Cette joie qu’on emporte en soi

image

Sœurs et frères, chers auditeurs,

Si vous deviez partir rapidement de chez vous, qu’emporteriez-vous ? Pour ma part, j’emporterais le sourire des gens que j’aime ici et au loin et la délicatesse des amitiés qui nous portent et nous supportent quelquefois. Les histoires d’amour qu’on raconte avec des larmes dans les yeux et celles des séparations.
J’emporterais les ravissements qui illuminent nos jours quand on a la passion des choses simples, le goût des humbles contentements, le don d’ouvrir les yeux, la liberté d’exprimer nos émois ! J’emporterais la douceur de la lumière du soir, sur le lac. Et, au bout de la rade d’Ouchy, cette inscription sur une sculpture : « Ouverture au monde ».
Qu’emporteriez-vous, chers amis qui nous écoutez à la maison, depuis votre chalet ou en voiture ? Les numéros de téléphone de ceux que vous aimez, une adresse pour une bonne table, la date d’un concert à ne pas manquer ? Et toi, ami, amie qui ne peut que difficilement sortir de ton appartement et qui m’écoutes. Toi qui restes longtemps seul, qu’emporterais-tu si tu devais quitter ton univers?
Comme toi, nous sommes attachés à ces biens qui ont accompagné toute notre vie : un meuble de famille, un portrait, des livres, une Bible, un ordinateur et sa mémoire, un dessin d’enfant, une œuvre d’art qu’on a choisie ensemble, parfois une maison qui nous a abrités !

Si nous emportions tous ces bagages, mes amis, que nous faudrait-il encore pour être heureux ? L’écrivain Eric-Emmanuel Schmitt nous répond en disant qu’à quarante ans passés – cet âge où il avait conquis le courage d’être simple – il avait trouvé, en déambulant au fond de lui-même, un diamant recouvert de poussière, de soucis et de chagrins, d’interdits.
Il disait qu’il l’avait nettoyé et qu’il brillait toujours et davantage : il parlait de sa joie ! Cette joie qu’on emporte avec nous. Une joie qui, écrivait-il, comme un diamant, diffuse dans sa vie, de par les épreuves traversées, une lumière intense. Et il ajoutait cette parole inoubliable : « On ne croit pas par peur, on croit par joie » !
C’est à la joie que la rencontre de Philippe et de l’eunuque éthiopien nous convie ce matin. Une joie qui arrive tout à la fin du récit, comme dans l’histoire des disciples d’Emmaüs. Juste au moment où nous voudrions nous attarder, retenir le bonheur d’une présence. Au moment du baptême de l’éthiopien sur la route de Gaza. A l’instant de la fraction du pain dans l’auberge d’Emmaüs.
Le livre des Actes raconte en effet que, partout où Philippe proclame le Christ, une grande joie surgit. Une joie qui ne peut être que de source, ni commandée, ni forcée. Une joie qui ne dépend ni du bonheur, ni du malheur des uns et des autres. Une allégresse qui naît de l’annonce du salut à ceux qui s’en croyaient exclus.

Voyez, par exemple, les gens de Samarie, tenus à l’écart du temple de Jérusalem à cause de leurs convictions. A l’annonce de l’Evangile, ce sont eux qui reçoivent la joie de l’Esprit Saint. Et dans notre récit d’aujourd’hui, un haut fonctionnaire d’Ethiopie, qui subit à lui seul deux lourdes exclusions : il est étranger et en plus, il est eunuque. C’est-à-dire impuissant, stérile. Une identité qui lui interdit l’accès au temple de Jérusalem. Or c’est ce même homme qui, au retour de son pèlerinage, emporte avec lui une joie toute divine comme un diamant précieux.
Il emporte sa joie d’appartenir au Christ. La joie d’avoir sa place dans le cœur de Dieu et dans la communauté chrétienne. La grâce de faire partie du corps d’un serviteur méprisé comme lui : Jésus mort et ressuscité.
Cette passion de Jésus, nous la pressentons dans les paroles d’Esaïe que l’étranger lit à haute voix sur son char : « Comme une brebis que l’on conduit pour l’égorger, comme un agneau muet devant celui qui le tond, c’est ainsi qu’il n’ouvre pas la bouche. Dans son abaissement, il a été privé de son droit. Sa génération, qui la racontera ? Car elle est enlevée (ou élevée) de la terre, sa vie »

Chers amis, que s’est-il passé pour que rien n’empêche cet homme doublement exclu d’accéder à la joie de l’Evangile et de recevoir le baptême ? Refaisons le chemin avec lui ! car c’est aussi le nôtre. Intégrer notre foi dans la vie de tous les jours au point qu’elle nous réjouisse, qu’elle nous donne le goût et la force d’avancer, de créer, quels que soient les rejets subis, les blessures de notre identité, les pierres et les handicaps de la marche !
Quels que soit le regard et les préjugés rencontrés, même dans l’Eglise. Quels que soient les bagages-souvenirs que nous emportons à tous les âges de la vie. Ceux qui nous encombrent et nous attachent en même temps.
Pour rencontrer la joie de Dieu, le ministre des finances d’Ethiopie a fait plus de mille kilomètres avec tout un équipage, une voiture de fonction, dirions-nous aujourd’hui, des plaques diplomatiques. Ce n’est pas n’importe qui ! Or, cet homme puissant est aussi marqué par l’impuissance et la vulnérabilité. Il est mutilé dans son corps d’eunuque. Pourtant, par de là sa marginalité, cet homme a soif d’adorer Dieu, soif d’une quête spirituelle. Mais il ne comprend pas les écritures.
C’est aussi une forme d’exclusion de ne pas comprendre. A l’image de ces jeunes que j’ai rencontrés, il y a quelques jours et qui me disaient : « Comment peux-tu être pasteur, croire à tout ce qu’on entend dans l’Eglise et à tout ce que raconte la Bible ? » Il y a beaucoup d’ignorance et d’incompréhension, de colère justifiée parfois en réaction à l’Eglise que nous sommes. Comme si « croire », c’était adhérer à des vérités dures à avaler plutôt que vivre une rencontre !

Dans sa quête, l’eunuque a été rencontré par Philippe. Il a été rencontré, sur un chemin désert, sans témoin, en marge de l’Eglise officielle de Jérusalem. Dieu est libre d’agir où il veut, dans nos rues, chez nous, là où nous ne l’attendons pas ! Le pèlerin d’Afrique a été rencontré sur ce chemin de Gaza dont je n’oublie pas qu’aujourd’hui la paix et la joie en sont exclues et la violence permanente.
Philippe est envoyé à sa rencontre, piloté par un ange, poussé par l’Esprit comme sous la direction d’une régie divine. Car c’est bien la volonté de Dieu que l’exclu soit rencontré. Que celui qui aspire à comprendre trouve l’accueil de Dieu et, dans sa parole libératrice, une joie à emporter avec lui, précieusement, pour en vivre !
Philippe court donc à la rencontre de l’Ethiopien. Il l’entend lire à haute voix le rouleau d’Esaïe qu’il s’est probablement acheté en chemin. Philippe lui colle presque à la peau. Il se laisse inviter à ses côtés sur le char et l’interroge avec délicatesse : « Est-ce que tu comprends ce que l’écriture te donne à entendre ?»
Humblement, l’Ethiopien de faire l’aveu de son manque. Il a besoin d’aide pour comprendre. Il a besoin d’être guidé dans sa lecture. Nous avons besoin les uns des autres pour entrer dans la joie de Dieu. Nous avons besoin de partager nos manques et nos questions pour pouvoir relire nos vies à la lumière des écritures ! Nous avons besoin d’entendre de bonnes nouvelles sur les chemins peu fréquentés des dimanches matins et de les emporter joyeusement avec nous sur les chemins de la semaine !

L’Esprit nous met en route, mais c’est à nous de courir après le char de ceux qui cherchent, de les écouter lire à haute de voix leurs propres humiliations, leur isolement et de relire avec eux leur vie à la lumière du Christ méprisé et élevé dans la gloire.
Voilà donc nos deux compagnons, Philippe et l’Ethiopien, qui plongent d’abord dans l’écriture avant de descendre dans l’eau du baptême, de revêtir la joie du Ressuscité, d’être réjouis par l’Esprit. Quel cadeau de descendre avec d’autres dans la Parole, d’ouvrir la bouche pour nous positionner, d’oser descendre dans les eaux profondes de notre vécu et d’en remonter avec la reconnaissance de la foi ! Quelle délicatesse aussi de savoir ensuite nous mettre en retrait comme Philippe qui disparaît. Il laisse l’Esprit agir, l’Ethiopien poursuivre son propre chemin.

Je crois, chers amis, que l’eunuque Ethiopien a dû pleurer de joie quand il a compris, en relisant avec Philippe les écritures, que c’était aussi son propre chemin qu’il pouvait lire entre les lignes d’Esaïe et pas seulement celui de Jésus. C’est le chemin de tous les humains, seuls avec leurs possibilités et leur impuissance, mais que Dieu aime au point de les restaurer dans toute leur dignité. De les relever, de les rendre à la communion de frères et de sœurs en les réjouissant pour toujours.
Être dans l’impuissance et demeurer dans la joie. Transmettre la joie d’un accueil inconditionnel aux humiliés du souffle que nous sommes tous un jour ou l’autre, quand le diamant de la joie perd son éclat en nous, c’est aussi notre chemin !
Compagnons du chemin, le salut n’est pas ennuyeux, il est joyeux ! J’aime à le redire dans ces jours de brandons et de carnaval. Mais comment le transmettre sans le vivre ? Comment l’interpréter pour d’autres sans d’abord le relire dans notre propre existence ?
Rien n’empêche l’Esprit Saint, la Parole relue dans nos vies et l’aide d’une communauté paroissiale de nous guider. Rien n’empêche ce diamant joyeux d’être nettoyé, poli, serti de notre foi ! Dieu a éliminé tout obstacle, toute exclusivité à son amour. Un père de l’Eglise disait : « Pose sur ton âne tout ce que tu portes de lourd et emporte ce que tu es. »
Chers amis et auditeurs, ce matin j’emporte avec vous, jusque sur nos chemins les plus déserts et lointains, le diamant de la joie de Dieu que nous sommes et je prie avec vous : « Seigneur, presqu’au seuil du Carême, fais déjà éclater la joie des humbles dans ton Eglise ! »

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Robert Schwizgebel
Musique
Anne-Clade Burnand, Claire-Lise Martin, Gilbert Peytrignet, Raphaël Wullschleger, Nancy Zigler