Si l’homme est bon, d’où vient le mal ?

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Écouter le culte :


Voici réuni le temps d’une prédication Jésus et Jean-Jacques, deux Maîtres de la pensée dont la confrontation, sur le sujet précis de l’origine du mal, peut alimenter notre réflexion. Bien sûr, beaucoup les sépare. Si on a élevé quelques statues à Jean-Jacques, celui-ci n’est devenu l’objet d’un culte que pour quelques lecteurs passionnés de son œuvre, puissante et belle. Jésus, lui, c’est une autre affaire. Sans avoir jamais rien écrit, le Maître de Nazareth est devenu au fil du temps l’incarnation de Dieu sur la terre, objet d’un culte rendu par les savants et les ignorants aux quatre coins du monde habité. Le citoyen de Genève n’a jamais prétendu rivaliser avec l’homme de Nazareth dont il connaissait les évangiles par cœur et qui demeurèrent jusqu’au soir de sa vie, la seule source de consolation efficace dans les épreuves qu’il traversait. Pour paraphraser une formule célèbre dont il est l’auteur : « Si la vie et la mort de Jean-Jacques furent d’un homme, la vie et la mort de Jésus furent d’un Dieu ». Ceci pour cadrer un peu le propos.
Peut-être est-il encore important de préciser que si Jean-Jacques fut bel et bien chrétien et protestant, on ne peut pas dire qu’il entretint avec les théologiens et les pasteurs de son temps, des relations très fraternelles. Chassé à coup de pierre par le pasteur de Montmollin et ses paroissiens de la petite ville de Môtiers dans le Val-de-Travers dont nous saluons les habitants qui nous écoutent, il ne fut guère mieux traité par mes aïeux de la vénérable Compagnie des pasteurs de Genève. A la parution de l’Emile, Rousseau subit un tir nourri de leur part. Ils ne lui jetèrent pas des pierres à la figure, il eût fallu pour cela desceller les pavés de la Cour Saint-Pierre ce qui était un peu compliqué, ils acérèrent en revanche leurs plumes pour matraquer l’impudent. Cela donna lieu à quelques morceaux de bravoures de part et d’autres que Rousseau emporta haut la main. Il régla son compte aux pasteurs genevois en écrivant ces quelques phrases qui n’ont peut-être rien perdu de leur actualité : « Ce sont en vérité de singulières gens que Messieurs vos ministres ! On ne sait ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas ; on ne sait même pas ce qu’ils font semblant de croire ; leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres » !
Au cœur de leur conflit : l’origine du mal et la capacité de l’être humain à faire son salut. C’est le cœur de toute l’œuvre de Rousseau. Aujourd’hui, il ne s’agit évidemment pas de faire une conférence sur Rousseau mais de prêcher la parole du Christ telle qu’elle est contenue dans l’Evangile. Les deux textes l’un, un extrait de la lettre à Christophe de Beaumont de Jean-Jacques Rousseau, l’autre de l’évangéliste Marc, chapitre 7, versets 1 à 23, résument bien ce qui rapproche et ce qui sépare Jésus de Jean-Jacques.


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Etre propre. Ce n’est pas seulement une question d’hygiène, c’est aussi une question spirituelle. Le rêve tenace de n’avoir, comme on dit, rien à se reprocher. Garder sa conscience pure et les mains propres. Vivre dans un univers ordonné où chaque chose, chaque être serait à sa place, un monde qui tournerait comme une pendule neuchâteloise, un monde dont rien ne viendrait jamais entraver le mouvement. Ce n’est pas seulement le rêve de Rousseau, c’est le rêve, je crois, de tout homme, de toute femme ici-bas, quelles que soient nos opinions philosophiques, nos convictions religieuses, ce désir profond d’être humain, d’entrer dans ce processus d’humanisation qui combat le mal, pour élargir ce que nous nommons le bien, inséparable pour nous tous de la notion de justice. Si nous nous accordons facilement sur le but de l’existence humaine, c’est sur les moyens d’y parvenir que nous nous divisons.
Au temps de Jésus, les pharisiens avaient réussi, à force de persévérance et d’astuces, à bâtir un système où les choses, à défaut d’être parfaites étaient du moins claires. L’existence était réglée par une tradition sacrée qui opérait la distinction entre le pur et l’impur et une espèce de département d’hygiène et de santé publique veillait à sa stricte application. Le but du jeu, mais ce n’était pas un jeu, c’était de suivre la règle à la lettre et de vivre, comme on dit aujourd’hui dans le respect sacré de la procédure.
L’évangile met donc en scène l’histoire de ce repas où quelques uns des disciples ne se sont pas lavés les mains avant de passer à table. Et les pharisiens experts es éducation et bonne morale passent à l’attaque : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas les règles transmises par nos ancêtres, mais prennent-ils leur repas avec des mains impures ? »Il n’y a évidemment rien de mal à se laver les mains avant le repas, c’est au contraire aujourd’hui encore une nécessité toujours patiemment enseignée à nos enfants. Les règles de pureté rituelles sont souvent à l’origine des règles d’hygiènes élémentaires. Il n’y a donc à priori rien à redire. Sauf que, derrière leur question explicite, il y a une accusation implicite : « Si tes disciples mangent sans s’être lavés les mains, si tu tolères cela, cela veut dire que tu ne respectes pas les règles de la tradition, donc tu ne fais pas juste, donc tu n’es pas juste ». Comme s’il suffisait d’avoir les mains propres pour avoir un cœur propre. Comme s’il suffisait d’appliquer à la lettre tous les commandements de Dieu pour être juste. Vous comprenez la perversion de la logique. Jésus lui, ne s’y est pas trompé. Il ne suffit pas de faire juste pour être juste. Chacun aujourd’hui le sait, surtout chez nous, où les procédures ne sont plus entre les mains des fonctionnaires du culte, mais des fonctionnaires de l’Etat tout autant sourcilleux, qui veillent et surveillent les acteurs de la vie sociale. Je vous renvoie à ce que vivent aujourd’hui le personnel soignant en termes de procédure à suivre. C’est la loi pour obtenir le salut contemporain : la certification Iso 9001. On peut faire tout juste et n’avoir rien à se reprocher, il n’en demeure pas moins que si la règle est absolument indispensable, elle ne suffit pas à prendre soin véritablement des patients. Pour la simple et bonne raison que si la volonté est entièrement tournée vers le respect de la règle, elle n’est plus tournée vers les besoins réels du patient. C’est de la logique élémentaire.
« Hypocrites » ! « Hypocrites ». Cette traduction, relève un commentateur est malheureuse. Parce que de nos jours, l’hypocrite est quelqu’un qui fait semblant et qui sait qu’il fait semblant; quelqu’un qui cache volontairement sa fourberie sous des dehors avenants. Or les pharisiens ne sont pas des fourbes. Ils ne font pas semblant. Ils sont au contraire plein de bonne foi et de bonne volonté. Ce sont des gens sérieux qui croient en ce qu’ils disent et en ce qu’ils font. Il n’y a pas chez eux de double discours. Si Jésus les qualifie d’hypocrites, c’est parce que les hupokritai, dans l’antiquité sont des gens qui portent un masque. Ils jouent un rôle. C’est ainsi que l’on nommait les comédiens et les acteurs à l’époque. Ce qui compte le plus pour eux, ce n’est pas ce qu’ils pensent, ce qu’ils sont au fond d’eux-mêmes mais ce qu’ils doivent paraître, le rôle qu’ils doivent assumer dans la société. C’est facile de dire « J’ai les mains propres ». « Je n’ai rien à me reprocher » et à l’autre « Et toi, fais voir tes mains ! ». On entend ça à longueur de journées. La faute est toujours chez les autres. Moi, j’ai fait ce que je devais. J’ai ma conscience pour moi. Sous prétexte qu’on a respecté la règle on devient inattaquable.
Or, pour Jésus, le Christ, le mal peut être à l’œuvre même dans le respect le plus strict des règles et des procédures. Et il va aller beaucoup plus loin encore puisque, selon lui, c’est là que le mal radical est tapi. Dans ce cœur qui croit être juste parce qu’il fait tout juste. C’est la révolution Jésus et je crois qu’elle nous parle à tous, quelle que soit notre profession, nos convictions, tout simplement parce que nous ne pouvons que lui donner humblement raison. La bonne volonté ne suffit pas. La bonne foi ne suffit pas. Je prends deux exemples pour l’illustrer. Le premier c’est l’éducation. Qu’est-ce que c’est être un bon père, une bonne mère. Est-ce que c’est d’appliquer à la lettre ce que nous croyons bon pour nos enfants ? Rousseau est bien gentil avec son Emile, mais enfin, chacun sait que si c’est une œuvre littéraire remarquable, c’est un très piètre traité d’éducation. Heureusement, si on peut dire les choses ainsi, aucun de ses enfants n’a jamais eu à le subir comme père.
L’autre exemple, ce sont nos métiers. Nous exerçons des responsabilités et je suis certain que chacun ici y met son cœur, son énergie, sa bonne volonté. Mais est-ce que ça suffit pour ne pas faire de fautes ? Est-ce que ça suffit pour tout faire toujours tout juste ? Evidemment que non et puisque nous comptons quelques physiciens ce matin parmi nous, je suis tombé sur cette phrase curieuse du père de la bombe atomique Julius Oppenheimer qui déclara en 1948 : « les physiciens ont connu le péché ». Non pas que les physiciens soient plus mauvais que les autres, mais voici que eux aussi, comme tout le monde, doivent faire face à cette chose absolument vertigineuse qu’une invention pour améliorer la vie de manière spectaculaire se transforme aussi en instrument de mort. Quel physicien, à moins d’être fou à lier, l’aurait voulu, l’aurait pensé ? Mais tout notre drame, tout le tragique de la volonté humaine est résumé ici : on veut améliorer sincèrement le sort des hommes de cette planète et vous vous retrouvez papa de la bombe atomique.
C’est un exemple mais je pourrais en citer des milliers d’autres, surtout dans l’Eglise, censée non seulement annoncer mais pratiquer l’amour et la miséricorde de Dieu et dont l’histoire est pleine d’abus de pouvoir, de péché, de divisions, de haines recuites et de conflits incessants. Il y a là dedans un côté éminemment tragique et c’est peut-être l’un des aspects de la prédication du Christ qui a le plus complètement échappé à Jean-Jacques Rousseau.
Rousseau n’a jamais voulu voir en lui que le doux Jésus, maître d’une morale raisonnable, et c’est dommage, pour Rousseau, parce qu’alors ses relations avec ses semblables, avec lesquels il a guerroyé sa vie durant en eurent été à coup sûr bouleversées. Peut-être aurait-il alors cessé de se complaire dans le rôle de victime incomprise, guettée par la méchanceté du monde, pour comprendre et compatir et, cessant de se croire victime, de se transformer en acteur de rédemption. Parce que, évidemment, on ne vit pas de la même manière si on pense qu’on fait toujours tout juste ou si on considère que nous, comme les autres, nous n’échappons pas au mal qui torture la création.

Il est grand temps de conclure. Surtout pas par une leçon de morale parce que l’évangile, c’est une antimorale, dans le sens où on l’entend communément. Non, plutôt finir avec cette espérance que la parole du Christ éveille en nous par sa manière violente, vibrante de nous ouvrir à la vérité humaine. Pas pour nous condamner à son tour, mais pour qu’en transformant nos manières de voir et de sentir, nous soyons acteurs et actrices de l’humanisation de notre monde».


Autre texte de référence pour la prédication: extrait de la lettre de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont

Détails

Avec la participation de
Rémi Hildebrand, écrivain, président du comité européen Rousseau
Orgue
François Delor
Musique
Chœur du CERN sous la direction de Gonzalo Martinez ( Extraits de la Messe de Schumann ), Catherine Babel à l’orgue de choeur