Travailler la terre, créer la vie

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Écouter le culte :

Lecture de « Epreuves », un poème de Charles Singer, tiré de « Saisons » (éditions Desclée, 1989)

Nos jours sont remplis d’épreuves
Et c’est comme un filet de nuit
Qui nous entoure et nous serre
À étouffer,
Nous les enfants de la terre :

Parce que les questions définitivement
Restent sans réponses
Devant la souffrance
Qui détruit, comme à plaisir,
Devant l’innocence mise à mort,
Devant la bêtise toujours au premier rang,
Devant les nations écrasées,
Devant les puissants qui s’amusent,
Devant la faim qui anéantit la vie,
Devant la mort et l’ultime angoisse,
Devant l’humiliation constante,
Devant l’amour absent,
Devant le silence des aimés,
Parce que le doute vient
Déchiqueter notre espérance,
Car si tu existes, Seigneur,
Pourquoi permets-tu
Que les enfants de la terre
Soient abandonnés
Dans les filets de la nuit ?

Et pourtant, Seigneur,
Nous te gardons notre confiance
Parce que tu aimes
Les enfants de la terre,
Nous le croyons,
Parce que Jésus de Nazareth est venu
Se donner pour la vie du monde.
C’est tout ce qui nous reste
Aux heures d’épreuves.

Mais grâce à cette espérance,
Lorsque nous enserrent
Les filets de la nuit,
Nous avons le courage de te balbutier :
« Notre Seigneur et notre Dieu ! »


Lecture d’extraits de « Le silence de la terre » par Samuel Chevallier (éditions Mon Village, 1961)

Le paysan hausse les épaules. Après tout, ça lui est égal. C'est peut-être la première fois que, regardant son champ, il le trouve trop grand. Il l'évalue du regard, il lui semble qu'il n'en finira jamais d'en faire le tour jusqu'à ce qu'il soit fauché.
C'est une herbe magnifique, haute et drue. Les graminées ont juste la maturité qu'il faut. Ce champ ne l'a jamais déçu.
Pourtant le découragement le gagne : il n'a pas envie de faucher. A quoi bon ?
Il reste là, planté, les deux mains dans ses poches, pipe à la bouche, comme paralysé.
L'image des enfants qui passaient est venue se mêler à celle du cimetière. Comme on dit : Cela fait corps. Le village, ce sont ces morts autant que ces enfants.
Mais lui ?
Ce ne sont pas des choses qui s'expriment. C'est un malaise qu'on ressent, un vide qui se crée en nous. Un vrai vide, puisque cela donne le souffle court et que cela casse les bras. Il le reconnaît bien, ce vide : c'est le même que lorsque ses amis sont partis, le même que lorsqu'il a vu que tout le monde était contre lui.
Cette fois-ci, c'est le champ.
Oui, c'est bien cela : son champ ne l'intéresse plus. C'est de l'ouvrage à faire ; ensuite, il y aura de l'autre ouvrage, puis d'autre encore, et ça ne finira qu'avec lui. Son champ, et ses champs, et la ferme, et le bétail, et tout.
Il se sent prisonnier. Cette terre qui était sa raison d'être devient une chaîne. Une succession de peines, de suées, de tracas. Pour quoi ? Pour rien.
Parce qu'elle est là. Parce qu'il est là.
Ce vide, c'est celui de la joie.
Autrefois, il se serait dit : Ça m'en fera quatre beaux chars. Et de première qualité.
Aujourd'hui, ce sont quatre chars à charger, à rentrer, à décharger. Sans joie, ni pendant, ni après.
Il fait un effort sur soi-même. Il essaie de faire travailler son imagination, comme elle travaillait autrefois. Grange pleine, possibilité de nourrir tant de bêtes, puis de vendre pour tant.
Rien ne vient. Il est en face de son champ comme en face des autres habitants du village : il n'a rien à leur dire, et ils ne lui disent rien.
Sa terre ne lui parle plus. Ou il ne l'entend plus. Et cela revient au même. Parce que c'est bel et bien dans la tête que tout se passe : il n'y a de réel que ce qu'on a en soi.
Pour un sourd, il n'y a pas de bruit. L'homme est devenu sourd devant son bien, devant ce qui était sa vie.
Il vide sa pipe contre le talon de son soulier, il la met dans sa poche et remet son moteur en marche.
Il va faucher son champ. Mais ce n'est plus son champ. Un champ.
Il travaille, il va continuer à travailler. Mais désormais, ce sera comme un domestique. Un domestique sans maître, voilà tout.
Une seule fois, il s'arrête, s'appuie le dos contre un arbre et rallume sa pipe qu'il avait laissé s'éteindre.
Pendant quelques secondes, il tire de petites bouffées de sa pipe, et se sent presque heureux. Il se sent vivre, et il y a longtemps que cela ne lui est plus arrivé.
Autrefois, ses arbres étaient ses plaisirs. Dès l'automne, il examinait les futurs bourgeons à fleur. Il surveillait la floraison, il savait comment chaque arbre avait noué. Pendant l'été, ses arbres et lui vivaient en compagnie : il savait où chacun en était, ce que chacun allait donner.
Aujourd'hui, il se rend compte que c'est la première fois de tout l'été qu’il a reconnu un arbre, qu'il a renoué conversation avec lui. Il essaie de penser aux autres : il ne les voit que vaguement, comme des arbres quelconques. Il sait que l'année est bonne pour les pommes, mais ce n'est qu'une impression générale.
Quinze jours ont passé, pendant lesquels un travail s'est fait dans son esprit, qu'il ne parvient pas à comprendre.
Il a d'abord perçu un changement d'atmosphère dans la ferme. Le fait qu'il l'ait perçu est déjà significatif. Pendant si longtemps, il ne voyait rien, ne sentait rien.
Et puis la terre se rapprocha de lui. Elle reprenait visage. Ce fut par le chemin de l'amour.


Prédication

« Coupe-le ! Coupe-le, vas-y, tranche dans le vif, élimine ce qui ne te rapporte rien ! » Imaginez donc ce pauvre figuier tremblant de peur, à la merci du jugement du propriétaire. Planté au milieu de la vigne, ce figuier est tout rabougri, tout desséché depuis des années, c'est un cas désespéré! La décision du propriétaire est donc absolument normale, logique, économique : « Coupe-le ! »

Et si le figuier savait parler, que dirait-il ? S’il savait exprimer ses sentiments, comment se sentirait-il ? J'imagine qu'il se plaindrait dans un premier temps, comme nous nous plaignons parfois : « Je suis nul, je ne sers à rien… »

Ce figuier me fait penser à tous les gens immobilisés dans leur vie, au chômage par exemple, et qui sont sous la pression de réussir, alors que les circonstances semblent contre eux.

Le figuier, lorsque l'on dit qu'il occupe du terrain inutilement, il me fait aussi penser à ces personnes malades ou affaiblies qui me disent qu'elles ont peur de devenir une charge pour leur famille, d'être dépendantes de la société. Qu'est-ce qu'on peut encore espérer de la vie lorsque l'on a besoin d'aide pour chaque mouvement ? A quoi bon soigner un vieil arbre qui ne donne plus de fruits ?

Pourquoi le vigneron défend-il ce figuier ? Pourquoi le maître se laisse-t-il convaincre ? Réponse : le vigneron travaille souvent sa vigne. Pour lui, le figuier est précieux. Bien qu´il ne porte pas de fruits, il lui donne de l´ombre. De plus le figuier est un bel arbre et il fait partie de la vigne. Le vigneron le connaît depuis des années. Il existe une relation personnelle entre le vigneron et le figuier. Il l´apprécie, il l´aime. C´est pour ça que le vigneron le défend.

Le maître comprend son vigneron. Il ressent cette relation presque intime entre les deux. Bien qu´il ait un intérêt objectif à se débarrasser de cet arbre qui ne produit rien, il fait voir un trait de caractère jusqu´ici inconnu : la miséricorde et la patience. Alors ce maître se laisse infléchir et décide de donner encore une chance au figuier. Peut-être donnera-t-il encore du fruit... On lui accorde non seulement un délai, mais en plus le vigneron s'engage à lui prodiguer des soins particuliers. Alors que tout semblait fichu pour ce figuier, une nouvelle espérance lui est proposée.

S’il s’agit d’attribuer des rôles, je dirais spontanément que l’arbre c’est moi, c’est vous, que le propriétaire c’est Dieu le Père, et que le jardinier c’est Jésus, le Fils. Il est vrai que le jardinier qui essaye de sauver l’arbre condamné nous rappelle la figure de Jésus qui prie pour tous, jusqu’à la croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Ce jardinier, c’est une sorte de médiateur qui se met en travers de la justice divine et qui nous renvoie à ces intercesseurs de la première Alliance : Abraham qui prie pour Sodome, Moïse qui plaide pour Israël au désert, les prophètes parfois, l’apôtre Paul.

A lire de près la Bible et en écoutant ce genre de dialogues, j’ai l’impression que c’est toujours Dieu qui cède et qu’il s'avoue volontiers battu quand sa miséricorde est invoquée.

Cette parabole est le moyen pour Luc de nous faire changer notre regard sur Dieu. Si Dieu est souvent déçu des humains, égarés qu’ils sont dans leurs contradictions, il n’est pas celui qui nous attend au tournant pour régler les comptes de ceux qui n’auront pas « assuré ».

La parabole nous ouvre à la réalité d’un Dieu qui ne se résout pas à nous lâcher, qui espère dans ce que chacun – vous, moi, l’humanité – serait capable finalement de produire de bon et de beau. Dieu espère, souvent il est déçu, il continue néanmoins d’espérer et il fait ce qu’il faut.

Espérer en quelqu’un, être déçu par lui, continuer d’espérer… tout cela nous rappelle aussi nos histoires d’êtres humains, dans la famille, le couple, l’Eglise.

C’est une incroyable bonne nouvelle pour chacune et chacun d'entre nous qui peut être amené à désespérer de soi ou des autres – bien souvent des deux – pour fermer ensuite la porte aux changements.

Dans nos relations aussi, nous pouvons essayer de redonner une chance à ce qui semble dans l'impasse : « Peut-être que cela donnera du fruit à l'avenir... » Dans ce « peut-être », il y a tout l'espoir qui traverse l'Evangile qu'aucune situation n'est définitivement figée, que même ce qui semble mort peut ressusciter. Seulement, il faut bêcher, il faut mettre de l'engrais, il y faut cette patience et une bonne dose de respect aussi. Accepter que le temps et un regard bienveillant permette à l'autre – à moi – de prendre la mesure de l'urgence à changer et à revaloriser nos vies… et nos métiers.

La semaine passée, dans le journal « Terre et Nature », il y avait un article très intéressant sur une démarche qui va dans ce sens : trois jeunes Français ont repris le tube de Bigflo & Oli, « Dommage », qu'ils ont détourné pour soutenir les paysans.

Les trois jeunes Français y dénoncent le manque de respect envers cette profession, qui n'est pas rémunérée à sa juste valeur et est endeuillée par un taux de suicide important, en Suisse aussi. Parce que ce qui touche au plus près les personnes en crise dans leur lieu de travail, et cela dans chaque milieu professionnel, c’est lorsque mon travail n’a plus de sens et qu’on se dit : « A quoi bon se lever le matin, dites-moi, si ma journée ne me rapporte rien non seulement sur le plan financier, mais aussi en termes de reconnaissance ? »

Dans ce clip, on voit bien que tous les efforts de l’agriculteur n’aboutissent à rien non plus sur le plan politique, puisque « c’est du travail, c’est du travail pour être remercié comme ça ! »

Et l’issue est désespérée, puisque les trois chanteurs se retrouvent au cimetière, sur la tombe de leur pote agriculteur qui a choisi d’en finir avec la vie. Là encore, quand il semble qu’il n’y a plus d’espoir, il est tragique de songer qu’un être humain puisse en venir à se dire : «Coupe-le» en parlant du fil de sa propre vie.

La parabole de Jésus ne nous dit rien de l’issue du sort du figuier l’année suivante, mais imaginez seulement la fierté du vigneron si les bons soins prodigués au figuier aboutissent à ce qu’il porte du fruit ! Il sera, je l’espère, félicité pour sa créativité et son engagement par le propriétaire, il aura été vu et estimé dans ses efforts et son appel à la patience.

Mes amis, Jésus s’engage à aller à la racine de nos vies. C'est lui le Vigneron qui intercède pour nous et qui prend soin de nous, qui a donné sa vie pour que nous soyons pardonnés et non plus empêtrés dans la culpabilité ou la mauvaise estime de nous-mêmes et des autres. C'est lui qui arrête la hache de nos jugements de valeur et qui fait tout pour que nous portions du fruit, pour que nous posions des actes d’amour.

Pour l’illustrer, voici un passage de l’auteur Samuel Chevallier, tiré de son livre « Le silence de la terre » :

Le difficile, ce n'est pas d'aimer. C'est de savoir aimer. Savoir ce que l'on aime, au juste. Ma terre ? Il n'y avait que cela dans ma vie. C'est faux. C'était faux en moi. Ma terre, oui ; mais ce n'est pas celle que je possède, c'est celle que je travaille. Comme les enfants sont à ceux qui les aiment, et non à ceux qui les font.
Posséder ? Pour posséder, il faut le travail, mais aussi la joie du travail. Celui qui travaille la terre est bien plus possesseur de la terre que celui qui la possède à la banque ou sur des papiers.
La liberté, ce ne sont pas des hypothèques en moins à la banque, ce ne sont pas ces hypothèques que l'on garde juste pour les impôts. La liberté, c'est de travailler sa terre parce qu'on l'aime. C'est de la travailler par amour et avec douceur, fermement, mais avec douceur, parce que la terre est une femme, et qu'il faut l'aimer si on veut en être digne. Et qu'il faut la préserver, saison après saison, parce qu'elle enfante pour nous saison après saison aussi. Et ça, c'est son acte d'amour à elle.
Et notre acte d'amour à nous, ça doit être de l'écouter, de l'écouter toujours, quel que soit le gel de l'hiver ou de nos cœurs, quelle que soit la grêle des factures ou de l'orage. La terre, celle de nos pères et de nos enfants, celle du jardin et celle des cimetières. La terre où j'ai mes pieds, qui m'aide à rester.

Ainsi, je vous invite maintenant, très concrètement, à penser à ce verbe « rester », qui est bien le contraire de notre verbe « couper » du début de mon message. Cela vous est peut-être parfois arrivé qu’une petite voix s’élève en vous et vous murmure : « reste », alors que tout autour de vous semble hurler : « COUPE » ?

Si dans le travail de la terre, ce texte est un appel à rester, comment dans mes relations humaines, puis-je rester ?

C’est-à-dire :
1. Prodiguer des soins à ce qui me semble stérile ? Quelles sont mes manières à moi d’amener de l’engrais ou de bêcher autour de mes relations pour qu’elles portent du fruit et tout spécialement les relations difficiles, qui mettent au défi ma persévérance ? Que dois-je mettre en œuvre au quotidien comme soins particuliers pour continuer d’aimer là où je suis et telle que je suis ?
2. Rester, ok, mais en me demandant : en quoi ces efforts trouvent-ils une récompense ? Est-ce que par exemple sur mon lieu de travail (mais aussi dans mes lieux de vie), est-ce que ces efforts peuvent contribuer à lutter contre l’indifférence et créer de la vie ?
Parce qu’il est bien là le pari que fait le vigneron : passer du « Ca rapporte pas, donc il faut couper » au slogan « J’y crois moi ! On peut encore créer de la vie. »

Là où d’autres auraient pensé que cela n’en vaut pas la peine, Jésus persévère et s’offre à nous pour aider à l’entretien de nos jardins les plus intimes. Il témoigne de la fidélité, de l’amour inconditionnel et tenace, de l'amour têtu de Dieu. Et c'est lui qui prend soin de nous comme du figuier, jusqu'au bout de l'espoir !

Amen



Prière : « Seigneur, sans fin est ta bonté » (Père Michel Hubaut) 

Oui, Seigneur, je le reconnais : je suis épuisant !
Mais on dit que ta bonté n'est jamais épuisée, que ta patience ne s'épuise jamais, que ta grâce est inépuisable !
Tu le sais, je suis tombé trop bas pour être capable de me relever tout seul. Seigneur, envoie-moi un frère, une sœur. Qui tu voudras...
Quelqu'un qui prendra le temps de m'aimer, de bêcher patiemment, tout autour de mon cœur desséché, afin que, depuis l'extrémité des racines jusqu'aux branches mortes, coule à nouveau, en tout mon être, la sève de ta Vie.
Dieu,
Sans fin est ta bonté ! Même si nous sommes infidèles, tu nous attends, tu nous accueilles les bras ouverts pour changer notre vie en fête.
Donne-nous de chercher à imiter ta bonté dans nos comportements et dans nos jugements.
Tu nous a créés avec des qualités et des défauts, mais capables de porter du fruit ; merci de nous aimer parfois plus que nous-mêmes, d'intercéder pour nous, afin que nous reconnaissions ces fruits et que nous en fassions la louange de notre vie.
Seigneur, quel que soit notre âge, rends-nous féconds et riches des liens avec notre entourage !
Nous te remettons ensemble ceux qui sont arrêtés dans leur vie et qui ont le sentiment de ne plus porter de fruits : ceux qui sont au chômage ou inquiets pour leur avenir, toutes professions confondues, ceux qui ont vécu un deuil ou ceux qui sont malades dans les hôpitaux.
Tiens-toi tout près de ces personnes-là pour les encourager et leur montrer le chemin de la vie !

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Le travail de la terre est au coeur de la foi chrétienne. Le pain et le vin sont des symboles d'alliance, la récolte renvoie à la grâce de la vie. Mais la Bible se souvient aussi de la difficulté à vivre dans une nature parfois injuste, et des revers douloureux de l'existence. Comment vit-on aujourd'hui des métiers de la terre? Et avec quelle espérance?
A l'occasion du Jeûne Fédéral, nous vous proposons une matinée oecuménique dédiée au monde agricole et viticole. Nous découvrirons la foi d'un vigneron et d'un paysan. Le bibliste Didier Berret et l'aumônière des paysans Pascale Cornuz feront part de leurs approches dans une table ronde.
Enfin, nous vous donnons rendez-vous pour une célébration en direct du domaine de Chenevières, chez le vigneron-musicien Jean-Claude Hurni.

Détails

Avec la participation de
André Fischer, assistant pastoral, et Maria Vonnez, aumônier
Orgue
Musique
Jean-Claude Hurni au chant et Sylviane Huguenin-Galeazzi au piano

En collaboration avec