Les Lazare couchés en travers de nos vies

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(Roselyne Righetti)
Chers amis de la Vallée, chers amis auditeurs,
Il y a quelques jours, une connaissance de Lausanne me disait : « Mais c’est affreux cette place de la Riponne, on ne peut même plus aller au musée Arlaud sans avoir peur, ça fait vraiment du tort à l’art ! » Et d’ajouter : « Je t’admire, je ne sais pas comment tu fais pour t’occuper de ces gens-là! »
Qu’est-ce qui se met donc en travers de la vie culturelle lausannoise ? Quel corps repoussant s’allonge-t-il là, devant la porte de l’art ? Et de toutes façons, quel est ce monde rejeté de l’autre monde qui se met dans les jambes de tous ceux qui vont quotidiennement rechercher leur voiture au parking ?
L’expérience nous le répète sans cesse : notre monde est divisé et rien ne nous permet de nier cette évidence. D’un côté ceux qui réussissent, de l’autre ceux qui échouent ! D’un côté ceux qui ont, de l’autre ceux qui n’ont pas. Un monde où le sort se décide en fonction de l’avoir, non de l’être. C’est comme ça ! Ça ne s’invente pas, ça se constate. Est-ce une fatalité ? Pourrait-on y remédier ? Depuis le temps que l’on fait des théories à ce propos, à chaque idéologie sa réponse !

Dans l’Evangile, le Christ nous donne la sienne. Et pour notre méditation de ce jour, méditation portée par cette réalité terrible de division de notre monde en monde de la Rue ou monde du manque d’une part, en monde de l’avoir et du surplus d’autre part, écoutons cette parabole. Elle montre que Jésus de Nazareth déjà a connu ce même monde divisé et qu’il voulait que nous en comprenions le sens et les risques.
«Les riches en enfer, les pauvres au paradis !» La parabole de ce jour semble au premier abord dresser ce constat irrévocable : quand on a été riche durant son vivant, on passe son éternité dans la fournaise de l'enfer et quand on a été pauvre ici-bas, on a sa revanche là-haut, auprès des anges du paradis !
Au fil des siècles, la tradition chrétienne s'est servie de cette parabole pour imaginer et représenter l'enfer ou le paradis, avec parfois ce titre : «le mauvais riche et le pauvre Lazare», faisant ainsi une distinction entre bons et mauvais riches. Les artistes, eux, ont toujours pris la parabole à la lettre : il n'y a pour eux que des riches mauvais ! Que l'on songe aux représentations des riches en enfer sur certaines peintures médiévales. Nous y voyons les riches rôtissant dans leurs flammes et vomissant leurs écus, pape et dignitaires de l'Eglise en tête !
Et nous ? Serait-ce donc là notre avenir ? Notre foi a-t-elle été éduquée dans cette compréhension de l'au-delà ? En tout cas, cette parabole peut très bien éveiller en nous le souci de l'au-delà, des préoccupations d'après-mort, de punition ou de récompense : notre vie nous mène-t-elle vers un règlement de comptes, où nous serons pesés selon nos mérites ou nos manques ? Que faire alors pour éviter le pire ? pour éviter le sort du riche de la parabole ?

Retenons déjà un premier enseignement : il y a un lien, une continuité entre notre existence actuelle et ce qui nous attend après notre mort ! Dire cela n'est plus du tout évident pour notre mentalité et pour nos convictions modernes. Nous avons beaucoup de peine à croire à cette continuité, parce que toute la réalité ambiante semble dire le contraire : la mort, pense l'homme contemporain, c'est la fin de la vie. Quant à savoir s'il y a un «au-delà» comme on disait dans le temps, on n'en sait rien.
La parabole, en fait, veut nous éclairer sur un aspect fondamental de notre existence : sur notre sort terrestre (selon un terme que nous utilisons souvent) et sur l'avenir qu'il peut avoir au-delà même de tout ce que nous sommes et possédons, mort comprise. Alors, pour comprendre ce que l'évangéliste Luc veut nous communiquer par cette parabole, regardons de plus près les personnages qui l'animent :
Le riche d'abord !
Son sort est clair, il est vraiment riche, pas plus ou moins riche que d'autres, il est riche sans hésitations possibles, riche sans excuses: «il fait chaque jour de brillants festins» (v. 19) Il ne fait rien d'autre que ça ! Il est riche parce qu'il peut se permettre de ne pas se faire de souci pour autre chose que ses envies. Il est riche de loisirs et de convivialité avec ses semblables, au point de pouvoir se permettre de n'être même plus importuné par la présence du pauvre à sa porte. Il est riche de cet anonymat qui rend invulnérable à la misère, qui permet même de l'ignorer. Avez-vous remarqué, dans le texte, que le riche n'a même pas de nom ! Un nom qui lui donnerait une identité personnelle et responsable ? «Le riche» dit le texte pour parler de lui, c'est tout, il est l'anonyme de l'argent, de la possession. En un mot: un modèle, un modèle social, un type de société, un symbole.
Et c'est là que la parabole aura quelque chose à nous dire, à un type de société qui partage le sort de ce riche anonyme. Une parole pour les riches, les riches anonymes, de la part de Dieu !

Le pauvre, lui, a un nom, il s'appelle Lazare, ce qui veut dire «Dieu aide». Détail significatif face à l'anonymat du riche. Détail qui nous signale que Dieu se met du côté du pauvre jusqu'à faire corps avec lui, avec son identité, avec ses ulcères, avec son histoire de misère !
«Dieu aide» : en hébreu «Lazare». Curieusement ce «Dieu qui aide» est couché à la porte du riche, le pauvre est comme placé au travers de la route de l'autre, en travers de sa vie. Et le riche n'y voit rien, il est aveugle à toute présence de Dieu, surtout dans le pauvre. Le riche ne va jamais à sa rencontre. Seuls les chiens viennent trouver Lazare et s'occuper de ses plaies !

Pourtant, le centre de l'histoire, c'est le riche, le riche sans nom, le riche modèle et type d'un monde où Dieu est absent, où Dieu n'est plus reconnu. Le problème mis en avant par cette parabole, ce n'est pas un problème général, théorique ou idéologique de la richesse et de la pauvreté, ni d'ailleurs de savoir si tous les pauvres auront un jour un meilleur sort. Non ! l'Evangile veut nous avertir que le vrai problème, c'est celui de la personne même du riche. Avant d'être un problème social ou un problème éthique de partage, la richesse met le riche personnellement dans une situation qui le coupe de Dieu et le condamne à un avenir définitivement éloigné de Dieu, un avenir qui devient le «grand abîme» comme dit le texte.
Et à côté de ce riche, symbole d'un monde, d'une existence sans intérêt pour Dieu, intervient un troisième personnage: Abraham ! Abraham, le type même de l'homme de Dieu, l'homme de foi, porte-parole de Dieu, non seulement sur terre, mais pour toute éternité.
Ce même Abraham illustre ainsi le problème personnel du riche : dans la parabole Abraham n'existe pour le riche qu'après la mort de ce dernier; sur terre, du vivant du riche, Abraham n'est rien, il est absent, ne joue aucun rôle. Mais après le trépas, voici qu'Abraham devient l'interlocuteur premier. Le riche l'appelle au secours, alors qu'il est trop tard et que la vie s'est jouée, jouée sur cette terre alors qu'il ne s'en rendait plus compte !
Pire même : le riche, en découvrant – en redécouvrant ! – la présence d'Abraham, retrouve du même coup un intérêt pour ses frères, lui qui durant toute sa vie terrestre n'a vécu que pour lui-même ! «Je te prie d'aller envoyer Lazare chez mon père, car j'ai cinq frères...» (v. 27).
Mais il est trop tard là aussi! La parabole avertit : le riche ne peut plus rattraper son passé. Comme pour chacun de nous, sa vie terrestre a été unique. Et si maintenant, elle résonne dans l'éternité, dans cette présence de Dieu retrouvé, cette vie reste celle qu'elle a été : une vie d'où Dieu – Dieu, sa miséricorde et sa pauvreté – ont été écartés au profit d'un autre bien, la richesse. Rappelons-nous cette parole sans équivoque de Jésus : «Vous ne pouvez servir deux Maîtres... Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon !» (Mt. 6, 24). Certes, dira encore Jésus à ses disciples, vous pouvez utiliser Mamon pour servir Dieu : «Faites-vous des amis avec le Mamon injuste...» (Lc 16, 9), mais nous ne pourrons, nous ne devrons jamais remplacer Dieu par Mamon. Sinon nous finirons dans « la confrérie des avachis », décrits par le prophète Amos ! Or, c'est bien là ce qu'a fait le riche dans notre parabole.

Alors, quand une vie est marquée par ce choix, ce choix irrévocable, elle devient un tombeau – le texte dit : un enfer ! Alors, la vie d'un être humain sombre dans l'impossible avenir, où même Abraham n'y peut plus rien. Parce que nous-mêmes n'avons pas voulu qu'il en soit autrement.
«Même si quelqu'un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus» ! (v. 31) L'évangéliste Luc ne saurait le dire plus fortement, plus définitivement : il est des réalités qui peuvent nous couper définitivement de Dieu. La richesse en est une. Terrible éclairage du malheur que peut devenir la richesse quand elle prend dans une existence humaine, définitivement, la place et le rôle de Dieu.

Mais, direz-vous, Dieu ne peut-il pas faire en sorte que l'être humain ne puisse plus se fourvoyer à ce point ? Ne peut-il pas sauver in extremis même ce riche ? Là encore, la parabole répond : nous avons tout ce qu'il nous faut pour ne pas vider à ce point Dieu de nos existences. Dieu nous a donné tout le nécessaire pour ne pas sombrer dans pareil abîme d'abandon et de détresse. Nous avons sa révélation, telle que Jésus le Christ – ce Lazare de la Croix couché en travers de nos vies ! – en est le messager.
Nous avons tout ce qu'il nous faut pour ne pas vider Dieu de nos existences : nous avons la place de la Riponne, nous avons tous ces Lazare couchés en travers de la ville et de ses passants. Nous n’aurons rien d’autre comme signe de Vie ! Face à eux, nos vies se décident, pour le présent et pour l'avenir. Pour ou contre le Ressuscité ! Avec lui ou sans lui ! Pour cette vie et pour son éternité ! Il n'y a pas d'autre choix !

(Témoignage de Yann Wolff)
Lorsque je vivais en Afrique noire, j’étais riche simplement parce que j’étais blanc. J’étais perçu comme cela même si je n’avais pas un rond. J’étais donc riche involontairement, par ignorance. Ici, en Suisse, ce n’est pas à ma couleur de peau que l’on peut imaginer l’état de ma fortune, parce que les codes de société sont différents. Et pourtant, ici comme en Afrique, je suis riche, c’est comme ça, je ne peux rien y faire. S’il n’est plus question d’argent ou de biens matériels, je suis riche de quelque chose qui ici à une valeur inestimable ! J’en ai pris conscience en bonne partie grâce aux gens de la Rue.
Un exemple, l’autre soir, autour de 23 heures, je reçois un coup de fil chez moi. C’est Louis. Je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis longtemps. Sa voix est faible, il m’appelle de l’hôpital psy de Cery. En quelques mots, il m’explique qu’il vient d’être emmené là en ambulance, qu’il a fait un sevrage à l’héroïne et aux médicaments seul chez lui, qu’il n’est plus sorti de chez lui et n’a plus mangé depuis 15 jours, qu’il a perdu 30 kilos et qu’avant de se suicider, il s’est souvenu d’une discussion que nous avions eue des années auparavant et qu’il y avait puisé la force d’appeler à l’aide. Voilà la situation…
Maintenant, il a besoin de moi pour des choses toutes pratiques comme nourrir son chat, lui amener des habits, et surtout reprendre nos discussions et prier ensemble. Nous convenons que je passe le lendemain à l’hôpital. Avant de se quitter, il me demande des nouvelles de ma famille dont il connaît les membres et nous raccrochons.

Louis vient d’étendre en travers de ma soirée, en compagnie de mon épouse, sa misère sa souffrance. Qu’en faire ? Reprendre comme si de rien n’était notre soirée ? Bien évidement, que faire d’autre ? Bien sûr, nous nous remémorons les souvenirs vécus ensemble, en famille avec Louis, mais tout en continuant notre partie de jeu.
Mesurez-vous ma richesse ? Je ne suis pas seul. Ma femme est là ! Elle partage mon quotidien, bien sûr, mais aussi mes souvenirs et mes perspectives d’avenir ! Sa simple présence à mes côtés me garde d’oublier de manger pendant 15 jours ! Son amour m’offre l’espace de sécurité et de paix dont j’ai besoin pour grandir, sa chaleur me réchauffe même les soirs de doute et d’errance. Et puis il y a mes enfants qui ont le regard planté vers demain, et leurs « pourquoi » qui ne laissent rien passer du quotidien. Et surtout, au milieu de nous, il y a Jésus le Christ, présence apaisante d’une redoutable fidélité. Et mes amis, et ma famille, et mes montagnes, ma mécanique, les arbres…
Je suis riche parce que ma vie est remplie de quantité de relations précieuses qui me définissent, me guident, me relèvent. Pour prendre soin de toutes ces richesses, une vie faite de festivités n’y suffirait pas. Et Louis vient se mettre en travers de ce petit monde merveilleux.
Qu’en faire de sa souffrance ? Rien de plus simple que de lui dire, je suis en famille, rappeler demain ! Et de râler sur le fait qu’il manque de la plus élémentaire éducation ! On ne téléphone pas à des heures pareilles et puis, il n’avait qu’à s’organiser pour son chat et ses habits. Rien de plus simple également que de l’accueillir, de l’écouter, de lui donner rendez-vous le lendemain. Rien de plus simple que de mettre à son service la stabilité qui est la mienne.

Je suis allé le trouvé le lendemain. J’aurais pu le porter tant il était maigre. Mes bras avaient le souvenir d’homme balèze et là, ils en faisaient le tour. Nous avons parlé longuement, nous avons partagé une pomme. Nous nous sommes rappelés les bons souvenirs partagés, qui étaient les mêmes que ceux que nous avions partagés la veille avec mon épouse. Assis côte à côte, celui qui s’était mis en travers de ma route est devenu celui au côté duquel je marchais. A son rythme, très lent.
Ma richesse est faite de l’amour que Dieu et mes proches régénèrent chaque jour. Je le cultive pour en avoir toujours en abondance. Les gens de la rue m’ont appris et m’apprennent chaque jour que cette richesse ne m’est d’aucune utilité si je ne la partage pas avec celles et ceux qui en ont cruellement besoin. C’est pour cela qu’ils se couchent en travers de ma route, pour que l’amour ne passe pas, ne s’étiole pas.
L’amour sans ambition est le bien le plus précieux que nous possédions. Mais il ne vaut rien si personne ne se met en travers de nos routes pour nous aider à le faire fructifier. Nous avons besoin les uns des autres, sinon nous risquons de ne pas être complet et de nous perdre dans ce que nous croyions posséder. Les pauvres en amour nous sortent de notre ignorance, en nous révélant cette richesse inestimable qu’est le fait d’être aimé tels que nous sommes. Ne les évitons surtout pas, sinon avec qui partagerons-nous ce que nous avons en suffisance ?
Aujourd’hui, Louis va bien et chose étrange, moi aussi.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Co-célébrante : Roselyne Righetti, ministre à la Pastorale de la rue de Lausanne et la
Communauté de la chapelle de la Maladière
Orgue
(sans)
Musique
Natacha Gay (guitare), Augustin Meylan (piano) + groupe de louange