Ne nous laisse pas rompre le lien définitivement avec Toi

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Beaucoup de médias ont relayé l’information, vous avez donc certainement entendu parler de ce qui se passe chez nos frères et sœurs catholiques : dès le 22 novembre prochain, une nouvelle traduction officielle de la Bible pour la liturgie francophone sera publiée, et dans cette traduction nous ne lirons plus ce que nous avons l’habitude de dire dans la 6ème demande du Notre Père : « Et ne nous soumets pas à la tentation » mais : « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ».

Si j’ai bien compris, l’intention de cette nouvelle traduction est de gommer tout malentendu possible. En effet, parler de soumission pourrait laisser entendre que Dieu est un Dieu sadique qui nous soumettrait à la tentation. Non, les chrétiens ne sont pas masochistes, ils ne croient pas en un Dieu qui serait source de leur malheur, en un père fouettard dans les cieux… En ce sens, on ne peut que se réjouir que la traduction de cette prière soit modifiée. Oui, nous pouvons nous réjouir de ce changement… et de ce qu’il provoque en nous, car il nous permet de nous reposer cette question : que disons-nous parfois de manière quasi mécanique quand nous prions le Notre Père et que nous prononçons ces mots : ne nous soumets pas à la tentation ?

Si la nouvelle traduction gomme tout malentendu quant à la bonté de Dieu, elle ne nous épargne pas cette question : de quoi parlons-nous quand nous parlons de tentation ?
Si nous disons : « Ne nous laisse pas entrer en tentation », que disons-nous ? Est-ce que cela veut dire - si nous essayons de décliner cette demande dans l’épaisseur du quotidien - : « Ne nous laisse pas entrer dans cette pâtisserie pour que nous ne succombions pas à l’appel du sucre ? » ou « Ne nous laisse pas entrer dans cette boutique pour ne pas céder à l’appel du matérialisme? » ou « Ne nous laisse pas entrer dans cette relation avec cette femme ou cet homme qui risque de ne m’attirer que des ennuis ? »
Est-ce cela que sous-entend cette prière ? La demande de ne pas céder à ce qui nous fait envie en sachant que nous prenons le risque d’un kilo en trop, d’un trou dans notre budget ou d’un jeu relationnel un peu tordu?

Que disons-nous dans la sixième demande du Notre Père ?
Pour répondre, à cette question, en ce dimanche de la Réformation, je vous invite à relire ensemble les interprétations que Luther et Calvin en ont fait. Après cette excursion au temps de la Réforme, nous reviendrons à la réforme actuelle de la traduction du Notre Père.

Calvin comme Luther détaillent les combats que doivent mener les chrétiens. Luther distingue la tentation qui émane de la chair, celle du monde, celle du diable. Quant à Calvin, il parle de la tentation qui vient du diable, du péché et de la chair.
Que la tentation vienne de l’intérieur ou de l’extérieur de soi, elle est pour nos réformateurs bien réelle. Je n’épiloguerai pas ici sur le surgissement de la figure du diable – nous sommes en plein 16ème siècle et c’est une manière de donner un visage, une forme plus tangible au mystère du mal.

Regardant en face la réalité de la tentation, Luther et Calvin s’intéressent comme nous à la question de la responsabilité de Dieu. Luther est clair : « Dieu ne tente personne ». Calvin distingue la tentation qui vient du diable et celle de Dieu. Si « le diable tente pour perdre, pour damner, pour confondre, pour abysmer », au contraire, « Dieu tente pour prendre l’expérience de la sinscérité de ses serviteurs en les esprouvant, et pour augmenter leur force spirituelle, pour mortifier, purger et brusler leur chair en l’exerçant. »

On touche ici chez Calvin à une forme de pédagogie des tentations, qui ont pour lui une réelle utilité. Il dit aussi : « Nous ne prions pas icy que nous ne sentions aucunes tentations, desquelles il nous est grandement besoin que nous soyons plustost esveillez, picquez et stimulez, afin que nous ne soyons par trop paresseux et endormis. »

La même idée se retrouve chez Luther quand il écrit que les tentations nous poussent à nous adresser sans cesse à Dieu pour ne pas « céder à la lassitude et à la fatigue et retomber dans le péché, la honte et l’incrédulité ». Pour Luther, l’épreuve de la tentation est donnée afin que « personne ne vive dans la sécurité et l’insouciance comme si le diable était loin de nous » .

Ce que j’ai trouvé stimulant dans la lecture que font les réformateurs de notre verset, c’est que la tentation nous pousse à garder les yeux ouverts sur ce qui nous détruit. L’un comme l’autre soulignent cette in-tranquillité qui fait partie de la vie, et donc de la vie de foi. Croire en Dieu ne revient pas à se réfugier dans un bastion où règnent la « sécurité et l’insouciance », pour reprendre les termes de Luther.

Ce que disent Luther et Calvin nous encourage à ne pas être dupes du mystère du Mal, à ne pas faire comme si les forces qui nous divisent intérieurement n’existaient pas, comme si nous ne flirtions pas constamment avec le mal et ce qui corrompt notre humanité…
Je n’aimerais pas partir dans un discours binaire, vous savez, « l’axe du mal contre l’axe du bien ». Mais sans entrer dans une vision dualiste du monde, je crois que nous avons à garder les yeux ouverts sur ce qui ne va pas. Nous ne sommes pas appelés à être chrétiens au pays des Bisounours, et dans cette demande du Notre Père, c’est cela que nous confessons.

Je crois qu’emprunter une voie spirituelle, c’est choisir de vivre avec une conscience de plus en plus aiguë de ce qui se joue dans nos vies. C’est choisir de rester en éveil et de garder un esprit critique par rapport à nos intentions et à ce qui se joue en nous et autour de nous.

Ainsi, cette prière « ne nous laisse pas entrer en tentation » est une prière où se mêlent la lucidité et la résistance. En assumant notre humanité fragile et faillible, nous en appelons à Dieu comme force de résistance parmi nous pour que ni l’épreuve, ni le mal n’aient le dernier mot. En acceptant la réalité de la tentation, nous faisons le premier pas pour sortir de la fatalité et d’une course en avant qui nous ferait croire que nos erreurs d’aiguillages personnelles et collectives n’auraient pas d’issue. Ainsi, nous ne sommes pas que des victimes dans les difficultés que nous rencontrons. Nous avons toujours une marge de manœuvre au cœur de l’épreuve.

Ce que Dieu offre à l’être humain, c’est la possibilité d’une traversée de l’épreuve. Je pense que l’intuition des réformateurs reste pertinente pour aujourd’hui : la traversée de l’épreuve peut devenir un chemin d’éveil, de renforcement intérieur et de croissance spirituelle. Non pas qu’il faille souhaiter rencontrer des difficultés, mais quand elles arrivent, elles peuvent devenir chemin spirituel et tremplin vers Dieu plutôt que chemin d’écroulement intérieur. En effet, si au cœur des difficultés l’être humain regarde à Dieu et entre en résistance, alors tout devient possible… et la souffrance comme les tourments intérieurs peuvent devenir des défis à relever et des expériences de transformation.

Quittons maintenant nos réformateurs pour revenir à aujourd’hui. Je suis heureuse que le débat sur la traduction du Notre Père soit relancé car nous pourrons peut-être enfin sortir d’une interprétation moralisante de cette 6ème demande. Nous n’avons pas à balayer des siècles d’interprétations et, comme nous venons de le voir, il y a toujours des belles intuitions et des richesses à trouver dans l’histoire de notre tradition. Mais pour rester fidèles à l’Esprit de la Réforme, il nous faut sans cesse poursuivre notre travail d’interprétation des Ecritures et, grâce à ce travail, arriver enfin à ne plus être tentés à chaque fois que nous prions la 6ème demande du Notre Père de revenir en pensée à nos petites tentations quotidiennes.

Ainsi, je pense qu’aujourd’hui, nous devrions aller encore plus loin dans le changement de traduction et renoncer au terme de tentation pour lui préférer celui d’ « épreuve ». Nous resterions en cela tout à fait fidèles au terme grec et ce terme d’épreuve me paraît beaucoup plus adéquat. Alors si nous disons : « Fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve », nous ouvrons tout le champ de la thématique biblique de l’épreuve. Non pas l’épreuve gratuite envoyée par un Dieu caractériel, mais l’épreuve vécue comme chemin initiatique.

A travers la Bible, cette initiation est la traversée par les femmes et les hommes de Dieu du tout de leur humanité. Ils traversent le tout de la vie, sa beauté comme ses tourments, et dans cette plongée au cœur de l’existence et d’eux-mêmes ils s’ouvrent à la révélation de Dieu. Pensons à Abraham, Jacob ou encore Hagar…

Pensons aussi à Jésus qui traverse l’épreuve au désert. Nous voyons bien que nous ne sommes pas dans le registre de tentations morales, mais que Jésus est aux prises avec un choix existentiel fondamental. Il est appelé à se positionner face à la fascination du mal, face à la perversion possible du pouvoir, face à cette possibilité qu’a tout être humain de renier Dieu et sa dimension spirituelle.

Avant d’entrer dans son ministère, Jésus traverse une épreuve initiatique : ce qui est mis à l’épreuve, c’est son lien à Dieu. Mais il me semble que, quand nous disons : « Fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve », il est question d’une épreuve qui est pire encore.

Dans un livre que je vous conseille vivement, Marc Philonenko, historien des religions de Strasbourg, revisite le Notre Père à la lumière des manuscrits de la Mer Morte et des écrits intertestamentaires, et il montre que dans la demande du Notre Père, il serait originellement question de « la Grande Epreuve eschatologique à laquelle Satan veut soumettre le monde ». Ainsi, ce à quoi les chrétiens veulent échapper, c’est cette épreuve ultime qui pourrait mettre en péril leur lien à Dieu.

Seulement, qui d’entre nous pourrait dire : « Ne nous laisse pas entrer dans la Grande épreuve eschatologique et délivre nous du mal » ? Pour que cela soit audible pour nous aujourd’hui, il faudrait dire: « ne nous laisse pas rompre le lien définitivement avec toi », ou « ne nous laisse pas vivre l’épreuve de la mort spirituelle… »

Nous sommes arrivés au terme de cette prédication bien loin de la pâtisserie ou des boutiques à éviter. Ce qui est en jeu dans la sixième demande du Notre Père, ce ne sont pas nos petites tentations, nos désirs à la saveur transgressive.
Ne réduisons pas cette demande : « Fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve » à nos petits combats quotidiens, mais quand nous prions, ayons conscience que l’épreuve que nous demandons d’éviter est celle qui nous détournerait définitivement de Dieu.
Ne perdons donc pas trop de temps avec nos petites faiblesses, mais regardons plutôt à l’essentiel : au Dieu qui peut nous arracher du mal et nous préserver d’une mort spirituelle. Un Dieu qui nous appelle à rester profondément vivants et à vivre comme des enfants de Dieu.

Amen

Culte en duplex avec la 10ème assemblée du Conseil oecuménique des Églises à Busan en Corée du Sud avevc Michel Kocher, Nadja Heimlicher et Lucien Boder.Le 9 novembre, une nouvelle traduction de la Bible de la liturgie sera remise aux évêques français. La sixième demande du Notre Père ne sera plus traduite : « Et ne nous soumets pas à la tentation », mais « Et ne nous laisse pas entrer en tentation ».

La pasteure Marie Cénec propose, dans sa prédication de plonger au coeur de ce verset et d’explorer les lectures qu’en ont fait Luther et Calvin. Pour le dimanche de la Réformation, un éclairage sur le sens à donner à cette demande du Notre Père.

Détails

Avec la participation de
Eléonore Maystre Golschmid
Orgue
Didier Godel
Musique
Lionel Walter, trompette