Une parole qui perce nos aveuglements

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Laissez-moi vous raconter une histoire.

Jésus était à Jérusalem pour la fête des tentes – nous dit l’évangéliste Jean - et, à cette occasion, il avait parlé à haute voix dans le temple. Il disait toute sorte de choses, notamment qu’il était la lumière du monde et que celui qui marcherait à sa suite ne marcherait pas dans les ténèbres mais aurait la lumière qui conduit à la vie.

Il disait cela et bien d’autres choses encore, plus scandaleuses les unes que les autres. Au point que, pour finir, les rares juifs qui au départ étaient plutôt favorables à son enseignement finissent eux aussi par le prendre pour un fou. Surtout lorsqu’il dit cette Parole à priori totalement insensée :

« En vérité, en vérité je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je Suis. »

Pas étonnant que tout ce beau monde a fini par prendre quelques cailloux pour les lui jeter dessus ! Pas vraiment pour le tuer, mais plutôt pour qu’il cesse d’enquiquiner le monde avec ses… ses inepties.

Et voilà que, après cette lapidation, juste un peu plus loin, Jésus croise le regard, le regard vide, inexistant, le regard d’un aveugle de naissance, assis là au bord de la route. Un aveugle sans doute bien connu, car même Jésus sait qu’il est ainsi depuis sa naissance. Ses disciples, qui venaient d’entendre et de voir tout ce qui s’était passé au temple, regardent aussi cet aveugle, certainement un peu comme on regarde un handicapé, avec une certaine gêne… et ils ne peuvent s’empêcher de s’interroger sur cet aveugle. Les différences invitent toujours à l’interrogation.

Ils exposent alors à leur maître l’objet de leur interrogation : pour qu’il soit né aveugle, est-ce lui ou ses parents qui sont coupables d’une faute ?

Ben oui, figurez-vous que cet aveugle leur pose problème, car dans leur conception du monde, si on a une tare (et pour eux être aveugle c’est, croyez-moi, avoir une tare), c’est qu’on a commis quelque chose, un péché, une faute, quelque chose qu’on doit expier, qu’on paie par un handicap ! Mais là, cet aveugle, il ne pouvait quand même pas avoir péché dans le ventre de sa mère… S’il était devenu aveugle à un moment de sa vie, on comprendrait, mais là… Conclusion, autre hypothèse : si ce n’est pas lui, c’est ses parents. Mais quoi qu’il en soit, la question des disciples montre bien qu’ils ne peuvent pas concevoir la souffrance autrement que comme réponse à la culpabilité.

Alors Jésus répond à ses disciples :

« Ni lui, ni ses parents. Mais c’est pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux œuvres de Celui qui m’a envoyé ; la nuit vient où personne ne peut travailler ; aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. »

Les disciples n’ont rien compris. Et nous non plus d’ailleurs. Pourquoi était-il aveugle, cet homme-là ? Eh bien, certainement pas à cause d’un quelconque péché, dit Jésus, bien au contraire… Il est aveugle pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. Retournement radical de dignité humaine… Alors que tous le prenaient pour le dernier des derniers, Jésus – ce fou – affirme que cet infirme va affirmer l’infirmité du monde.

Vous savez, cet aveugle a un avantage notoire sur nous autres… Son avantage, c’est qu’il n’est ni soumis au jour, ni soumis à la nuit. Il peut veiller la nuit et dormir le jour, car pour lui, « obscurité et lumière sont la même chose ». Voilà un don extraordinaire ! Et normalement, un tel don est le privilège de Dieu seul, aux dires du psaume 139.

Jésus avait dit aux juifs dans le temple : « Quiconque marchera à ma suite, marchera dans la lumière… » Il est temps de prouver cette parole par un acte. Alors Jésus guérit l’aveugle !

Faisant une pâte de boue avec un peu de sa salive, voilà qu’il vient colmater les yeux de l’homme. Comme s’il réparait la Création entière rendue défectueuse. Avec la glaise du Créateur – la même que celle qu’il employa pour nous créer, il parachève l’œuvre divine. Jésus, ce réparateur, ce rédempteur, vient imposer à la création son geste thérapeutique.

Puis, il dit à l’aveugle : « Va te laver à la piscine de Siloé » et Siloé – l’évangéliste nous le dit – signifie l’Envoyé.

Alors voilà l’aveugle - doublement aveugle, parce qu’en plus ses yeux sont couverts de boue - qui se lève et s’en va. Chose absolument incroyable. Mettons-nous un instant à la place de cet aveugle. Pourquoi décide-t-il d’y aller, à cette piscine ? Non, parce que quand on est aveugle, on évite les déplacements, surtout s’ils sont inutiles. Et là, il y va.

Vous me direz qu’il est poussé par la foi. Certes, certes, mais on apprendra plus tard qu’il ne sait rien ni de Jésus, ni de son enseignement, ni d’aucun enseignement, car on l’a laissé dans l’ignorance… Vu que personne ne l’a trouvé digne du moindre petit intérêt, jusqu’à présent. Même ses parents considèrent qu’ils ont assez donné avec lui.

Mais il y va, pourtant. Et à mon avis, il y va parce que Jésus – ce fou – est le premier qui a vu cet aveugle comme Dieu le voyait. Et face à cela, l’aveugle choisit l’obéissance. Jésus a vu l’aveugle comme occasion de manifestation de l’œuvre de Dieu. Jésus a vu l’aveugle dans sa plus complète dignité, alors même que le monde entier clamait sa culpabilité éternelle. Ça, l’aveugle l’a senti, l’a vu… Il ne peut donc résister à l’appel. Lui qui pourtant n’avait rien demandé se laisse prendre par la Parole et le geste de Jésus. Il se lève et y va.

L’aveugle se lave les yeux à Siloé, et à son retour, il voyait ! Il voyait clair, par l’eau de Siloé, l’eau de l’Envoyé, dirai-je, l’eau baptismale. Ces eaux qui ont noyé son être ancien pour ne le laisser que renouvelé et justifié devant Dieu. L’homme, nécessairement, voyait clair à présent.

Avez-vous déjà songé, en y réfléchissant un peu, ce que ça semble un peu ridicule de rendre la vue à un aveugle de naissance ? Enfin, « rendre », voilà un mot très inadéquat ! Donner la vue à un aveugle de naissance. Merci du cadeau. Voilà un homme qui, sa vie durant, n’a jamais connu la lumière du jour, mais qui, sans doute, avait développé à l’extrême ses autres sens, ses autres facultés. Peut-être avait-il un flair inouï ? Peut-être une ouïe extrafine, un toucher des plus remarquables, sans parler de son sens extrême du goût ? C’était peut-être un surhomme en bien des domaines. Un surhomme qui voyait le monde avec son nez, ses oreilles, sa langue et ses doigts.

Donner la vue à un aveugle de naissance, voilà qui est une idée farfelue. Est-ce utile ? Redonner la vue à celui qui l’aurait perdue, oui, évidemment. Ça c’est bien, ça ça se comprend. Mais donner la vue à celui qui a toujours très bien fait sans… Moi, ça me ferait très peur. Si j’étais aveugle de naissance et qu’on me proposait de me donner des yeux, je passerais de longues heures à réfléchir avant de me lancer.

J’ai l’impression que ce n’est vraiment pas pour rien que l’évangéliste Jean parle d’un aveugle de naissance.

Dans l’Evangile, les miracles ont presque toujours une fonction de parabole, de signes amplificateurs du message. Ce n’est pas pour rien que Jésus guérit surtout des aveugles, des paralysés, des lépreux… Il guérit en fait des gens qui n’arrivent plus à y voir clair, des gens qui sont bloqués, ne pouvant plus avancer. Il guérit des gens qui ont perdu leur sens, leur dignité, que tous considèrent comme la lie du monde. C’est pour ces gens-là que Jésus est Envoyé avant tout, et ce sera par ces gens-là que les signes se feront voir.

Notre aveugle de naissance, lui, est un aveugle originel. Il ne représente aucunement une quelconque faute commise. La ténèbre est en lui, comme elle est en chacun de nous. Nous sommes potentiellement tous des aveugles de naissance. Car nul d’entre nous ne naît avec la pleine connaissance de la gloire de Dieu.

Et son apparence, à cet aveugle, est trompeuse. Nous, les soi-disant voyants, nous croyons qu’il souffre, mais peut-être pas tant que ça. On croit que son soi-disant handicap le fait souffrir, mais en vérité ce n’est pas vraiment sa cécité qui l’afflige, mais bien plutôt le regard des autres, regard qu’il ne voit pas mais qu’il sent… La vue des autres qui ne le voient pas tel qu’il est, c’est-à-dire l’occasion de la manifestation de Dieu.

Car il est, et nous sommes tous, l’occasion de la manifestation de Dieu.

Une fois guéri, c’est-à-dire une fois qu’il a compris – plus qu’il n’a vu - qu’aux yeux de Dieu il était un être indispensable, un être radicalement nécessaire ; c’est là que le chemin de la lumière commence : l’aveugle a encore tout à apprendre. Mais cette connaissance doit tenir à peu de choses. Il doit apprendre à connaître l’Envoyé, celui qui lui avait donné la possibilité de voir clair dans sa vie.

Commence alors sa quête de l’identité de Jésus, et par elle il rencontre toutes les entourloupes humaines. En le voyant guéri, certains lui disent : ce n’est pas toi ! D’autres, au contraire, disent : c’est toi. Certains le préféraient aveugle, d’autres ne peuvent l’aimer que voyant. Mais tous s’interrogent : qui a fait cela ? Qui a osé bouleverser l’ordre du monde ? On l’aimait bien cet aveugle, quand il était aveugle. Il ne dérangeait personne, assis au bord de la route. En plus, on le regardait et on se sentait bien. On se disait qu’on avait de la chance. Maintenant qu’il voit, on l’aime nettement moins… Il commence même à être dérangeant avec son miracle.

Certains vont jusqu’à lui dire que, pour guérir un être aussi pécheur que lui, il fallait être soi-même serviteur du péché. Seuls des coupables guérissent des coupables. Qui se ressemble, s’assemble.

Notre nouveau voyant, notre homme guéri allait vite voir ce qu’incombait sa guérison : persécution, diffamation, calomnie… Notre aveugle voyait, mais visiblement ses vues n’étaient pas celles de ceux qui prétendaient voir depuis toujours.

Il avait beau leur dire, et même avec un panache tout prophétique, que si ce guérisseur n’était pas de Dieu il n’aurait rien pu faire, surtout sur un aveugle de naissance… la sentence devenait toujours plus dure :

« Tu n’es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon ! »

Et si Jésus s’était fait chassé du temple peu avant, voilà que la première brebis de son troupeau elle aussi se fait chasser, mais elle de la synagogue. Voilà ce qu’il en coûte de rendre témoignage à la lumière.

Jésus avait laissé sa brebis entre les griffes des loups. Il l’avait laissée en pâture à leurs tentations, à leurs mises à l’épreuve, à leurs interrogatoires. Et comme il se doit, sa brebis s’était faite chasser, car elle n’avait pas renié son berger. Elle avait, envers et contre tout, proclamé que cet homme, ce guérisseur, était de Dieu. Elle n’avait pas trahi la Vérité.

Car c’est bien cet homme qui l’avait guéri, ce Jésus, lui seul était venu vers lui, pauvre aveugle de naissance, et lui avait redonné la dignité humaine. Mais qui était-il cet homme, cet homme rejeté, pour avoir un tel pouvoir de guérison ?

Guérissait-il de lui-même ? ou usait-il du pouvoir de Celui qui l’avait envoyé ?

C’est pourquoi Jésus retrouve sa brebis, juste après qu’elle a été chassée de la synagogue. Et il lui pose la question qui lancera cet homme nouveau sur le chemin de la vie éternelle, une parole qui perce tous nos aveuglements :

« Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ?»

« Qui est-il Seigneur pour que je croie en lui ? »

« Tu l’as vu, c’est celui qui te parle ! »

« Je crois Seigneur »

« Je suis venu en ce monde pour une remise en question, afin que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles »

Chers amis,
Voici l’extraordinaire récit de la guérison de l’aveugle de Siloé. Cet aveugle de naissance à l’image duquel nous sommes un peu tous.

Nous tous, nous avons reçu de Dieu le don exceptionnel de son amour, et par là même la dignité non moins exceptionnelle d’être chacune et chacun des occasions de manifester la gloire de Dieu. Et pourtant, si souvent, nous oublions ce cadeau, cette grâce.

Ne sommes-nous pas aveugles quand nous croyons que nous valons mieux, que nous valons essentiellement mieux que d’autres ? Et pourtant, combien de fois sommes-nous dans la comparaison, et moi le premier. A comparer nos performances. Et aussi à souhaiter profiter des performances d’autrui. N’agissons-nous pas bien souvent sur un critère de mérite ? Notre Père céleste ne compare pas. Il nous aime pour ce que nous sommes, et s’il nous a voulu différents ce n’est pas pour que nous nous comparions, mais bien pour que nous œuvrions ensemble à manifester sa gloire. Qu’on soit aveugles ou voyants, Dieu nous veut tels que nous sommes.

L’aveugle était bienheureux pour Jésus, car pour lui obscurité et lumière étaient la même chose. Tout était nivelé. Tout était uni. Eh bien nous aussi, nous sommes nivelés, justifiés, comme lorsqu’on clique le bouton « justifier » de notre traitement de texte et que d’un coup le bord droit de notre texte s’aligne parfaitement. Dieu nous justifie, nous aligne en nous déclarant tous aveugles, donc handicapés, handicapés à aimer, à voir clair, à voir juste, à voir bien. Et comme nous sommes tous aveugles et aveugles de naissance, Il peut à tous nous rendre la vue par sa Parole, sa Bonne Nouvelle qui proclame son infini amour de Père.

Ce n’est pas plus compliqué que cela. Se voir soi-même avec les yeux d’amour de notre Père qui est aux cieux.

Ne sommes-nous pas aveugles quand nous cherchons à voir, à comprendre, à saisir, à douter, à critiquer à tout prix ? Pour mieux voir, croit-on, il faut s’élever au-dessus des autres, ou alors écraser les autres pour les abaisser, pour qu’ils ne dérangent pas notre vue, notre vision. Plus haut on voit, plus loin et plus large, croit-on. Et pourtant, à force de s’élever, on voit plus petit, toujours plus petit, plus étroit, plus obtus.

Oui, heureusement, Jésus est venu pour guérir les aveugles, pour rendre les jambes aux paralysés et les oreilles aux sourds. Mais ce ne sont pas n’importe quels yeux, n’importe quelles oreilles ou jambes que Jésus, l’Envoyé, vient nous donner. Ce sont les jambes de Dieu et les oreilles de Dieu et les yeux de Dieu.

C’est au travers d’eux que nous verrons enfin le monde tel qu’il est.

Amen.

Dans les évangiles, il y a de nombreux récits de miracles et parmi eux - fait intéressant - les guérisons d’aveugles sont fréquentes. N’y aurait-il pas là quelque chose à comprendre ? Entre voir et voir.
Pour le dire simplement : ces récits concernent-il seulement les aveugles de naissance ou, par métaphore, peuvent-ils être utiles à tout homme qui cherche un chemin dans la nuit ?
En suivant de près le récit de la guérison de l’aveugle de Siloé (Jean 9) le pasteur Yves Bourquin tente « d’y voir clair ».

Détails

Avec la participation de
Jean-Claude Allison
Orgue
Musique
Canti'choeur, sous la direction de Paul-André Leibundgut