L'idole et le faible

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Chères paroissiennes, chers paroissiens, chers auditeurs de la radio,

Lorsqu'une personne, dans la vie, semble revêtue de tous les dons de la nature, on dit volontiers que les fées se sont penchées sur son berceau. A défaut de fées, le Christ a eu, pour se pencher sur le sien, des mages orientaux versés dans les sciences astrologiques, et des bergers de la campagne de Bethléem. La présence de ces personnages n'était pas innocente. Dans le contexte de la révélation évangélique, elle est à l'origine de deux sortes d'images qui s'appliquent à la personne de Jésus et illustrent le rôle unique qu'il joue dans l'histoire humaine.
"Nous avons vu son étoile en Orient", avaient dit les mages, "et nous sommes venus l'adorer." Le prêtre Zacharie, père de Jean-Baptiste, acclame le Christ comme le Soleil levant qui nous a visités du ciel, pour éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l'ombre de la mort, et pour conduire nos pas sur le chemin de la paix. Etoile, Soleil levant : images astronomiques. L'apôtre Pierre, quant à lui, compare le Christ à l'étoile du matin qui se lève dans nos cœurs, et Jésus lui-même, par la bouche de l'apôtre Jean, dit : "Je suis le rejeton et le descendant de David, l'étoile brillante du matin."

Avec l'étoile brillante du matin, nous passons sans transition des images astronomiques qui définissent le Christ aux images pastorales qu'il utilisera pour se dépeindre lui-même. En effet, l'étoile brillante du matin, c'est la planète Vénus, planète inférieure observable avant le lever du soleil, appelée poétiquement l'étoile du berger. Le Christ est aussi le bon berger. L'auteur de l'épître aux Hébreux l'appelle le grand Pasteur des brebis.
Soleil levant, étoile du matin qui se lève dans nos cœurs, étoile brillante du matin, bon berger. Des images astronomiques, une image pastorale. Mais je m'arrête. Avec ces qualificatifs, notamment celui de bon berger, nous baignons dans l'imagerie chrétienne classique, si je puis dire, dans le consensus autour de la personne de Jésus.
L'histoire humaine, hélas, est là pour nous rappeler que de nombreux tyrans se sont parés, se parent toujours, du titre de berger. Le XXe siècle a eu, avec le malheur que l'on sait son führer, son duce, son petit père des peuples, son grand timonier.
A l'époque de la révolution culturelle chinoise, j'avais entendu un jour un chrétien s'étonner publiquement de ce que la propagande appliquait au leader du mouvement le même langage que le prophète Esaïe applique au Messie d'Israël : il apporte la lumière aux nations, ouvre les yeux des aveugles, fait marcher les boiteux et entendre les sourds. Quelqu'un, cyniquement, avait rétorqué à ce chrétien : les hommes projettent toujours leurs fantasmes sur leurs idoles.

Le mot était lâché : idole. La provocation a toujours l'avantage de remettre la pensée en route, si d'aventure elle s'était assoupie. Devant quelqu'un qui se présente comme le berger providentiel, il importe de se poser la question : est-ce une idole de plus, sur laquelle les adeptes se briseront et qui entraînera beaucoup de monde dans sa chute ?
Ils sont nombreux aujourd'hui ceux qui se défient de tout individu qui se présente avec la prétention d'être berger providentiel. J'entendais récemment à la télévision quelqu'un qui disait : chacun apporte sa pierre en ce monde. J'aime mieux cumuler les expériences de milliers de gens que d'adorer un être unique.

Dans son discours sur son rôle de berger, le Christ cherche à convaincre : j'entre par la porte, les brebis connaissent ma voix, je suis la porte des brebis, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu'elles l'aient en abondance. Et la question vient à l'esprit : de quelle mission universelle se réclame-t-il pour afficher pareille prétention ?
Il est impossible de répondre à brûle-pourpoint, en restant à la surface des choses. Ce n'est que la lente maturation de ce qu'il a été, de ce qu'il a fait et enseigné, comparée à l'expérience de chacune de nos vies, qui permet de mettre en exergue ce qu'il y a d'universel dans la personne de Jésus.
Cet aspect là des choses - l'universalité - est essentiel aujourd'hui. Le monde n'est plus comparable à ce qu'il était au temps de Jésus. Il y a longtemps maintenant que nous sommes entrés dans l'ère spatiale, la planète Terre se trouve réduite aux dimensions d'un village, les cultures et les religions s'interpénètrent, leurs ressortissants et leurs adeptes - d'un contexte à l'autre - recherchent les invariants qui seuls pourront être retenus comme des éléments véridiques.

Or dans la vie du Christ, tous les éléments peuvent être retenus comme véridiques et universels. Ce matin, nous nous bornons à n'en relever que deux, parmi les plus essentiels.
Le premier, c'est l'intérêt accordé, par amour, au plus faible. Jésus se présente comme le berger et ajoute aussitôt : lequel d'entre vous, s'il a cent brebis et qu'une d'entre elle vient à se perdre, n'abandonne-t-il pas les nonante-neuf autres pour partir à la recherche de celle qui est perdue ?
On a souvent, par le passé, donné à cette parabole une signification exclusivement morale. Mais c'est bien de faiblesse et de détresse qu'elle nous parle. C'est le sujet faible qui doit mobiliser toutes les énergies, à l'instar de la brebis tombée dans un trou un jour de sabbat, qu'on ira sortir de là sans plus se préoccuper du respect du jour du repos.
D'aucuns pourraient penser que le souci des plus faibles relève d'une attitude mièvre et inconsistante. Pour comprendre la gravité de l'abandon d'une telle attitude, il n'est que de se référer à une idéologie de sinistre mémoire, mise en pratique dès 1933, et censée avoir disparu en 1945. Basée sur un darwinisme social, cette idéologie prônait le culte de la force pure, la rivalité pour le pouvoir sur la Terre, le règne du plus fort sur les plus faibles.
En douze années, le monde se retrouva exsangue. Il s'est avéré qu'il était impossible, sous peine de disparaître, d'abandonner le concept universel prôné par le Christ d'aide accordée par les plus forts aux plus faibles.
Il n'est pas sûr que le monde actuel, avec son concept de rentabilité à l'échelle mondiale, soit véritablement sorti de cette aberration. Il y a aujourd'hui un culte de la force économique, encore accompagné d'un discours hypocrite sur la nécessité de venir en aide aux déshérités, mais dont le résultat le plus évident est la concentration de tous les moyens entre les mains de quelques-uns et la paupérisation de pans entiers de l'humanité.
Jamais peut-être encore la voix du berger qu'est le Christ n'a résonné aussi claire : aucune vie n'est possible sur Terre sans l'intérêt accordé, par amour, au plus faible.

Le deuxième élément universel que nous relevons ce matin dans l'enseignement du Christ est la nécessité du pardon. Le modèle de ce pardon est la grâce souveraine de Dieu, qui ne justifie pas ses choix. Je fais grâce à qui je veux faire grâce, et miséricorde à qui je veux faire miséricorde, dit l'oracle. Cette grâce peut nous apparaître comme une chose totalement arbitraire. Mais elle n'est arbitraire justement que dans le sens du pardon et de l'amour : c'est le seul sens dans lequel l'arbitraire puisse être acceptable. Quand l'arbitraire s'exerce dans le sens de la méchanceté, il ne porte pas la signature de Dieu. Une prise d'otage, un chantage, sont de l'arbitraire méchant.
Mais l'arbitraire dans l'amour porte toujours la signature de Dieu. Aux ouvriers de la dernière heure, Dieu donne le même salaire qu'à ceux de la première : les premiers seront derniers, et les derniers seront premiers. Arbitraire ! A l'enfant prodigue, qui l'avait déshonoré, il réserve un traitement de faveur. Arbitraire ! Il abandonne l'entier du troupeau pour partir à la recherche de la brebis perdue. Arbitraire ! Et à tous ceux qui s'étonnent du caractère arbitraire de son comportement, Dieu répond : ne soyez pas jaloux de ma bonté.
La balance de Dieu n'est pas la même que la nôtre. Nous ne pouvons pas nous forger un Dieu à notre image, un ciel à l'image de la Terre, une justice divine à l'image de la justice humaine. La bonté infinie de Dieu engendre de l'arbitraire : c'est la grâce, en laquelle chacun peut espérer, et qui fait vivre. Le Christ, à côté de l'intérêt accordé prioritairement au plus faible, est venu aussi nous apporter ce pardon souverain. Et il nous enseigne à le pratiquer.

En ce printemps 2002, qui voit nombre de conflits se durcir à la surface de la Terre, nombre de peuples sombrer dans une faiblesse sans fond et dans un désespoir abyssal, il est urgent d'écouter à nouveau la voix du grand Pasteur des brebis, qui n'a pas usurpé son titre, mais au contraire le justifie par l'amour des plus faibles qu'il a prôné et pratiqué, par le pardon souverain de Dieu dont il a été le dispensateur, et qui seul peut rafraîchir cette Terre brûlante.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Jean-François Vaucher
Musique
Choeur Faller, dir. Pascal Mayer