Un massacre dans l'Évangile? Si ça n’y était pas, ça manquerait!

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Écouter le culte :

Le lectionnaire nous propose de commencer l’année en suivant les aventures de la famille de Jésus dans l’Évangile selon Matthieu, mais... en gommant trois versets de cette histoire ! Étrange. Cette page de l’Évangile comprend trois courts épisodes, chacun se terminant par l’annonce que cet épisode accomplit une prophétie de la Bible. Le lectionnaire ne garde que les premier et troisième épisodes, passant sous silence le deuxième. Or, d’un point de vue de la structure du texte, ce deuxième épisode est manifestement le cœur du passage, sa pointe. Pourquoi donc le gommer ? Serions-nous pris pour des enfants auquel on va servir un texte expurgé d’un passage trop violent ? Je ne pense pas, car il faudrait alors supprimer aussi l’exécution de Jésus en croix à Pâques. Alors ? Ce qui a pu gêner, c’est à mon avis le caractère subversif de cet épisode sur le plan théologique et spirituel.

Je vous propose donc d’écouter le texte de l’Évangile non expurgé, dans sa version pour adultes.

Si l’on ne garde que les premier et troisième épisodes de cette page d’Évangile, quelle théologie transparaît, et quelle leçon pour nous ?

Il serait possible d’y voir un Dieu qui a écrit par avance le scénario et qui guide son déroulement avec puissance. La leçon serait pour nous de bien écouter les indications que Dieu nous donne par l’intermédiaire de ses messagers (par exemple par le pasteur, ou l’église), et que si nous obéissons gentiment tout se passera bien pour nous dans la vie.

L’épisode central est un grain de sable dans cette théologie. Ça ne marche pas comme ça : des enfants sont massacrés. Pourtant, Joseph a été fidèle, les enfants sont innocents, et leurs parents sont comparés à Rachel, ce qui est plutôt élogieux.

Si Dieu était le maître du scénario, quel Dieu serait celui-ci ? Il s’occuperait de son chouchou, Joseph file en douce avec sa famille et tant pis pour les innocents qui vont payer la note à leur place. Cela ne peut pas être la volonté du Père que nous révèle Jésus-Christ. Lui, il bénit les enfants. Par conséquent, si ces enfants innocents meurent c’est malgré la volonté de Dieu, c’est qu’il n’a pu empêcher le massacre. Il garde chacun de ces enfants pour la vie éternelle, d’accord, mais en attendant c’est un sacré gâchis pour eux et pour ceux qui auraient bénéficié de leur présence ici-bas.

Cet épisode horrible nous appelle à réviser notre conception de la providence de Dieu. Son plan n’est pas un scénario écrit avec le sang d’enfants innocents. Dieu a une visée qui est la vie en abondance pour chacune et chacun. De la mort frappe pourtant cruellement des innocents. C’est une réalité, et c’est un scandale aux yeux de Dieu, et il lutte. Notre texte parle précisément de cette force et de cette faiblesse de Dieu. Comment il agit en profondeur en Christ, et ce que nous pouvons en attendre concrètement.

Dieu donne au monde son salut en Christ. Nous en sommes témoins, cela nous a changé la vie. En même temps, il reste bien des drames et des injustices, et des personnes si désespérées qu’elles ne veulent même pas être consolées. C’est essentiel de le dire. Car l’idée même que Dieu guiderait l’histoire dans ses moindres détails, et qu’il exaucerait toujours la prière du juste, cela fait énormément de dégâts, car ce n’est pas possible. Cette théorie est douce pour ceux dont la vie est facile, et elle aggrave encore la peine de ceux qui ont été frappés par une catastrophe. Car comment la comprendre alors ? Peut-être que Dieu ne les aimerait pas ? Ce serait contraire à tout l’Évangile du Christ.

Alors quoi ? Peut-être que cette personne n’aurait pas assez prié ou pas assez bien ? Mais Dieu n’a pas besoin d’être convaincu ou acheté pour nous vouloir du bien, sinon ce ne serait pas de l’amour. Alors peut-être que nous n’aurions pas bien écouté la Parole de Dieu ou pas bien obéi ? Mais Dieu ne pratique pas la peine de mort, et il n’abandonne pas à la mort même la plus perdue des brebis perdues, nous dit Jésus.

C’est Hérode qui est source de mort. Dieu est purement source de vie même pour ses ennemis, nous dit encore Jésus. Dieu est source d’un bonheur nouveau même pour ceux qui auraient perdu le goût à la consolation.

Nous sommes parfois une source de malheur, les Hérode ne sont pas toujours les autres. Nous participons parfois à notre propre malheur, c’est vrai. D’autres fois le mal n’a tout juste pas de sens, c’est un hasard malheureux. Et pourtant, nous dit ici Matthieu, Dieu donne son salut en Christ. Comment le donne-t-il ?

Il y a deux marqueurs du salut dans ce texte :

- D’abord, très concrètement, comme Dieu est avec Joseph, comme il entend Rachel, ce salut est un accompagnement individuel par Dieu.

- Ensuite, par ce qui est dit sur le Christ en conclusion : lui, le salut de Dieu donné pour le monde entier « sera appelé Nazaréen », ce qui signifie à mon avis : il sera appelé « petit rameau », comme dans cette fameuse annonce de la venue du Messie par le prophète Ésaïe : « Un rameau sortira du tronc d’Isaï, un rejeton (netzer) naîtra de ses racines. » (Ésaïe 11, 1).

C’est ainsi que Dieu travaille sans cesse au salut. Avec chacun et partout dans l’univers par son souffle, et en Christ, d’une façon nouvelle.

Il sera appelé « petit rameau » : commençons par cette piste de salut dont Matthieu témoigne ici. Qu’est-ce que peut faire monsieur « Petit Rameau » contre un Hérode ayant bien décidé de massacrer des enfants ? Ou contre une catastrophe injuste ? Il n’est certes pas tout-puissant à court terme, et la volonté de Dieu ne pourra pas s’accomplir totalement, malgré toutes les prières, malgré l’action et l’accompagnement de Dieu, et de ceux qui participent à son œuvre de salut sur terre.

Et pourtant, un petit rameau, ça commence à fendiller le sol dur, ça s’élève déjà au-dessus de la surface de la terre vers le ciel. La différence qualitative est immense. Et son influence est infiniment plus puissante qu’elle ne semble sur le cours du monde.

Matthieu a choisi le début de cette prophétie d’Ésaïe pour dire ce qui s’accomplit en Christ. Ce que nous attendions, ce que nous espérions, est plutôt la suite de cette prophétie, la plus connue des prophéties de la Bible hébraïque : quand, du souffle de ses lèvres, le Messie fera disparaître la méchanceté et l’injustice de cette terre, quand le loup deviendra un loup gentil, même dans le cœur des humains... nous en sommes loin. Si cela avait été, là, Matthieu aurait pu dire que le Christ avait triomphalement accomplit les prophéties messianiques.

Pour l’instant, le Christ se manifeste comme un petit rameau et il y a bien des Rachel qui pleurent dans un désespoir parfois si profond que ni elles, ni nous, nous ne voulons même pas en être consolés. Le petit rameau de Dieu est précisément une révolte ardente contre ces détresses. Une faim et une soif de justice inextinguible. Ce petit rameau est bien plus efficace qu’il ne semble.

Le mal et le bien ne sont pas symétriques en ce monde. N’importe quel imbécile peut massacrer un enfant comme le fait Hérode, ou comme ces islamistes qui ont assassiné onze chrétiens au Nigéria pour fêter Noël.

Le bien est infiniment plus complexe : il faut des trésors de bonté, d’amour, de sagesse et de foi, de moyens matériels pendant des années pour créer une seule personne humaine. Un stupide accident ou un geste méchant peut abîmer ou détruire ce chef d’œuvre en une seconde. Dans cette situation, comment peut-il donc exister de la vie sur terre ? Et de la bonté, de la beauté, de l’intelligence et de la joie alors que le mal est un million de fois plus simple et plus efficace ? C’est le signe qu’il existe une réalité profonde et mystérieuse dans la structure même de notre monde. Pour que cela soit possible, il faut qu’une autre dissymétrie l’emporte sur celle-ci : il faut nécessairement qu’un geste de bonté soit comme formidablement amplifié dans le monde de sorte que l’efficacité du mal soit compensée, et même plus.

Un scientifique parlerait de résonance : celle du bien, celle de Dieu, celle de notre gratitude, de notre joie et de notre louange, celle de notre aversion naturelle contre le mal. Il y a une qualité du monde qui amortit le mal et qui amplifie le bien. Il suffit d’un petit rameau.

Le monde décrit par cette page d’Évangile est assez réaliste et pas si mal parti que cela. Il y a la folie de la méchanceté humaine, incarnée par Hérode. Il y a l’Égypte qui évoque l’industrie humaine, utile pour vivre, mais qui présente le risque de s’y engluer.

Et il y a notre chez nous, le petit Nazareth où l’on peut s’épanouir soi-même en rameau de salut. C’est ce monde complexe que l’ange du Seigneur nous apprend à vivre, ce monde que Dieu aime et travaille à sauver.

C’est ainsi qu’un petit rameau l’emporte déjà un peu et l’emportera finalement sur les fureurs hérodiennes et les risques égyptiens. La bonté est non seulement plus belle que le mal, elle aussi infiniment plus efficace à long terme certainement, et même à court terme. S’il n’en était pas ainsi la vie n’existerait pas sur terre, ni aucune société.

C’est vrai qu’il demeure des détresses insupportables, et contrairement aux légendes trompeuses et culpabilisatrices, ce n’est pas toujours de notre faute et Dieu ne peut pas toujours les arranger. Parfois oui : c’est cela que dit cette citation de Jérémie. Il évoque Rachel qui pleure sur ses enfants qui ne sont pas, elle finira par en avoir. Jacob pensera avoir perdu ces deux fils de Rachel, avant de finalement les retrouver en pleine forme.

Quant à Jérémie, il annonce ici que la déportation d’Israël prendra fin – ce qui arrivera. Pourtant il existe des histoires qui se terminent mal, en dehors de la volonté de Dieu, par un massacre d’innocents. C’est cette réalité complexe de l’histoire que montre ce deuxième épisode, introduisant au troisième et montrant comment Dieu travaille à retourner les mauvaises situations.

Le Christ vient nous mobiliser pour entrer comme nous le pouvons dans le projet « petit rameau ». Chaque geste de bonté entrant en résonance profonde avec la bonté de Dieu et de sa création.

C’est là qu’intervient la source de salut incarnée dans ce récit par le personnage de Joseph : « Un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph. »

Au sens littéral premier de ce récit, il y a plusieurs choses un petit peu choquantes et cela invite à le lire autrement. Joseph est certes inspiré mais est-ce une raison pour littéralement emporter « l’enfant et sa mère » comme des paquets ? Marie n’a pas un mot à dire, elle n’a pas de nom, elle n’est même plus une personne mais une fonction : « mère de l’enfant ». Alors que Jésus nous apprend à considérer toute personne comme sacrée et digne d’être en alliance directe avec Dieu. C’est pourquoi, il me semble qu’au delà d’une possible réalité historique sous-jacente à ce récit, il convient de le lire au sens spirituel.

« Un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph. » C’est cette ligne directe avec Dieu promise par Jérémie (31, 31) pour toute personne dans l’ère du Messie (dans ce texte dont Matthieu cite le début). Et son effet se fait sentir : Joseph se lève en pleine nuit pour se mettre en chemin avec ceux qui lui sont confiés.

« Se lever » est le verbe de la résurrection dans le grec du nouveau testament. Il était endormi, comme mort, ne voyant pas clair, comme insouciant et sans pensée, et voilà que Dieu le ressuscite, déjà un petit rameau s’élève. Joseph est debout et prend l’enfant de Dieu et sa mère au sens moral où l’on prend soin de ceux qui nous sont confiés, et au sens spirituel cité par Jésus, nous invitant à nous saisir, à prendre soin à porter ce qui, en nous, « écoute la parole de Dieu et la garde. » (Luc 8, 21; 11, 28)

Joseph nous parle donc d’un salut à recevoir et à vivre au jour le jour, en étant déjà ressuscités dans notre nuit, connectés à Dieu pour habiter cette terre et aider à vivre ceux qui nous sont confiés.

Le troisième épisode de ce récit nous permet d’affiner ce que l’on peut entendre par « écouter la parole de Dieu et la mettre en pratique. » Nous voyons que cela se développe ici en plusieurs étapes progressives :

1. D’abord, « un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph. » Je ne pense pas qu’il faille attendre la visite d’un être avec trois paires d’ailes. Je ne pense pas non plus qu’il faille interpréter les rêves : c’est impossible car ils mélangent nos craintes et nos espérances, nos blessures anciennes, nos pulsions, notre conscience et la voix de Dieu dans une ratatouille invraisemblable. Cette première étape est l’écoute de notre conscience que l’on laisse travailler par Dieu dans la prière. C’est cela qui ressuscite Joseph, qui le met sur pied, vivant et bienfaisant.

2. Ensuite, il y a l’observation du monde et la réflexion. Joseph apprend ainsi que la vision portée en lui par « l’ange du Seigneur » n’est pas tout à fait exacte : bien qu’Hérode soit mort, son fils reste dangereux. Le fait d’avoir une intuition spirituelle ne doit pas empêcher d’observer et de réfléchir – au contraire.

3. Il y a alors un retour vers la prière et c’est ainsi que, en équipe avec Dieu, Joseph discerne et affine sa visée personnelle et son cheminement.

Nous serons appelés « petit rameau », en Christ, notre sauveur et frère.

Amen

Pour ce dimanche, le lectionnaire propose le deuxième chapitre de l'Évangile de Matthieu tout en supprimant les versets 16 à 18. Trois versets racontant un épouvantable massacre d’enfants que Dieu n’a pu empêcher. C’est le cœur de ce texte. Et ce n’est pas pour rien, évidemment.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Vincent Thévenaz
Musique