Jette ton pain à la surface de l'eau…

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(Didier) A quoi ça sert de se souhaiter les uns aux autres : « Bonne Année ! » – alors qu’on sait très bien que la nouvelle année ne sera pas bonne grâce à ces bons mots ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) A quoi ça sert de se marier encore aujourd'hui, quand on sait que 44 % des mariages se terminent par un divorce dans notre pays ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) A quoi ça sert de mettre sa confiance en Dieu, quand on voit que les chrétiens ont autant de problèmes que les autres ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) A quoi ça sert de faire des enfants, quand on sait les risques qui les attendent – chômage, sida, dépendances, violence et pollution notamment ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) A quoi ça sert de travailler, si c'est pour engraisser des actionnaires et craindre d'être licencié à chaque nouvelle fusion d’entreprise ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) A quoi ça sert de dire sa souffrance, ou de faire face aux conflits dans nos familles par exemple, alors que c’est tellement plus simple de cacher les choses ou de les fuir ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) A quoi ça sert de vieillir, si c’est pour se retrouver seul ? !
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.

Chers amis,

Voilà un texte biblique qui m'a beaucoup touché il y a plusieurs années. J'avais alors passé les fêtes de Nouvel An couché et bloqué pendant plus d’un mois avec un lumbago, et forcément j'ai un peu déprimé, autant pour ma femme et mes enfants que pour moi-même.
On me dira : oui, mais bloqué dans ton lit à l’époque, au moins tu as eu le temps de penser. Oui c'est vrai : j'ai pu penser, au passé et à l’avenir. Et j'y ai vu des points positifs, bien sûr. Mais dans le découragement de ma situation physiquement bloquée, j'avais l'impression que les points négatifs l'emportaient, et j'ai eu le temps de me dire : « À quoi bon ? À quoi sert tout ce que je fais, tout ce que j'espère, tout ce que j’entreprends dans la vie si c’est pour finir au lit ?"
Dans les moments difficiles, je serais parfois tenté – qui sait, peut-être cela vous est-il aussi arrivé ? – de renoncer à me battre. Renoncer à me battre pour ce qui me semble important pour moi et pour les autres dès le matin, et renoncer encore le soir, quand je rentre crevé du boulot (v 6).
Après le Xème problème ou après une déception ou un deuil, ou dans une maladie, on peut se dire : « Bon, attends mon bonhomme, bouge plus, arrête de t’investir, de mettre tant d’énergie pour telle chose, pour toi-même ou telle personne; observe plutôt d'où vient le vent, regarde passer le train des événements (v. 4), avant de te décider à faire ou à ne pas faire quelque chose. »

Mais voilà que ce texte extraordinaire a résonné en moi à cette époque difficile – peu importe que la difficulté soit physique, professionnelle, conjugale, psychique, etc. : « Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras. Dès le matin sème ton grain et le soir ne laisse pas de repos à ta main – car celui qui observe le vent ne sèmera pas et celui qui regarde les nuages ne moissonnera pas. »
Voyez-vous mes amis, ça c'est la Bonne Nouvelle de la foi chrétienne : « Dis oui à la vie, oui au monde, oui à l’amour, oui au risque et à l’aventure de l’action, de la promesse, de l’engagement devant Dieu; vas-y, jette ton pain à l'eau – c’est-à-dire prends des risques, ne calcule pas sans cesse – de toute façon, tu ne maîtrises pas assez la réalité pour calculer juste !
Vas-y, gaspille ton bien, tes forces, tes dons naturels – oui vous avez bien entendu : gaspille ! Ne sois pas aussi suisse – aussi prévoyant, prudent, épargnant. Ne cherche pas surtout à assurer ton avenir ni celui des autres, en espérant un hypothétique rendement ; vis et donne dans le présent.
" Jette ton pain à la surface de l'eau." Le pain, l'eau, précisément : pourquoi le texte biblique utilise-t-il ces images ? L’image du pain, c'est facile à comprendre : le pain représente depuis toujours l'essentiel, la base de l'alimentation des peuples. On pourrait donc traduire ou actualiser ainsi : « Jette ton bien – pas forcément ton argent, en tout cas pas ton superflu, mais ton bien, ce que tu es et as d'essentiel dans la vie, jette-le, engage-le; joue ton espérance, risque ce que tu crois juste de faire ou de dire. »

Maintenant, pourquoi l'expression jeter son pain « à la surface de l'eau » ? Eh bien, parce que pour l'Ancien Testament et donc pour l'auteur de ce texte, l'eau représente la menace, l'insécurité, le risque de tout perdre – le chaos, en somme. On pourrait donc traduire : « Oui, oui je sais, vous qui m’écoutez, vous êtes entourés d'insécurités, de menaces et de soucis multiples en ce début d’année, mais pour cette raison justement : n'attends pas le retour hypothétique de la sécurité ou de la chance pour jeter ton pain, pour te lancer ; n'attends pas d'avoir une « existence assurée » pour mettre en jeu ce que tu es et ce que tu crois juste. N'attends pas en regardant passer le train, pour voir comment il passe : car s’il passe bien, tu ne pourras plus monter dedans, puisqu’il sera déjà passé ! Et qui te dit que le train suivant sera meilleur ?
A notre monde et notre cœur qui veulent des certitudes, des sécurités, des preuves, ce texte rappelle qu’on ne peut pas faire une étude de marché pour savoir s’il vaut la peine de vivre. Ou, pour rester dans l’image aquatique de notre texte : Dieu t’invite à te jeter à l’eau, même quand l’eau a la température de l’insécurité ou de l’échec.

Oui, mais alors, me direz-vous, concrètement, qu'est-ce que ça veut dire pour moi aujourd’hui de jeter mon « pain à la surface de l'eau » ? Eh bien vois-tu – je cite notre texte, une bonne manière de continuer à jeter son pain au service de la vie, c'est de partager. Je cite : "Donne une part de ton pain à sept ou même à huit personnes", dit le texte.
On peut comprendre : "Donne une part de ce que tu es et as de meilleur à sept ou même à huit personnes".
Je ne sais pas, moi, par exemple :
· encourage un de tes voisins à s’accepter tel qu’il est, en « jetant » hors de ta bouche pour lui des paroles valorisantes;
· ou alors, cherche à connaître le « souffle » profond d’un de tes amis, c’est-à-dire commence à être vraiment à l’écoute de sa vie intérieure, de ce qu’il vit au plus profond, au lieu de rester dans la superficialité;
· ou encore, par exemple, ce texte biblique pourrait parler à un mari, puisqu’il dit si joliment : donne une part à ta femme en lui accordant si possible un jour un « embryon dans son ventre »; accepte ainsi de mettre en route une vie et un amour qui t’échapperont de toute façon un jour, et qui te feront de l'ombre même, peut-être, dans un premier temps;
· ou enfin, pour terminer, une autre manière concrète de jeter ton pain à l’eau : fais le premier pas dans la réconciliation avec quelqu’un – c’est vraiment lui tendre une perche comme on dit – c’est vraiment jeter du pain à l’eau, comme le dit l’Ecclésiaste.
Je n’ai cité ici que quatre exemples de partages risqués possibles. Je suis certain que vous pourrez trouver au moins une personne parmi toutes celles que vous croisez, pour risquer une relation, un geste ou une action.

L'auteur du texte peut nous appeler à vivre et à donner dans un tel détachement et dans une telle confiance, parce que, comme croyant, il sait qu'il vit lui-même de la générosité du Créateur. Et nous aujourd’hui, grâce à la vie donnée de Jésus-Christ, nous pouvons encore mieux mesurer sous quel régime de grâce et de générosité nous vivons : depuis la venue du Christ au monde, en effet, nous vivons sous le régime généreux du 8e jour, le jour de la résurrection.
Parce Jésus nous a donné ce qu'il avait de meilleur, parce qu'il a donné sa vie jusqu'à la mort, il a « retrouvé » la vie pour lui-même à Pâques et, ainsi, a retrouvé le chemin d'une vie nouvelle dans laquelle nous pouvons nous aussi entrer.
Ainsi, sur l'exemple même de Dieu, l'auteur peut nous appeler au risque du don : en partageant notre vie, en partageant le peu d'énergie qui nous habite, la gaieté qui nous anime, nous avons la possibilité de prolonger en quelque sorte la générosité du Créateur et du Sauveur. Donner la vie et se donner dans la vie revient désormais pour le chrétien à faire écho au don que Dieu a fait de lui-même, en son Fils.

Oui mais enfin, penseront certains, jeter ce qu’on est et ce qu’on a de meilleur dans l’eau, c’est-à-dire sans garantie de retour : n’est-ce pas déraisonnable, inconscient, peu sérieux ? Oui c’est vrai, nous sommes parfois tentés de penser ainsi. Mais l’attitude de vie qui se cache derrière ce raisonnement-réflexe, ce raisonnement sensé à vues humaines, c'est ce qu’on appelle le péché.
Vous savez, le péché, ce n’est pas une faute morale d’abord, mais c’est une attitude de vie fondamentale qu'on adopte tous très vite, dès l'enfance, et qui se base sur le calcul, la méfiance de soi-même et de l’autre. Au point de ne plus pouvoir se jeter à l’eau, au point de perdre la confiance qu’on saura nager.
Pour être franc avec vous, voici ce que je dis : bien sûr que jeter son pain à l’eau, c’est du gaspillage. A moins qu’il y ait des canards ! Non, plus sérieusement : le partage est une forme de gaspillage - mais c'est le meilleur des gaspillages ! Gaspiller son énergie, son amour, ses forces, sa réserve de foi et d'espérance pour soi-même, pour l’autre, pour le monde.
Nous, nous imaginons souvent le bonheur ou nous craignons le malheur, particulièrement en début d’année. Et c’est bien pour cela que la Bible nous dit qu’il faut jeter son pain – plutôt que d’attendre et de compter les proportions de miettes de pain blanc et de miettes de pain noir, avant de se décider.

En fait, ce que dit l'Ecclésiaste, c’est que garder son existence en stand-by, cela revient à la perdre. La foi chrétienne aboutit au paradoxe suivant : le seul moyen de se garantir un avenir, c'est de ne pas chercher à le garantir soi-même, mais de le confier à Dieu et ainsi de vivre le présent ! Une certaine imprévoyance en forme de confiance et de générosité.
Le croyant qui se risque à se jeter à l’eau de la vie et de la confiance s'entend promettre ceci dans le texte : « dans de nombreux jours, tu le retrouveras », ce pain que tu as jeté.
· La Bible ne promet donc pas un résultat sur-le-champ.
D'ailleurs, après le baptême de Jésus lui-même, alors qu’il venait littéralement de se jeter à l’eau, les Évangiles racontent comment même lui s'est retrouvé seul dans le désert et tenté par le diable.
· Mais à celui qui fait confiance, la Parole de Dieu ne s'en tient pas non plus à une promesse vague du genre « peut-être que tu retrouveras ton pain », peut-être que ça ira, peut-être que tu seras payé en retour…
Non, chers amis, le texte dit : « dans de nombreux jours, tu retrouveras » ce que tu auras osé lancer à l’eau. Il faudra parfois de nombreux jours, de la patience et de la persévérance; mais tu verras, tu t'y retrouveras; le pain jeté à l’eau, dans le risque de l’amour engagé, dans le risque de la vie confiante, ce pain refera surface, d'une manière ou d'une autre.

En conclusion, combien de fois sommes-nous tentés d'attendre pour engager notre vie, espérant obtenir une information totale, complète, certaine avant de se décider ? A ce jeu-là, nous risquons tous de mourir sans avoir jamais eu le courage de vivre; ou tout au moins de traverser l’année 2007 sans rien oser tenter !
Si la science a aujourd’hui percé ce qui faisait mystère pour l'Ecclésiaste – le phénomène de la respiration et le phénomène de la formation de l'embryon – il n'en est pas moins vrai que d'autres mystères subsistent encore, et que nous ne disposerons jamais de toutes les données de l'existence.
Il y a trop de paramètres, trop d'inconnues et d’impondérables pour calculer : nous serons toujours invités par Dieu à risquer notre foi et notre être entier, cœur, corps et âme dans la vie qu’il nous donne. Je ne sais pas ce qu'il en est de vous, mais quant à moi en tout cas, c’est une parole qu’il m’est bon d’entendre en ce début d'année.

(Viviane) Didier !
(Didier) Oui ?
(Viviane) Jette ton pain à la surface de l'eau, et avec le temps tu le retrouveras.
(Didier) D’accord, qu’il en soit ainsi pour moi et pour chacun de vous.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Walter Huber
Musique