L'ami de minuit, dialogue interculture

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Chers ami-es en Christ,

" S'écouter pour s'entendre ", tel est le thème de la campagne oecuménique de Carême de cette année, thème qui nous a orienté à lire ce matin la parabole de Jésus dans le cadre de l'enseignement à la prière ; parabole qui présente une situation de crise et met en scène un réseau d'amis qui témoignent d'une capacité d'écoute de l'autre, ouvrant l'espace au dialogue interpersonnel et interculturel, à la solidarité et à l'hospitalité agissante. La grande question que je nous pose ce matin est de savoir si nous avons les oreilles pour entendre le message de l'Evangile qui nous vient de cette parabole de Jésus malgré les bruits qui nous parviennent du monde actuel? "Que celui ou celle qui a les oreilles pour entendre, entende !" Cette phrase toujours entendue de l'Apocalypse de Jean nous invite à ouvrir nos oreilles pour écouter et entendre l'essentiel du message de l'Evangile de ce jour.

Ecoutons de nouveau la parabole de Jésus. La scène se passerait probablement dans un village de la Palestine ou dans un village africain où les habitants sont fortement liés par l'appartenance à un même territoire, à un même environnement, à une terre commune et partagent les mêmes convictions, les mêmes valeurs culturelles d'honneur, de convivialité et d'hospitalité. Il s'agit de liens d'amitié et non de sang. L'accent est mis sur la relation d'amitié, une relation choisie, volontaire et émotionnelle, une relation sur laquelle on peut s'appuyer quand on est en crise, une relation de partage, de coopération mutuelle qui supplante toutes les exigences et toutes les obligations qui caractérisent les relations entre frères et sœurs.

Etant dans une situation de crise économique dans sa maison, l'ami de l'ami de minuit se tourne vers son ami du village à cette heure incongrue et lui demande sans détour, sans gêne et sans aucune formule de politesse: "Mon ami, prête-moi trois pains." Outre sa précision, cette demande est soutenue par une raison qui rappelle à son ami leur commun accord, leurs convictions communes et leur engagement commun : "car un de mes amis est arrivé de voyage chez moi". Comme pour lui dire le "chez-moi" qui est le "chez-toi". Et en plus il termine sa demande en assurant à son ami qu'il vient vers lui parce qu'il est réellement en crise économique chez lui : "et je n'ai rien à lui offrir".

Son ami de l'intérieur de sa maison répond en utilisant le même ton direct et plein d'humour et de boutades qui ne sauraient être prises comme un renvoi ou un refus à soutenir son ami en temps de crise, pour démontrer les liens d'amitié solides. Les raisons invoquées par son ami ne sont que très superficielles et témoignent de la proximité de leur relation, de leur attachement mutuel, de la solidité et de la puissance de l'amitié qui les lie: "Ne m'importune pas, la porte est fermée, mes enfants et moi nous sommes au lit, je ne puis me lever pour te donner des pains."

Après le dialogue fructueux et l'échange des mots constructifs entre les amis, l'ami demandeur reçut les trois pains afin d'assurer l'accueil dans de bonnes conditions de l'ami de minuit. A ce niveau de la parabole apparaît un non-dit important : on suppose que c'est la femme qui aurait donné les trois pains à l'ami en crise; soit, elle fut levée de son lit par un ordre de son mari, bien que n'ayant pas été comptée parmi les habitants de la maison, soit elle était encore debout en train de pétrir la pâte à cette heure tardive pour assurer la ration du pain frais le lendemain. Nul n'ignore les longues journées de travail de la plupart des femmes rurales et urbaines. Tout laisserait à croire que la femme fut celle qui remit les trois pains à l'ami de l'ami de minuit, d'autant plus que c'est elle qui pétrit le pain et est chargée de nourrir la famille, s'assurant ainsi des affaires intérieures de la cuisine. L'ami reçut les 3 pains pour son ami de minuit sans aucune forme d'interrogations quant à la provenance de son ami, les raisons de son voyage et même des intérêts escomptés pour s'être tant dérangé pour l'accueillir dans la nuit.

La grande question qui nous est posée ce matin à la relecture de cette parabole de Jésus est la suivante : est-ce que nous avons encore les oreilles pour écouter et entendre les gens qui ont le plus besoin d'être entendus, les gens qui appartiennent aux couches les plus défavorisées de toutes les sociétés, les pauvres, les réfugiés, les laissées pour compte, les femmes et les jeunes, bref les gens qui appartiennent au "monde d'en bas", de l'expression de Jean-Marc Ela le théologien Camerounais, "les damnés de la terre" comme dirait Frantz Fanon.

Avons-nous encore la capacité d'écouter ces mots fatigués qui jaillissent du fond de la nuit et qui nous interpellent à la solidarité et à la culture humaine ? Probablement oui. Probablement non, et cela peut-être à cause des bruits assourdissants, du vacarme et du brouhaha qui nous viennent du monde actuel, qui est pourtant considéré aujourd'hui comme un village planétaire, une grande famille constituée de réseaux de peuples amis nourris par un même esprit de responsabilité commune, de solidarité, de partage mutuel, et surtout d'écoute aux personnes qui sont en situation de crise, aux personnes qui ont le plus besoin d'être entendues.

Qu'entendons-nous aujourd'hui? Dans notre village planétaire, on entend les bruits terrifiants et incessants qui nous viennent de partout. Les bruits des avions qui partent de l'Europe pour l'Afrique avec à leur bord des sans-papiers, des requérants d'asile, des hors-la-loi et d'autres catégories de gens indéfinissables. Ces êtres humains sont réduits aux créatures dont l'obsession ne se résume qu'au désir de survivre. Certains pays africains sont devenus des dépositoires humains. Certains pays européens, généreux, proposent à ces gens-là un accompagnement substantiel qui représenterait peut-être plus ou moins les miettes des trois pains de l'ami de l'ami de minuit.

On entend aujourd'hui des bruits assourdissants des canons, des chars, des bombardiers, des massacres. On entend aujourd'hui les bruits d'un langage de la force, de l'occupation, de la domination, de l'oppression, de la terreur, de la destruction, de l'exploitation, des intérêts, et du profit. Nous assistons aujourd'hui à l'épanouissement d'un modèle autre que celui du réseau d'amitié de la parabole de Jésus. Cet autre modèle de réseau présenterait une logique de réseau qui met en scène le grand patron et ses clients avec leur superpuissance économique, politique et culturelle face aux peuples dépendants.

Malgré ces bruits assourdissants du monde actuel, avons-nous encore les oreilles pour écouter et entendre le message de l'Evangile qui nous vient de cette parabole de Jésus ? Certes, nous avons bien des oreilles pour écouter et entendre, mais peut-être qu'il y a des oreilles que nous n'avons pas. Les oreilles qui nous permettraient de dépasser le niveau des bruits ahurissants du monde actuel afin que nous puissions déceler avec nos oreilles spirituelles le message que nous propose le message de l'évangile de ce matin:

- Créer des liens entre les personnes, entre les peuples de différentes cultures, entre les églises de confession différente, entre les communautés, afin de construire un réseau d'amis dont le fondement est la promotion d'une humanité solidaire, la promotion de la vie, la redistribution des biens de ce monde symbolisée par le pain qui représente l'élément de partage, de convivialité, d'accueil mutuel, de responsabilité commune pour de nouvelles relations humaines dans une communauté de bonheur partagé;

- Construire et reconstruire des liens humains au-delà des intérêts économiques, politiques et culturels afin d'appartenir à la grande famille humaine, la vraie parenté de Jésus selon le projet de Dieu. Jésus nous place dans cette exigence évangélique lorsqu'il répond aux appels de sa mère et de ses frères dans Marc 3 :33 -35, "Qui sont ma mère et mes frères ? Et, parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : "Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère";

- Dépasser le niveau des bruits du monde actuel et écouter avec nos oreilles spirituelles les personnes qui ont le plus besoin d'être entendues: les pauvres, les personnes en situation de crise économique, politique et culturelle, les femmes et les enfants et surtout les étrangers qui font irruption dans nos vies personnelles et dans nos sociétés respectives en quête du pain de vie qui fait plus que satisfaire les besoins immédiats de survie quotidienne.


Que le Dieu d'Abraham, de Sara et d'Hagar ouvre nos oreilles spirituelles afin d'écouter et d'entendre le message de la libération de Jésus le Christ pour une humanité solidaire.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Elisabeth Tribes
Musique
Marie-Gabrielle Stamm & Carine Delessert, flûtistes