffrance, de l'humiliation, du rejet, de la solitude, des pires angoisses. Mais Dieu est toujours là. Et ce n'est pas en vain que nous l'appelons, jamais en vain que nous l'appellerons dans nos détresses physiques, morales et spirituelles.
Dieu est toujours là. C'est un fait. Ça ne s'explique pas; ça ne se prouve pas. Cette présence cachée mais bien réelle au coeur de nos pires souffrances, elle se demande; elle s'expérimente. On ne peut rien y faire, rien forcer, rien exiger. Mais toujours tout attendre de Lui. Car Dieu est là.
Et ce n'est jamais en vain que nous l'appellerons dans nos détresses.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Janine Striker
Musique
duo flûtes traversières : Claire et Liliane Mouron