"Changer notre regard"

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Chers frères et soeurs,
Quel est notre regard sur les malheurs du monde ? Quel est notre regard sur les malheurs des autres ? Et quel est notre regard sur nos propres malheurs ? Du regard que nous portons dépendent nos perceptions des situations que vit l'autre. Du regard que je porte dépendent mes perceptions de situations que je vis personnellement. Un regard peut nous ouvrir à une relation fraternelle ou au contraire, le même regard peut nous fermer à toute relation, voire même construire un mur d'indifférence.
Devant un malheur qui nous touche dans notre sensibilité, nous avons déjà tous entendu ou même prononcé une fois ou l'autre ces ordres catégoriques: "Ne t'arrête pas, ne t'en mêle pas, n'y pense pas, c'est pas ton problème..." Conseils protecteurs devant une situation qui nous touche trop profondément et qui réveille en nous un sentiment d'insécurité.
Et certainement nous avons déjà tous entendu ou même prononcé des jugements sans appel du genre : "Ce qui leur arrive est de leur faute. Ils n'ont à s'en prendre qu'à eux-mêmes. Ils l'ont bien cherché."
Ce genre de raisonnement a l'avantage, pensons-nous, de nous protéger, à l'abri de murailles d'insensibilité, des malheurs des autres et en même temps, ce genre de raisonnement nous permet de camper au milieu de certitudes bien arrêtées. Ces certitudes nous évitent toute remise en question et nous donnent bonne conscience.
Dans l'évangile selon Saint-Luc, nous découvrons au début du chapitre 13 des contemporains de Jésus troublés par un fait divers dramatique qui défrayait la chronique locale. Des pèlerins de Galilée avaient été massacrés dans la cour du Temple par les soldats romains du gouverneur Pilate alors qu'ils offraient des sacrifices. La brutalité du geste touchait leur cœur. Sensibles aux malheurs des autres, comme nous l'avons peut-être été cette semaine à la souffrance des victimes des attentats de Madrid, ces contemporains de Jésus avaient en même temps besoin d'une explication rationnelle correspondant à leur vision du monde. Pour eux, ces victimes galiléennes devaient être des pécheurs particulièrement endurcis pour qu'elles périssent ainsi.

En effet, selon l'idée courante de la rétribution temporelle, les contemporains de Jésus interprètent ce drame comme un châtiment divin et le fait qu'ils ont été épargnés eux-mêmes les rassure sur leur propre justice. Cependant, déconcertées par un tel raisonnement et sensibilisées par la souffrance humaine que représentait ce fait divers, ces personnes s'adressent à Jésus pour lui demander son avis.
Jésus refuse cette vue simpliste et sa réponse est sans ambiguïté : "Pensez-vous que ces Galiléens aient été de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu'ils ont souffert de la sorte ? Non, vous dis-je. Mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même." (Luc 13, 2-3).
Et à ce fait divers, Jésus en ajoute un autre : celui des passants de Jérusalem écrasés par l'effondrement de la tour de Siloé. (cf Luc 13, 4-5). Avec sa réponse, Jésus veut amener ses interlocuteurs à changer leur manière de raisonner. S'ils pensent que les Galiléens victimes des soldats de Pilate ou les passants de Jérusalem sont punis pour leurs péchés - le fait divers étant l'expression d'un jugement divin - alors ils sont appelés à revoir leur raisonnement. Ils ne sont ni pires, ni meilleurs que les victimes.
Eux-mêmes, tout comme les victimes, ont besoin d'un changement de vision. Tous ont besoin d'un retour à Dieu. "Si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même." (cf Luc 13, 3, 5). "Si vous ne vous repentez pas...", littéralement, "Si vous ne vous convertissez pas...", traduit dans nos bibles en français courant par : "Si vous ne changez pas de comportement...". Jésus utilise un mot fort traduit en grec par "metanoia", littéralement "la conversion". Jésus appelle ses auditeurs à un changement de comportement. Il les appelle à une compréhension complètement transformée de la vie.

Concrètement, Jésus nous demande de ne pas juger notre prochain d'après ce qui lui arrive. Il nous demande, comme nous aurions peut-être naturellement tendance à le faire, de ne pas nous sentir meilleurs ni supérieurs à lui si nous avons la chance de ne pas être à sa place. Et par sa réponse, Jésus nous invite à nous regarder, devant Dieu, tels que nous sommes, sans fard, sans artifices, sans arguments et raisonnements trompeurs qui nous donnent bonne conscience et caressent notre ego. Devant Dieu, nous sommes semblables à ces malheureux Galiléens massacrés par Pilate ou à ces passants de Jérusalem tués par l'effondrement de la tour de Siloé. Tout comme eux, nous avons besoin de la grâce divine. Voilà ce que veut nous dire le Seigneur par sa réponse "Si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous de même." (cf Luc 13, 3).
Et Jésus complète son interpellation par l'image de la parabole du figuier stérile. Je la relis : "Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n'en trouva pas. Alors il dit au vigneron : "Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier, et je n'en trouve pas. Coupe-le: pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ?" Le vigneron lui répondit : "Maître, laisse-le encore cette année; d'ici là je creuserai tout autour et j'y mettrai du fumier. Peut-être à l'avenir produira-t-il du fruit; sinon, tu le couperas." (cf Luc 13, 6-9).
Dans cette parabole, Dieu est présenté sous les traits d'un propriétaire terrien. A la requête de son vigneron, il accepte de surseoir à sa décision de faire arracher un arbre inutile. Et le vigneron est prêt à patienter, à s'investir encore personnellement dans les soins qu'il porte à cet arbre pour lui permettre de donner des fruits en sa saison. Vous l'avez sans doute compris, ce vigneron est une figure du Christ intercédant pour nous les humains et agissant pour notre salut.
Et avec cette parabole, nous avons une image de l'intervention de la grâce au milieu d'une situation sans issue. Cette parabole nous invite à croire en un changement possible. Cette parabole, comme les réponses de Jésus à ses contemporains galiléens, nous invite à ne pas rester bloqués sur les apparences uniquement, mais à changer notre regard sur nous-mêmes, sur Dieu et sur les autres.

Au travers du texte de l'évangile médité ce matin, le Seigneur nous appelle à changer nos regards et nos comportements. Changer notre regard sur nous-mêmes comme nous venons d'en parler. Mais aussi changer notre regard sur Dieu. Et j'aimerais ici attirer votre attention sur une vision de Dieu qui nous habite trop facilement. Dieu se servirait des malheurs qui nous frappent comme d'une punition. Nous avons déjà tous entendu une fois ou l'autre cette remarque : "Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour qu'il m'arrive ce qu'il m'arrive...?" Peut-être l'avons-nous nous-mêmes prononcée ou pensée lorsque nous étions éprouvés.
Il est vrai que notre mauvaise conscience et parfois aussi certains passages bibliques que nous lisons ou certaines interprétations théologiques de récits comme celui des Galiléens ou de la tour de Siloé, accréditent la thèse d'un Dieu Père Fouettard et vengeur. D'un Dieu se servant des malheurs qui nous frappent comme d'une rétribution méritée. Nous avons là une vision perverse de Dieu qui nous est soufflée par le Tentateur. Son objectif est de discréditer à nos yeux le message global de l'Évangile et de la Révélation biblique qui est le don de Jésus-Christ comme signe suprême de l'amour divin pour l'Humanité. Comment ce Dieu-là, vengeur et Père Fouettard, pourrait-Il en même temps nous montrer qu'Il "a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle." comme nous pouvons le lire dans l'Évangile de Jean, au chapitre 3, verset 16 ?
Cette vision perverse d'un Dieu vengeur et Père Fouettard nous habite trop facilement. Elle est un piège à dénoncer car elle vise à nous détourner de Lui. Cette vision nous éloigne de la grâce. Elle nous plonge dans le désarroi, la colère et l'amertume et nous conduit finalement à l'indifférence. Or, la foi repose sur une relation de confiance et non de peur. Pour l'Évangile, la conversion, le changement de comportement et "le retour à Dieu n'est pas celui de la seule mauvaise conscience, mais la marche confiante" (cf François Bovon) vers le Dieu qui nous a donné la vie et qui nous appelle à la Vie.
L'évangile nous invite à entrer dans une relation de confiance avec Dieu, dépassant la logique du mérite et de la rétribution. Et cette relation de confiance nous permettra alors de changer nos regards sur nos propres malheurs, sur les malheurs des autres et sur les malheurs du monde. Nous pourrons alors abattre les murailles de l'indifférence qui nous séparent de notre prochain d'autant plus facilement que nous ne le verrons plus à travers les lunettes de nos préjugés, de nos jugements hâtifs ou de nos peurs, mais nous le verrons à travers les yeux du Christ. Et son regard est un regard d'amour et de compassion (cf Marc 1, 41 et 6, 34).

Pain pour le prochain avec le DM échange et mission et l'EPER (Entraide Protestante des Églises Réformées) est l'une des trois oeuvres d'entraide de nos Églises protestantes suisses. Au nom de nos Églises et en notre nom, ces oeuvres entretiennent des relations fraternelles avec des partenaires éloignés de nos contrées. Ces relations se veulent des signes concrets au nom de la foi chrétienne et de l'espérance qui nous habite. Chaque année, Pain pour le Prochain s'allie avec l'Action de Carême pour une campagne commune pendant le temps du Carême. Campagne d'information, de sensibilisation à des projets de développement et de récoltes de fonds pour ces projets.
La campagne que nous vivons en ce moment autour du thème "Nous croyons. Luttons pour des conditions de vie plus dignes" nous ouvre à un autre regard sur les malheurs du monde. "Aime ton prochain comme toi-même, même s'il habite à 8000 kms d'ici" est l'un des slogans décapants de la campagne de cette année. Il nous interpelle et nous encourage à entrer dans une relation différente avec notre prochain éloigné. Invitation concrète du Christ à changer notre regard, à changer nos comportements et à prendre le risque de sortir à la rencontre de l'autre.
Quel est notre regard sur les malheurs du monde ? Quel est notre regard sur les malheurs des autres ? Et quel est notre regard sur nos propres malheurs ? Du regard que nous portons dépendent nos perceptions des situations que vit l'autre. Du regard que je porte dépendent mes perceptions de situations que je vis personnellement. Un regard peut nous ouvrir à une relation fraternelle ou au contraire, le même regard peut nous fermer à toute relation, voire même construire un mur d'indifférence.
Que nous puissions avoir, à la suite du Christ un regard qui ouvre des brèches dans les murailles d'indifférence qui nous entourent.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Andrea Boniforti
Musique
Georges Bolay, tenor;