
Chers amis,
„Oh, je suis désolé !“
La petite phrase sort facilement de ma bouche.
Quand l’enfant raconte, en sanglotant, de quelle injustice il a été victime dans la cours de récréation : „Oh, je suis désolé !“
Quand une connaissance raconte qu’on lui a diagnostiqué une tumeur maligne : „Oh, je suis désolé !“
Quand on m’annonce un décès : „Oh, je suis désolé !“
Ce témoignage de compassion est facile. Il ne me coûte rien.
Il ne me coûte uniquement si je suis prêt à entrer dans la compassion.
Quand j’ose faire le pas pour entrer dans la maison endeuillée, lorsque je fais une visite à l’hôpital, lorsque je réfléchis avec l’enfant tourmenté comment il pourrait se défendre face aux injustices. Parfois, je suis entraîné malgré moi dans des récits de souffrance. Mais parfois, j’ai le choix et je décide d’y prêter attention ou de m’en détourner, si, pour me protéger, je mets une limite ou si je m’engage pour la cause d’autrui.
Sur son chemin de Galilée vers Jérusalem, Jésus a toujours à nouveau le choix. Il pourrait éviter de s’engager sur le chemin de la souffrance. Il ne devrait pas aller là où ses opposants les plus farouches sont puissants et influants. Jésus pourrait éviter la confrontation. Il pourrait être charitable envers lui-même, mais il préfère rester fidèle à sa vision: ne pas seulement prêcher l’amour du prochain, mais également le mettre en pratique, en dépit de sa propre peur, en dépit du bon sens, qui dit : „Tu n’aides personne, si tu te sacrifies toi-même.“
„Je sers Dieu“, dit Jésus. „Je vous aide à comprendre jusqu’où va sa compassion. Elle ne défaille pas quand ça sent le roussi. S’il le faut, elle va jusqu’à la fin amère.“
Pour les femmes qui le suivaient et les disciples, il fallait que Pâques arrive pour qu’ils puissent comprendre. Dans la lumière de Pâques, ils entrevoient que l’échec de Jésus pourrait avoir un sens, parce qu’elle révèle là que Dieu partage la souffrance des hommes.
Pâques se trouve au-delà de la limite de la souffrance que Jésus a dû supporter. Pâques se trouve au-delà de notre capacité à nous représenter comment un être humain peut volontairement supporter une telle souffrance.
Le fait que Jésus franchit cette limite appelle à une prise de distance dans notre tête et dans notre coeur. Célébrer le cheminement de Jésus doit nous permettre d’élargir les limites de notre horizon. Afin que nous ne considérions pas la passion de Dieu de manière trop limitée, mais que nous osions aussi la penser comme quelque chose d’inconcevable.
Il est difficile de provoquer cette prise de distance uniquement par des paroles.
Heureusement, il y a la musique qui peut donner aux paroles des chemins directs. Ainsi, il est plus facile de chanter que de dire :
“Je veux volontiers porter la croix.
Elle vient de la main clémente de Dieu, après mes tourments, celle-ci me conduit vers Dieu, en terre promise...
C’est là que mon Sauveur lui-même essuie mes larmes.”
Chers amis, permettez-vous que quelqu’un sèche vos larmes ?
C’est un signe de grande familiarité. Un geste intime, auquel nous nous attendons très peu. La larme est vite effacée.
Très agilement, nous nous tendons des mouchoirs les uns aux autres.
Cela soulagerait, de ressentir une telle tendresse juste au moment où nous nous sentons si peu séduisants. Cela nous serait bénéfique d’avoir à ce moment-là quelqu’un à ses côtés qui ne demande rien, ne donne pas de leçon, n’embellit pas.
Mais la plupart du temps, personne n’arrive à faire cela, personne à qui nous le permettons.
Mettre un terme à nos souffrances nous incombe à nous-mêmes. Le deuil se fait seul. Jésus est ainsi seul sur son chemin de croix. Ses proches les plus intimes ont fui ou sont empêchés de s’approcher de lui par les soldats. C’est à un homme étranger qu’il échoit de l’aider.
«En sortant », raconte l’évangéliste Matthieu, « ils rencontrèrent un homme de Cyrène appelé Simon, et ils le forcèrent à porter la croix. » (Mt 27, 32)
Simon n’a pas joué des coudes. Il n’a pas cherché à accomplir cette tâche. Mais là où la situation l’exige de lui, il s’exécute. Il est peu probable qu’il ai dit : « Oui volontiers ». Sous la contrainte des soldats, il a probablement obéi contre son gré. Mais il l’a fait, et même s’il n’a pas aimé le faire, il a peut-être plus tard aimé y repenser.
A la maison, après avoir lavé ses mains et ses habits du sang, il a peut-être pris conscience qu’il a personnifié l’humanité dans cet environnement inhumain.
Au lieu de railler, il a aidé. Certainement, il a raconté à sa femme à quel point les soldats étaient durs en accomplissant l’exécution brutale. Il lui a décrit la moquerie des badauds et comment les opposants se réjouissaient de son malheur. Et peut-être a-t-il encore donné une leçon à ses enfants en leur disant : « Sachez que se réjouir du malheur d’autrui n’est grisant que sur le moment ; après, ça laisse un arrière goût fade. »
« Je veux volontiers porter la croix»
- Nous ne pouvons pas si facilement mettre ces paroles dans la bouche de Simon de Cyrène. Cela n’est jamais un plaisir que de décharger quelqu’un de sa croix. Mais en tant qu’accompagnant ou aide, c’est un soulagement quand on nous donne l’occasion de faire quelque chose de concret.
Nous sommes contents quand notre question : « Que puis-je faire pour toi ? » reçoit une réponse claire, comme :
- « Tu peux m’accompagner à la consultation. »
- « Tu peux arroser mes fleurs. »
- « Tu peux prier pour moi. »
- « Tu peux me faire un gâteau. »
- « Tu peux me faire de la lecture. »
Ces réponses claires ont valeur de denrée rare. Il est plus fréquent d’avoir des réponses vagues et nos propositions d’aide sont alors aussi indéfinies.
Parfois, nous ne pouvons que dire : « Je suis là. Je vais rester un moment avec toi.
« Je fais face à la détresse. »
« Dieu fait face à la détresse » - c’est le résumé de l’histoire du Vendredi Saint. Comment recevez-vous cela, chers amis ? Comme une exhortation qui dépasse ce que vous arrivez à croire ? Ou comme une promesse qui restera en deçà de ce que vous osez espérer ?
Je suppose que la demande : « Tiens bon avec moi » est moins fréquente dans nos prières que la demande « Aide-moi, délivre moi ! » Dans nos têtes, la représentation du Dieu puissant et souverain est bien ancrée, mieux que la représentation du Dieu impuissant et souffrant avec nous. La seconde est une exigence. Elle exige de nous d’être responsable de nous-mêmes. Mais elle se rapproche plus de notre expérience de la vie avec les autres personnes. Elles ne peuvent nous épargner les épreuves, tout en pouvant nous aider à les supporter.
Ecoutons encore, comment l’interprète de la cantate se représente la proximité de Dieu.
“Mon passage dans le monde est semblable à un périple en mer, l’affliction, la croix et la détresse sont des vagues qui me submergent et m’effraient quotidiennement en m’indiquant la mort. Mais mon ancre, qui me maintient est la miséricorde avec laquelle Dieu me réjouit souvent.
Celui-ci m’interpelle : Je suis avec toi, je ne t’abandonnerai et ne t’oublierai pas. Et quand les remous déchaînés cesserons, je vais accoster et entrer dans ma ville. Celle-ci est le royaume des cieux, dans lequel, après beaucoup de tourments, je vais arriver avec les justes.”
Des récits de souffrance, dans lesquels nous sommes entraînés, nous poussent vers nos limites. Là, nous expérimentons quelque chose d’étonnant : il arrive qu’au moment où on nous demande d’agir, nous développions des capacités insoupçonnées : tout d’un coup nous sommes capables d’improviser, de combattre, de renoncer, de soigner, de veiller. Des talents se révèlent, et nous en sommes nous-mêmes surpris.
Mais il arrive aussi que l’inverse se produise. C’est ce que les disciples expérimentent dans l’histoire de la Passion; se retrouver dans une situation limite ne donne pas des ailes, mais paralyse. Et nous devenons hésitants, dépourvus d’imagination, fatigués et pour finir tellement maladroits que nous évitons la personne qui a besoin de notre soutien. Dans le récitatif que nous venons d’entendre, il y a une phrase qui me guide pour faire face aux situations limites :
„Mais mon ancre, qui me maintient est la miséricorde que Dieu me dispense souvent.
Celui-ci m’interpelle : Je suis avec toi, je ne t’abandonnerai et ne t’oublierai pas.“
Je me souviens de moments où j’ai eu honte parce que je m’étais comporté de manière si maladroite dans un contexte de souffrance et je me rends compte qu’il s’agissait la plupart du temps de situations dans lesquelles je voulais me donner particulièrement beaucoup de peine. C’était des situations dans lesquelles une voix intérieure me disait : tu as là l’occasion de faire tes preuves en tant que mari, en tant que père, en tant qu’ami !
C’est là le moment où – en tant que pasteur – tu dois être à la hauteur !
„Mais mon ancre qui me maintient est la miséricorde“. C’est avec cette phrase que j’aimerais faire face aux grandes exigences requises dans un contexte de souffrance. Avec cette phrase, j’aimerais refuser l’autorisation de pouvoir à l’occasion dire : „C’est tout ce que je peux faire pour le moment. Je n’arrive pas à en faire davantage.“
La croix du Vendredi Saint est le signe que Dieu sait ce que ça veut dire d’être démuni. C’est pour ça qu’il affectionne les démunis. C’est pour ça qu’il nous offre l’ancre de sa miséricorde; pour que lors des tempêtes extérieures nous recevions un appui et lors des tempêtes intérieures un soulagement.
Quand nous entrons en contact avec les récits de souffrance, on ne nous demande pas l’impossible mais seulement le possible. Nous ne devons pas nous mesurer à la propension à souffrir de Jésus, mais nous pouvons nous orienter à l’exemple de Simon de Cyrène qui s’est montré prêt à aider, qui, au moment où il est entraîné dans un contexte de souffrance, ne fuit pas devant sa tâche.
Nous pouvons appeler cela : devoir chrétien, ou service de Dieu, ou mission d’un ange. Ou plus sobrement : entraînement à être un humain.
Nous n’avons pas besoin d’avoir ces occasions. Elles viennent d’elles-mêmes. Et elles nous mettent toujours d’une nouvelle manière en contact avec la croix, qui nous promet que Dieu souffre avec nous : dans la vie et dans la mort.
Amen.