Une femme inoubliable

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Écouter le culte :

Comme souvent dans la Bible, c’est une femme qui est mise en lumière. C’est une femme qui sera, pour nous ce matin, donnée en exemple par Jésus : «Partout où sera proclamée la bonne nouvelle, dans tout l’univers, ce que cette femme a fait sera raconté en mémoire d’elle!»

Ce matin cette femme est, pour nous, « tout l’Evangile » nous dit Jésus, tout l’Evangile ! Vous voulez connaître le message du Christ ? Eh bien, regardez cette femme, écoutez-la, méditez sur son geste !

Je voudrais quand même faire remarquer qu’on est loin ici des caricatures concernant le machisme de la Bible. Les femmes sont dans la Bible des témoins superbes d’audace, d’intelligence et de fidélité comme nous allons le voir.

Alors, quel est ce message qui touche tellement Jésus ? Je vois 3 aspects qui forment le cœur de l’Evangile : le don, l’attention à la personne et la lutte contre le mal.

Je vous propose de nous arrêter sur ces 3 points-là. Les invités au repas qui se déroule chez Simon l’ex-lépreux forment un groupe manifestement cohérent dans leurs réactions. Les disciples en font partie. Autant vous dire tout de suite qu’en bien des points ces convives nous représentent, nous et la société que nous avons contribué à construire.

Tout d’abord le don. En répandant ce parfum de très grand prix sur les pieds de Jésus, cette femme ne se doute pas à quel point elle va choquer les témoins de la scène : « A quoi bon perdre ce parfum ? » On a alors l’impression que le geste de cette femme les agresse dans ce qu’ils sont, il remet en cause leur système de valeurs. La suite le confirme puisque selon les traductions, il est dit qu’ils la rudoient, qu’ils la critiquent ou qu’ils s’emportent contre elle. C’est tellement violent que Jésus est obligé de prendre sa défense ! C’est dire !

Ce que met en jeu cette femme, c’est une logique du don contre une logique liée à l’argent. Sa générosité met en crise la loi du pragmatisme selon laquelle ce qui est important doit pouvoir être quantifié, mesuré, évalué. Les amis de Simon sont choqués : « A quoi bon perdre ce parfum, on aurait pu donner cet argent aux pauvres ! »

Avez-vous remarqué comme le mécanisme de la bien-pensance est toujours le même. Rappelez-vous ce discours : « On ne va pas accueillir de réfugiés chez nous quand même, nous aussi nous avons nos pauvres ». Nous savons qu’en réalité il n’y a aucun souci de solidarité derrière ce genre de phrase, seule la tranquillité est recherchée. Invoquer la pauvreté semble toujours être un argument inattaquable. Comme il est pratique de masquer la vérité des cœurs derrière le verni du politiquement correct. Mais comme cela sonne faux !

Jésus les invite d’ailleurs à ne jamais cesser de donner de l’argent aux plus démunis. Ils seront toujours à portée de leur générosité, mais qu’ils donnent leur argent et non celui de cette femme qui, aujourd’hui, a un autre projet.

Les moralisateurs qui entourent Jésus ne peuvent absolument pas comprendre la démarche de cette femme parce qu’ils ont un tableau Excel à la place du cœur. Ils font donc l’équation suivante : parfum égal argent et argent égal moyens pour agir. Mais la logique de cette femme est tout autre : pour elle, parfum égal expression de tendresse, de compassion, d’amour. Parfum égal qualité de relation.

Aujourd’hui, les maitres penseurs se veulent pragmatiques et réalistes. Tout problème doit avoir sa réponse technique. Un livre récent résume ce type d’approche, il a pour titre : « Pour tout résoudre, cliquez ici ! » Plus besoin de réfléchir aux causes non matérielles de nos problèmes. Ce qui n’apparait pas dans le radar du quantifiable et du mesurable n’existe pas. La gratuité, le don, la générosité ne produisent aucun écho radar, et pourtant tout ce qui est vivant vient de là. Tout bonheur, toute amitié, toute solidarité, toute fraternité prend sa source là.

L’élan de générosité et de gratuité de cette femme remet en cause cet esprit pratique qui risque réellement de tuer la dimension spirituelle au fond de chaque homme et de chaque femme ; la profondeur de l’être qui fait de nous des humains.

Le deuxième aspect de l’Evangile que cette femme met en lumière, c’est l’attention à la personne. Ce que voit cette femme, c’est Jésus. Elle n’est venue que pour lui et en cet instant, elle ne voit que lui et sa situation. Elle voit un homme qui, comme nous le montre le contexte, est en proie à une hostilité croissante.

Nous sommes deux jours avant Pâques et les autorités sont déjà en train de comploter pour trouver le bon moyen de l’éliminer. Juste après cet épisode, Judas, son ami, le trahira. Cette femme, comme le confirmera Jésus, sait. Elle sent plus ou moins confusément le drame qui est en train de se jouer. Elle est donc là pour Jésus, pour lui exprimer sa reconnaissance pour le soutien qu’il lui a apporté à elle, mais à tant d’autres aussi. Mais si elle se tient à ces côtés, c’est aussi pour le rejoindre dans ce qu’il vit, briser la solitude, accompagner l’angoisse, être avec, tout simplement. Elle se tient à ses côtés pour lui insuffler courage, réconfort, assistance – tout ce que Jésus lui-même a apporté tant de fois aux personnes qui en avaient besoin. Ce qui est certain c’est que cette femme est lucide et attentionnée et c’est bien la seule.

Le groupe des indignés ne voit pas Jésus ! Ils ne prennent pas en compte sa situation, sa détresse, sa peur peut-être. Non ils ne voient rien de tout cela parce que leur point de départ n’est pas la vie, mais l’argent, la solution, le pragmatisme. À partir d’un point de vue aussi théorique que celui-là, ils ne risquaient pas de rencontrer un homme ou une femme réelle, c’est pour cela qu’ils aboutissent à un concept, a une idée : la pauvreté. Leur généralisation montre combien leur indignation est désincarnée, combien leur posture sonne creux, c’est du vent ! Ils font certainement partie de ceux qui disent et répètent qu’il faut mettre l’humain au cœur de l’économie, au cœur de la santé, au cœur de la société, mais qui prennent des décisions diamétralement opposées à ce qu’ils annoncent.

Cette femme est un signe de l’Evangile car elle est sensible à la situation concrète de Jésus. Elle écoute avec son cœur alors elle se tient là, avec lui. A ce moment-là rien n’est plus important que cela.

Après le don et l’attention à la personne, je voudrais terminer par cette troisième caractéristique de l’Evangile : la résistance au mal.

Jésus décrypte le geste de cette femme en disant : « Elle a agi par avance, et parfumé mon corps pour l’ensevelissement » et il qualifie ce geste : « Elle a bellement agi envers moi ». Étonnamment presque toutes les traductions pointent ici la bonne action au lieu de relever ce que dit littéralement le texte c’est-à-dire qu’il s’agit d’une belle œuvre. Jésus relève la beauté !

Alors que Jésus va vers sa passion, cette femme est porteuse de beau, elle est porteuse de vie.
Et voyez-vous, le beau a toujours été un acte fort de résistance face au mal absolu. Dans les camps de concentration, il a été l’affirmation d’une dignité que rien ne pouvait vaincre. Savez-vous par exemple que des femmes, dans ce lieu où dominait le mal absolu, où l’objectif avoué était la déshumanisation, savez-vous que des femmes préféraient échanger un col blanc contre un quignon de pain pourtant indispensable ? Ce qu’elles affirmaient là c’était leur dignité, leur identité, leur féminité.

Plus près de nous, le beau est un acte de résistance dans les maisons de retraite comme à l’hôpital. Quand peu de temps avant de mourir, une femme que je vais visiter m’accueille toute maquillée, et qu’elle m’annonce fièrement qu’elle est allée chez le coiffeur, qu’exprime-t-elle sinon qu’elle est encore pleinement vivante et qu’elle l’aime cette vie. Qu’exprime-t-elle sinon que mourir n’est pas forcément synonyme de déchéance. Le beau atteste de la vie quand la mort semble l’emporter, il relève les harmonies même quand le chaos menace.

Alors bien sûr la mort est inéluctable, bien sûr parfois des forces surhumaines semblent l’emporter, forces d’égoïsmes et d’injustices, oui, c’est vrai. Alors qu’est-ce qu’un peu de parfum sur les pieds d’un homme condamné à mort ?

Eh bien, j’aime à penser que l’amour, la tendresse, la compassion de cette femme ont accompagné Jésus tout au long de son chemin de croix.

J’aime à penser que sur la croix encore, lieu absolu de la négation de la dignité humaine, il était encore comme habité par la beauté de ce geste, ce parfum de tendresse.

J’aime à penser que sur cette croix, ce parfum a été un rappel pour les bourreaux comme pour les victimes, que l’espérance est comme une plante enfouie dans la terre. Qu’il neige ou qu’il gèle, elle trouvera néanmoins son chemin vers le soleil et elle portera envers et contre tout les fruits qu’elle est destinée à porter.

Cette femme est porteuse de vie, et elle lutte contre le mal et la mort avec ce qu’elle a : le beau et son indéniable parfum d’espérance. Voilà ce qui est appelé à durer.

Pour conclure, je voudrais relever ce que Jésus dit de cette femme. La traduction de Chouraqui est celle qui colle le mieux au texte original, et au lieu de traduire de manière convenue en disant : « Elle a fait ce qu'elle a pu », il rend justice à la parole du Christ qui dit : « Ce qu’elle avait, elle l’a fait ».

« Ce qu’elle avait, elle l’a fait ». Autrement dit, ce qu’elle avait en elle, ce qu’elle portait en elle, elle l’a mis en œuvre. Cette femme est qualifiée par son geste, parce que son geste est la parfaite prolongation de son être. Elle est son geste. On est loin de pouvoir en dire autant de ceux qui l’entourent !

Pourtant je ne crois pas que l’on puisse opposer la cohérence de cette femme à l’incohérence des convives de Simon, la vérité à l’hypocrisie. Je crois en réalité que ce qui domine chez ces personnes, c’est une sorte de faille existentielle, c’est un désert spirituel qui les empêche de voir l’essentiel, de penser juste, de vivre dans une harmonie entre leur être profond et leur être social. Ils sont comme ballotés au gré des propagandes, des modes de pensée convenue. On pourrait dire que leur vie est de suivre leur destin. D’accomplir leur destin. Mais le destin est aveugle, c’est bien connu, et de fait ils se conduisent dans la vie comme des aveugles. Ils avancent à tâtons. Ils courent le danger de se perdre…

Ce n’est pas le parfum qui est perdu, c’est eux ! En revanche cette femme restera pour toujours dans les mémoires. Effectivement il y a ce qui se perd et ce qui perdure. Il y a ce qui disparait et ce qui demeure.

On se souviendra de cette femme parce qu’elle n’est pas le jouet d’un destin aveugle, elle suit un chemin, son chemin. C’est un être, non de destin, mais de destination. Elle suit un cap, elle suit un chemin, c’est pour cela qu’à chaque fois qu’il y a eu un carrefour à prendre, contre la pression du groupe qui l’entoure, elle choisit le chemin de sa cohérence intérieure. Ses balises, ses repères sont visibles à l’œil nu puisqu’elle les met en œuvre : le don, l’attention à l’autre et la lutte contre le mal. Tout l’Evangile est là !

Amen.

Comment un magnifique élan du cœur dévoile et met en crise les fausses indignations, les comportements étriqués et les logiques utilitaristes. La beauté du geste gratuit est celle de la rose dont le poète Silesius dit : « La rose est sans pourquoi; elle fleurit parce qu’elle fleurit. » Ainsi en est-il de cette femme inoubliable et belle.

Détails

Avec la participation de
Solange Pellet, Brigitte Kuhnert
Orgue
Musique
Ensemble "Les Amis du Chablais" avec Josiane Bellot à l'accordéon schwytzois, Marc-Henri Ruchet et Jean-Pierre Trefalt à la clarinette et Evy Trufalt à la contrebasse