Avez-vous vu M. Speedy ? Comment? vous ne le connaissez pas ? J’étais pourtant persuadé qu’il habitait votre quartier. Donc, vous ne l’avez pas vu passer en courant. C’est un besoin qu’il a de courir, une exigence, un instinct, une loi. Ce qui compte, c’est la rapidité dans ses déplacements, ses activités, ses moyens d’information : « Je vais vite faire les courses. », « Je mange en vitesse. », « Je passe vite chez le coiffeur. »
La lenteur de son ordinateur et de sa connexion Internet l’irrite profondément. Seule sa voiture répond à ses exigences : 150 chevaux, turbo injection, il peut à la fois se déplacer rapidement, écouter les infos, téléphoner. Ca, c’est efficace !
On ne sait pas qui a placé un chronomètre à la place de son cœur, ni qui un jour l’a enclenché. A la vitesse à laquelle il se déplace, je comprends que vous ne l’ayez jamais rencontré. Il a toujours une longueur d’avance sur les autres et il aime ça.
Sonnerie : « As-tu déjà pensé que beaucoup de ceux qui sont maintenant les premiers seront les derniers et beaucoup de ceux qui sont les derniers seront les premiers ? »
M. Speedy a tout de suite raccroché, c’était une ancienne collègue qui vient d’être licenciée. Elle est hors course et lui, il a horreur des gens hors course. D’ailleurs, ce sont les mêmes qui arrivent en retard, qui sont malades et… en plus, ils gagnent le même salaire que lui, non mais, vous vous rendez compte ! Le patron est bien trop bon avec eux !
Sonnerie : « N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon argent ? Ou bien es-tu jaloux parce que je suis bon ?» Mt. 20, 15
Là, M. Speedy n’ose pas raccrocher au nez de son directeur…mais il n’en pense pas moins ! Et puis la course reprend, il passe son temps à la gagner, le temps c’est de l’argent. A la vitesse où il va, on dirait qu’il veut gagner le monde entier.
Sonnerie : « A quoi sert-il à un homme de gagner le monde entier, s’il perd sa vie ? Y a-t-il quelque chose qu’un homme puisse donner pour racheter sa vie ? » Marc 8, 36
Cette voix-là, c’est son médecin, oh ! M. Speedy passe le voir juste pour recevoir l’un ou l’autre stimulant. Mais décidément, il réfléchit trop cet homme-là ! M. Speedy n’a pas de temps à perdre pour ça. La course, c’est tous les jours, même aujourd’hui dimanche, si les magasins étaient ouverts, on en gagnerait du temps.
Sonnerie : « La vie est plus importante que la nourriture et le corps plus important que les vêtements, n’est-ce pas ? Regarde les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne moissonnent, mais ton Père qui est au ciel les nourrit.»
Oui, oui, M. le pasteur, mais excusez-moi j’ai un rendez-vous important. Il est sympa, mon pasteur, un peu rasant avec ses histoires d’oiseaux et de lys des champs.
Il court, il court, M. Speedy, c’est sa vie. La vie qu’il croit s’être choisie, la vie qu’il mène chaque jour. Même en vacances avec sa femme, la course continue, de château en galerie, de galerie en musée, de musée en expo, il court, il court, Mr. Speedy.
Un petit air de flûte : « Il court, il court, le furet. »
Un matin, sortant de chez lui au pas de course comme toujours, M. Speedy est pris de stupeur. Il voit sa femme là-bas, assise sur le trottoir d’à côté. Est-elle malade ou a-t-elle perdu la raison ? Elle n’est pas seule, d’autres personnes sont assises là par terre comme ça.
Pour la première fois de sa vie, M. Speedy s’arrête. Il est effrayé. Lentement, il s’approche des gens hors course et pour la première fois, il regarde ce qui se passe sur le trottoir. Il voit des gens qui marchent, qui s’arrêtent pour se parler, des gens qui sourient, qui prennent le temps de respirer, le temps de vivre.
Voix : « Il n’y a pas de différence entre nous. Nous avons tous cru que la course faisait le bonheur. Et nous avons oublié l’essentiel : tout est grâce. Et cela se reçoit, cela ne s’achète pas. On ne gagne pas sa vie en courant. Il suffit de faire confiance. Il faut tout perdre pour tout gagner.»
Il fallait le croire pour le voir, le croire pour le comprendre. M. Speedy a quelques secondes de vertige. Une autre vie possible, une nouvelle vie… Il y eut un silence.
Silence.
Sonnerie.
Il est déjà en retard, il reprend sa course en vitesse…, mais peut-être un jour écoutera-t-il ?
«Sola gracia»
Vous l’avez entendu : il court, il court, M. Speedy. En français : M. Rapide. Il court comme un fou. Parce que fou, il l’est bien un peu. Et c’est bien de sa faute. Il en veut, c’est un gagneur. Il s’est fixé ou il croit s’être fixé des objectifs dans la vie. Et il court après eux, c’est normal.
Mais ce n’est pas seulement de sa faute. C’est aussi la société qui veut ça. C’est la société qui l’entraîne dans ce courant impétueux. La société avec ses exigences, ses lois. La loi du marché, dure et oppressante. Alors il faut respecter les normes de productivité et être performant. La loi du plus fort, impitoyable. Alors il faut être ou au moins paraître fort. La loi de la jungle, inhumaine. Alors il faut se débrouiller. Aux dépens des autres si nécessaire.
Les lois de la mode, incontournables. Alors il faut avoir son portable pour communiquer plus vite, mais pas forcément mieux. Les lois biologiques, implacables. Alors c’est normal qu’on s’essouffle et qu’on soit toujours plus à la peine. Jusqu'à ce qu’on soit un jour à bout de course ! Et toutes ces lois, c’est désespérant, et désespéré : nous n’arriverons jamais à satisfaire à toutes leurs exigences.
Nous. Parce que bien sûr, derrière la caricature, M. Speedy, c’est un peu nous. Nous dans le stress de la vie moderne. Nous dans notre agitation, extérieure et intérieure. Car n’est-ce pas, il faut bien essayer de rester dans la course ? Par les temps qui courent !
Et nous voici devenus des esclaves de la vitesse. Car n’est-ce pas, il faut aller vite ? Pour gagner. Mais gagner quoi ? Une dignité ? Une valeur ? Il faut aller vite souvent aussi pour ne pas voir. Ne pas voir notre angoisse, notre malaise. Ne pas devoir nous arrêter à nos manquements. Ne pas voir la folie du système. Ne pas voir notre folie. Nous défoncer dans une course folle pour nous cacher le manque de consistance de notre vie.
Il court, il court, M. Speedy. Il s’essouffle. Haletant, il n’a pas le temps. Il court comme un solitaire. Parce que seul, il l’est. Terriblement. Il n’a pas de temps pour les autres. D’ailleurs, les autres n’existent pas vraiment pour lui. Tout au plus peuvent-ils être des concurrents, des obstacles, des empêcheurs de courir en rond.
Mon Dieu quel gâchis ! Dieu justement, parlons-en. Pour M. Speedy, il est hors course, Dieu ! Tout semble aller trop vite, même pour Dieu. Il court, il court, M. Speedy. Quand tout à coup il est stoppé dans sa course. Un instant, la route est barrée, la course arrêtée. M. Speedy a le sentiment que tout s’effondre, que tout est remis en question. Un choc !
(Flûte)
Sentiment pénible quand tout paraît s’effondrer, quand tout paraît remis en question. Et si on avait couru parce qu’au fond cela nous rendait bien service ? Si on avait couru surtout pour trouver, à défaut de bonheur, des alibis, des prétextes, des honneurs ?
Il ne court plus, M. Speedy. Un instant, c’est lui qui est hors course. Mais... elle, elle court. Elle court, la nouvelle : « Tous ont péché et sont privés de la présence glorieuse de Dieu. » Mais Dieu, dans sa bonté, les rend justes à ses yeux, gratuitement, par Jésus-Christ qui les délivre du péché. [Rm 3, 23-24]
Elle court, elle court, la nouvelle : « Nous estimons qu’un homme est rendu juste devant Dieu à cause de sa foi et non parce qu’il obéit à ce qu’ordonne la loi. » [Rm 3, 28] Elle court, elle court, la nouvelle de la grâce. Depuis Abraham le croyant. Reprise et prêchée par Paul l’apôtre. Redécouverte et répercutée par Luther le réformateur.
Sola gratia, sola fide. Par la grâce seule, par la foi seule. Un des mots d’ordre de la Réforme. Elle court, elle court, la bonne nouvelle. Depuis des siècles. Prête à rattraper M. Speedy. Prête à nous rattraper. Nous aussi, oui : rendus justes aux yeux de Dieu ; et par Dieu lui-même ! par sa grâce, gratuitement. Un choc ! Tout est grâce !
Découverte bouleversante : Dieu nous accepte, nous accueille, tels que nous sommes, avec et en dépit de notre indignité et de nos manquements. Oui, il accepte les inacceptables que nous sommes. Sans poser de conditions préalables.
Découverte bouleversante : Dieu nous rejoint dans notre course folle et solitaire. Oui, il rejoint les perdus que nous sommes. Hors course, Dieu ? Pensez donc, M. Speedy ! En réalité : il vous attend, Dieu. Il nous attend. Dans son amour bienveillant. Et voyez-vous, il courrait même à notre rencontre ! Pour nous offrir son accueil. Pour nous dire son amour et nous le donner. Sans préalable et sans condition.
Cet amour, nous croyons qu’il a été manifesté par l’envoi et le ministère de Jésus de Nazareth. C’est là que nous le rencontrons. Comme une parole vivante, une bonne nouvelle à entendre et à croire. La bonne nouvelle d’un cadeau immense et immérité : la grâce de Dieu. Dieu qui nous regarde et nous accueille comme ses bien-aimés.
Une bonne nouvelle libératrice et transformatrice. Oui, elle court, elle court, la nouvelle. Puissions-nous nous laisser rattraper par elle ! Et nous ouvrir à elle dans la foi. Puissions-nous la laisser freiner notre course et nous aider à la régler autrement. Puissions-nous la laisser nous donner une orientation nouvelle. La laisser nous amener à une manière nouvelle de considérer les choses, de comprendre notre vie, celle des autres : de les comprendre à partir de l’annonce de la grâce, qui est, de la part de Dieu, une véritable déclaration d’amour inconditionnel.
Dieu qui nous entraîne dans une histoire d’amour ! Ça fait envie de marcher avec lui, non ? Et de lui faire confiance !
Amen.