L'homme pris à bras le corps

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Un homme est laissé seul, sur le chemin, à demi mort. Un homme, un être humain, cela peut être chacun de nous, chacune de nous. Certains événements, parfois certaines paroles ou situations, nous ont laissés nous-mêmes un jour à demi morts.
Des personnes nous ont vus, et sont passées en demeurant à bonne distance. D'autres se sont approchés un peu de temps, durant les premiers jours de notre deuil ou les premières semaines de notre maladie, puis ils ont repris leur distance, car pour eux la vie a vite repris son cours. Nous sommes restés à demi morts, avec une blessure plus profonde encore, le souvenir sonore de ces pas qui se sont éloignés.
Parfois aussi, c'est nous-mêmes qui marchions, et nous nous sommes subitement trouvés en présence de personnes dont la souffrance nous a pris de court. Nous n'avons pas osé nous approcher de trop. Quelles que soient les excuses que nous nous sommes données, il nous est resté une expérience douloureuse : l'être humain que nous sommes n'a pas réussi à se faire proche d'un autre être humain en situation de grande détresse.

La parabole de l'évangile nous parle de ces expériences inscrites dans nos entrailles : la solitude criante dans laquelle nous tombions alors que nos semblables, souvent même nos proches, s'éloignaient; et l'impuissance poignante dans laquelle nous sommes restés figés à l'heure où nous étions confrontés à la souffrance, même (et peut-être surtout !) face à la souffrance d'un proche. La parabole, cette histoire vraisemblable que Jésus raconte, nous parle de notre cœur, et de ce qu'il éprouve.
Mais voici un autre personnage. Celui-ci est en voyage. Dans l'histoire que raconte Jésus, c'est un étranger peu aimé dans la région, c'est un Samaritain. Il va faire ce que les autres (en qui nous nous sommes déjà reconnus) n'ont pas su faire.
Avec les Pères des premiers siècles, apprenons à deviner dans cet étranger, dans cet homme en voyage, la figure du Christ lui-même. "Le Seigneur s'est penché vers moi, il a perçu ma plainte" dit un psaume. Suivons donc de notre regard le Christ, Jésus, qui s'approche de l'être humain blessé, et le cœur de Dieu nous sera dévoilé.
Suivons aussi du regard le lévite et le prêtre, regardons-les passer à bonne distance, et nous oserons reconnaître nos propres détours, nos peurs ou nos indifférences, nos limites ou nos désertions, nos incapacités ou nos duretés. Nous oserons reconnaître que ce n'est pas l'homme qui sauve l'homme. En situation de souffrance profonde, l'homme ne suffit pas. En situation de souffrance profonde, l'existence de Dieu ne suffit pas non plus.

Or précisément, ici, dans cette parabole du bon Samaritain, il n'est pas question seulement de l'homme et de Dieu. Il est question du cœur de l'homme et du cœur de Dieu. Il est question du cœur de l'homme dans sa détresse, et du cœur de Dieu saisi par cette même détresse.
Ici nous découvrons qui est Dieu. Notre Dieu, nous le voyons le mieux dans les gestes du Samaritain qui s'approche, qui comble la distance, qui ne craint pas d'aller jusqu'au bout, jusqu'à toucher la réalité de toute blessure. Il descend de sa monture, il se penche. Il évalue les blessures, il prend les moyens qu'il faut. Il verse le vin qui purifie, l'huile qui apaise et cicatrise. Et cette œuvre de restauration qu'il vient d'entreprendre, il la protège en bandant les plaies.
Puis il prend l'homme à bras le corps, on pourrait même dire : à bras le cœur. Car il porte l'homme contre lui pour l'installer sur sa monture. Le cœur de l'homme blessé, qui bat faiblement, est maintenant plaqué contre le cœur du Samaritain. Voici le blessé installé tant bien que mal sur un âne, une aide de fortune ! Et le chemin va se poursuivre cahin-caha, en une marche qui requiert de l'espérance. On imagine l'attention du Samaritain, qui maintient l'homme blessé sur l'âne, et qui parle, tantôt au blessé pour l'encourager et le rassurer, tantôt à l'âne pour maîtriser sa marche nécessairement chaotique.

Quelle fragilité ! Œuvre dérisoire, guérison aléatoire ? Peut-être, certainement, mais tout est ici habité, accompagné, et soutenu par la continuité d'un amour. " Revêtez les sentiments qui sont en Jésus Christ" dira un jour l'apôtre Paul. Et il précise : " iI s'agit de le connaître, lui, avec les souffrances qui sont les siennes et la puissance de sa résurrection".
Or ce chemin n'est pas au niveau de la tête, mais c'est un chemin qui s'ouvre dans le cœur. C'est le chemin que va parcourir l'être vraiment humain, celui, celle, dont le cœur se laisse toucher. L'être humain dont le cœur se laisse avertir et se laisse mouvoir par un mouvement profond, la compassion qui saisit les entrailles.
Ainsi, le Samaritain poursuit son œuvre, il persévère dans sa marche, jusqu'à une auberge. Celui qu'aucune auberge n'avait accueilli à sa naissance, le Christ, a trouvé une auberge pour l'homme blessé. Il a sollicité l'homme de la maison. On a installé le blessé sur une couche. Et le Samaritain va le veiller durant la nuit. Au matin, il donne les moyens à l'aubergiste de mener à terme la convalescence du blessé. "Ce que Dieu a commencé, il a les moyens de l'accomplir" constatera encore Paul. Tirant de sa bourse deux pièces d'argent, il les donne à l'aubergiste.

Frères et sœurs, cette parabole peut permettre à chacun et chacune de nous de mieux nous connaître, en une connaissance qui vienne du cœur. Chacun et chacune de nous peut aussi connaître davantage qui est ce Dieu dont l'existence cesse d'être vague et lointaine dès que nous le voyons s'approcher, se pencher, prendre soin, s'agenouiller sur le chemin, avec des gestes qui nous dévoilent les mouvements qui habitent son cœur. Chacun peut ici trouver tout à la fois sa vérité, sa vocation et sa mission.
Vérité : Je suis l'homme blessé et à demi mort, sans avenir si Dieu lui-même ne vient me rejoindre. C'est ma vérité. Je suis l'homme incapable de se faire proche et de porter réellement secours si je demeure à moi-même l'unique référence. C'est aussi ma vérité.
Vocation : car un amour m'appelle et m'interpelle. Il peut arriver à chacun de faire un jour l'expérience de l'alliance en entendant le Seigneur s'approcher et en découvrant quel amour fait battre son cœur.
Mission : Chacun peut trouver sa mission, quand l'aubergiste est sollicité, et quand ses limites sont assumées " Si tu dépenses davantage, quoi qu'il te manque, je te le donnerai à mon retour. "
Ici, les hommes peuvent devenir humains. Ici, les humains peuvent apprendre à s'accompagner. Ici le cœur de Dieu est révélé et l'alliance avec lui peut se nouer. Que l'on soit prêtre, lévite, aubergiste anonyme, ou blessé et à demi mort, c'est l'être humain, dans ce qu'il a d'universel, qui est rejoint, aimé, appelé, remis en route.
Combien d'hommes et de femmes, ayant connu semblable situation, ont perçu, dans le tissu des événements et des interventions, la compassion de Dieu. Ayant pressenti ce qui habite le cœur de Dieu, combien de personnes ont donné place à un appel qui désormais marque leur vie et trace devant elles le chemin : "Va, toi aussi, va, et fais de même !"

Amen !

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Détails

Avec la participation de
Jean-Marie Oberson, prêtre
Orgue
Isabelle Thérond
Musique
Marie Trottmann, harpiste & Sabrina Bulgheroni, pianiste; Choeur de l'Eglise apostolique arménienne, dir. Armand Arapian