Tendez l’oreille : une clameur monte de la plaine…

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Fin de la conversation avec Dieu, sur la montage. Oh, il aurait de quoi être fatigué le brave Moïse, depuis le temps que ça dure, si l’on en croit les chapitres et les chapitres du livre de l’Exode. Soudain pourtant il tend l’oreille : quelque chose cloche du côté de Dieu ! Dieu lui-même se contredit ! Dieu qui après avoir dit « Tu ne tueras pas !» − c’est écrit sur les tables de pierre – profère des menaces de mort contre le peuple : « Laisse-moi faire, tu vas voir ! Je vais les supprimer ! ». Moïse n’en croit pas ses oreilles ! « Non, Seigneur Dieu, s’exclame-t-il : pas possible ! Souviens-toi, tu as toi-même entendu la plainte du peuple en Egypte, tu es descendu pour le délivrer (et maintenant tu voudrais le supprimer ! Mais qu’est-ce qu’on dirait de toi ? »
Mais, attendez un instant : qu’est-ce donc qui met Dieu à ce point en colère ? Un peu comme Jésus, beaucoup plus tard, dans le temple, sera saisi lui aussi de colère quand il en chassera les marchands et renversera leurs tables ? Qu’est-ce donc qui met Dieu à ce point en colère ? C’est que quelque chose de vital à ses yeux a été bafoué par le peuple ; les valeurs essentielles qui permettent une vie communautaire harmonieuse ont été contournées, détournées.

Le fameux veau d’or en est le criant indice, cette statue de métal précieux qui a nécessité pour sa réalisation l’une des collectes les plus importantes de l’histoire : chacun s’est défait de ses propres bijoux, refondus tous ensemble pour en faire un simulacre du divin. Et maintenant devant lui le peuple danse, festoie et clame « C’est notre richesse qui nous a libérés, c’est nos valeurs matérielles qui nous donnent la liberté et la vie. Rassemblons-les donc, concentrons-les donc toujours plus, démultiplions-les donc le plus possible, entrons en bourse, et faisons monter les indices jusqu’à crever les plafonds ! »
Mais Dieu, lui, sait déjà que cette concentration de richesses à tête de veau et prétendument libératrice, en réalité génère fractures, inégalités et mépris, souffrances, injustices et pouvoirs usurpés, mercantilisme et marchandisation de l’homme lui-même (ces derniers jours encore, nos médias ne parlaient-il pas de cette monumentale concentration de richesse sise actuellement à Dubaï et des nouveaux esclavagismes qu’elle génère, là-bas au loin).
Alors que la Charte de vie inscrite sur les Tables de la Loi et tous les développements et tous les commentaires de cette Charte dont Moïse depuis quarante jours prend note caché dans son nuage sur la montagne, disent au contraire que c’est par le partage équitable des ressources de la terre, par une juste distribution des richesses, par une juste part de repos accordée à chacun que le peuple trouvera le chemin du bonheur.

Quelque chose de vital aux yeux de Dieu est bafoué par le peuple, qui suscite la colère de Dieu. A ce propos, un article paru dans le dernier numéro du Journal La Cité (La Cité du 6 au 20 juillet 2012) m’a accroché. Il parle du récent livre de Tomas Sedlacek, un jeune économiste tchèque de 35 ans reconnu comme un expert d’économie politique dans sa Tchéquie natale. A 24 ans seulement Sedlacek devient conseiller économique du président Vaclav Havel, puis du ministre des finances et du premier ministre. Parallèlement il poursuit une brillante carrière académique, saluée entre autres par la prestigieuse Université de Yale aux USA. Comme le dit La Cité, Sedlacek n’est donc pas un « illuminé surgi de nulle part ».
Pour lui, l’économie a une âme et nous ne devons pas la perdre, cette âme. Pour reconstruire les fondements éthiques de l’économie, Sedlacek revisite les grands mythes qui ont marqué l’histoire de l’humanité, les courants philosophiques et religieux dont nous sommes héritiers. Sedlacek donne ainsi une lecture originale du récit de l’Eden, le jardin au fruit défendu. Loin d’adopter l’interprétation médiévale courante qui fait du péché originel un péché de nature sexuelle, Sedlacek le recentre autour du thème de la gourmandise et de la surconsommation.
Adam et Eve pouvaient goûter les fruits abondants de tous les arbres du jardin. De tous, sauf un. Ce n’est donc pas la nécessité, dit Sedlacek, qui les conduit à goûter le fruit interdit. C’est la gourmandise. Cette histoire révèle alors un penchant humain : « Même si nous avons tout en abondance, même une vie au paradis, ce ne sera jamais suffisant pour nous. Nous serons toujours tentés de consommer ce dont nous n’avons pas besoin (et même ce qui nous est interdit de consommer) et ainsi d’ouvrir la boîte de Pandore ».
Pour Sedlacek, l’idée de progrès économique et de consommation est devenue la « religion séculaire » de notre époque. « Aujourd’hui, tout est subordonné à ce seul but, le maintien de la croissance, comme s’il s’agissait de nous rapprocher chaque fois un peu plus du paradis sur terre ».

Quelque chose de vital aux yeux de Dieu est bafoué par le peuple qui suscite la colère de Dieu et Moïse, qui prenait il y a un instant encore la défense du peuple devant Dieu, sent à son tour une « sainte colère » monter en lui. Irrésistiblement, alors qu’il tend l’oreille pour écouter la clameur qui monte jusqu’à lui de la plaine, pendant qu’il descend de la montagne, il commence à ressentir, à vrai dire par éprouver, avant de le comprendre vraiment, ce qui mettait son Dieu en colère.
De cette colère qui peut devenir motrice de quelque chose. De cette colère qui met à jour, qui oblige à dévoiler enjeux et valeurs sous-jacentes. Qui oblige à dire, à dire non ! à dire pourquoi non ? Et moi de même, quand je me sens porteur d’un message que je crois profondément vital pour autrui, autrui que j’aime et pour qui je souhaite la vie, l’absence d’écoute de l’autre, son indifférence ou sa résistance à mon message me font souffrir, m’attristent profondément, me font parfois monter la colère au ventre.
Comme Moïse profondément déçu par le peuple brisera dans un instant les tables de la loi, comme Jésus plus tard renversera les tables des marchands dans le temple, il arrive que je passe à l’acte et que ma colère éclate. Parent, enseignant, éducateur, désireux du meilleur pour mon enfant ou pour la jeunesse d’aujourd’hui, quand je suis confronté à la nonchalance, à la résistance ou la révolte des plus jeunes, à leur adhésion à un mode de vie qui bafoue mes convictions.

Mais aussi en tant que citoyen, travailleur, membre de telle Association, de tel Conseil ou de telle Eglise, Municipal peut-être, décideur ou fondé de pouvoir, quand je me vois dans le monde d’aujourd’hui réduit au rôle de consommateur, soumis à la Loi du profit à outrance, spectateur d’une concentration des richesses qui contresigne l’éclatement des acquis sociaux, quand elle ne génère pas visiblement, au vu et au su de tous, le malheur, la souffrance, la misère pour les uns, la marginalisation la plus absurde des autres.
Je ne dirais rien ? Je ne m’offusquerais pas de tout cela ? Une sainte colère se justifie, quand elle s’élève, indignée, contre ce qui se montre de fait comme mortifère pour l’individu ou pour la société. Bien sûr ma colère ne changera pas grand-chose de par elle-même. Mais nos colères réunies, si nous savons les accueillir et les nommer, en s’entrechoquant, nous enjoindrons au dialogue, à une mise au jour plus consciente des enjeux réels qui sous-tendent les grandes manœuvres économiques actuelles. Nos colères se confrontant les unes aux autres provoqueront peut-être un renversement des valeurs, des attitudes, des comportements prétendument inamovibles.

« Au lieu de passer toujours à la vitesse supérieure, il nous faut ralentir, rouler à une vitesse économique » écrit Tomas Sedlacek. « L’économie devrait abandonner son insatisfaction éternelle, sa création artificielle de besoins socio-économiques, pour redécouvrir l’importance de la modération, du repos, de la gratitude pour ce que nous avons. » Vouloir renverser la vapeur peut certes coûter cher : c’est peu de temps après l’esclandre des tables renversées que le condamné Jésus de Nazareth a été cloué sur une croix, avec deux autres brigands.
Mais renverser la vapeur, suite à une « sainte colère », peut aussi s’avérer réparateur. Le même Jésus que dès lors on appelle Christ est ressuscité et son Esprit renversant serait toujours à l’œuvre jusqu’à aujourd’hui et pour longtemps encore, confesse-t-on dans les églises. Or donc, y aura-t-il encore maintenant dans les églises de partout et chez nous comme ailleurs, des Moïse pour tendre l’oreille, entendre les clameurs qui annoncent revenus, dividendes et bénéfices démesurés, s’indigner de ce que la société entière s’incline devant de tels excès comme devant un dieu admirable, s’offusquer des dégâts provoqués par tant de concentration des richesses, passer à l’acte pour travailler à la mise en place de solutions alternatives qui soient à l’écoute d’autres valeurs ? Se trouvera-t-il aujourd’hui des disciples de Jésus pour renverser les tables et mettre à jour les vrais enjeux, des croyants pour appeler de leurs prières et contribuer concrètement à la réhabilitation des valeurs qui permettent de vivre et d’espérer : le partage, l’échange, la solidarité, la main tendue au prochain, le repos, la gratitude, la joie ?
Quelque chose de vital aux yeux de Moïse est bafoué par le peuple, qui suscite la colère de Moïse. En arrivant dans la plaine, indigné, offusqué des clameurs qu’il entend monter jusqu’à lui, « Moïse s’enflamma de colère. De ses mains il jeta les tables de pierre et les brisa au pied de la montagne. Il prit le veau qu’ils avaient fait, le brûla, l’écrasa tout fin, le répandit à la surface de l’eau et il fit boire les fils d’Israël. »

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Détails

Avec la participation de
Lecteur: Bernard Isely
Orgue
Marina Chapochnikova
Musique
Madeleine Roulet, soprano
Jean-Denis Borel, basse