Trouver la note juste ....

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Ici à Champagne, nous fêtons depuis deux jours les chœurs d'hommes et les chœurs mixtes de la région groupés sous le vocable évocateur de Giron de l'Arnon, cette rivière qui baigne les pieds ou les yeux d'une trentaine de villages au pied du Jura, sur la rive nord du lac de Neuchâtel. Depuis deux jours le chœur d'hommes de Champagne "La Concorde" fête les 125 ans de son existence à travers une évocation théâtrale et musicale de l'histoire de ce petit coin de pays. On y voit les forgerons devenir vignerons ou mécaniciens après l'arrivée des tracteurs dont on ne ferre bien sûr plus les chevaux.
On y assiste aux débats passionnés des hommes au café où retentit très fort la revendication de pouvoir boire un verre entre hommes, de prendre un peu de bon temps loin des soucis de la vie, alors que les femmes, aidées du pasteur, rappellent fortement les exigences de dignité dans la sobriété. Cette polarité homme/femme d'un autre âge a fait sourire un public qui s'est réjouit des danses d'enfants, du travail du forgeron à chaud, des accents du chœur et d'une petite fanfare qui ponctuaient les événements.
Les spectateurs sur les gradins avaient reçu des surtouts de plastique jaune comme autant de petits rayons de soleil. Dans la cour de la ferme historique désaffectée régnait une atmosphère de tendresse amusée, de récréation affectueuse loin des exigences multiformes d'une société traumatisée par l'accélération constante de ses mouvements. L'évocation plus grave de la dernière mobilisation par les documents sonores de l'époque et le chant du "Petit pays" a fait perler quelques larmes au coin des paupières de ceux qui se souviennent encore des sirènes et de l'angoisse diffuse qui régnait alors.

Le premier texte biblique que nous avons entendu rappelle que nous sommes membres les uns des autres et que nous avons reçu des dons qui diffèrent selon la grâce qui nous a été accordée. L'image du corps se rapporte aussi bien aux paroisses qu'aux sociétés et associations diverses qui tissent la trame humaine du pays. Ici les dons sont un cadeau de la grâce de cet amour qui nous a toujours précédés. Les dons ne sont pas au service de l'efficacité et de la production pure et dure, mais de la vie en commun. Qu'un chœur d'hommes et les gens d'un village montent les lieux de rencontre, décorent les rues, organisent et animent une fête s'explique plus par un désir de l'inutile, du gratuit et du gracieux, par l'amour des chansons que par d'autres raisons.
Un autre verset du même texte dit : "Réjouissez-vous avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec eux qui pleurent." Ainsi une communauté de service et d'attention des uns aux autres nourrie par les dons de l'esprit n'existe que pour la communion des êtres dans la joie ou la tristesse. Le sens de la vie humaine est communion et partage, et il est bien difficile ici de tirer une ligne de démarcation entre les communautés de foi que sont les paroisses et les sociétés de chant laïques qui animent la fête d'aujourd'hui. La différence réside en ceci que les communautés de foi sont constamment soutenues par une confession de foi affirmée, alors que dans la vie sociale, les convictions sont laissées à la discrétion de chacun.

Le maître André Charlet rencontré par un journaliste du mensuel de l'Église Évangélique Réformée du Canton de Vaud dit entre autres : "La musique, c'est le partage. Le chant est la meilleure manière de partager. Toutes sortes de gens qui ne savent pas jouer d'un instrument, peuvent entrer au cœur de la musique en chantant…"
Notre pays a été marqué par le chant : prêtres en milieu catholique, maîtres d'école en milieu protestant, ont maintenu la tradition du chant, en composant la musique et en dirigeant les chorales. Nous sommes aussi enrichis par la tradition riche et belle de la chanson française et canadienne : "C'est dans les chansons qu'on apprend la vie, y a dans les chansons beaucoup de leçons, c'est dans les leçons qu'on apprend à lire, mais c'est dans le lit qu'on vit les chansons d'amour et c'est en amour qu'on fait des chansons", chantons nous dans la petite suite canadienne de Marie Bernard.
Et encore : "Garderez-vous parmi vos souvenirs ce rendez-vous où je n'ai pu venir ? Jamais, jamais, vous ne saurez jamais si ce n'était qu'un jeu ou si je vous aimais. Les rendez-vous que l'on cesse d'attendre existent-ils dans quelque autre univers, où vont aussi les mots qu'on n'a pas pris le temps d'entendre et l'amour inconnu que nul n'a découvert ?"
Où est-il ce lieu où la faim verra le pain, la soif verra la source, le doute trouvera la vérité ? Dure condition humaine dans toute sa beauté où il faut aller de l'avant malgré tout ce qui est tordu et faussé, injuste et scandaleux !

Si le premier texte biblique est marqué par la confiance dans les possibilités de l'esprit à l'œuvre dans la communauté, le second texte est celui des rendez-vous manqués. Les gens n'ont pas accepté Jean le Baptiseur, le rude prophète à la voix puissante : "Jean est venu, il ne mange ni ne boit et l'on dit : ll a perdu la tête. Le Fils de l'homme est venu, il mange, il boit et on dit : Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d'impôts et des pécheurs !"
Ni la voie de la discipline personnelle et du renoncement proposée par Jean, ni la voie de la joie ou de la tristesse partagée proposée par Jésus, ne rencontre ici l'adhésion des gens. Tout se passe comme si leurs soucis les empêchaient de se réjouir vraiment et leur besoin d'amour et de tendresse en même temps leur faisait refuser toute discipline. Ils ne sont donc ni dans la sphère de la discipline avec Jean, ni dans la joie du Royaume où l'amour devient aimable avec Jésus. Ils sont donc entre-deux, ni chair, ni poisson, et malheureux…
Un "giron" est le résultat d'une discipline et d'une régularité préparatrices de la fête, et il est la fête même où les gens se retrouvent dans le partage de la joie mais aussi des soucis, dans une atmosphère de confiance liée à ces jours de liesse qui sont comme une trêve.
Laissez-moi vous citer quelques lignes d'Anthony de Mello, théologien chrétien d'origine indienne : "Vous avez besoin d'une nourriture saine et adéquate. Apprenez à aimer la solide nourriture de la vie. Un bon repas, un bon vin, une bonne eau. Goûtez-les. Oubliez votre esprit et reprenez contact avec vos sens. Le plaisir des sens et le plaisir de l'esprit dépendent d'une saine nourriture. Un bon livre ou une bonne discussion ou des pensées enrichissantes. C'est miraculeux. Malheureusement, les gens sont devenus fous; ils sont de plus en plus dépendants, car ils ne savent plus comment profiter des bonnes choses de la vie. Alors ils cherchent des stimulants artificiels de plus en plus forts.
Dans les années soixante-dix, le président Carter a demandé au peuple américain d'entrer dans une période d'austérité. Je me suis dit alors : ils ne devraient pas leur demander d'être austères, il devrait plutôt leur dire de profiter de la vie. La plupart d'entre eux ont perdu leur capacité d'en jouir…, ils ont besoin de gadgets de plus en plus coûteux; ils sont devenus incapables de se contenter des petites choses de la vie…, ils se sentent coupables quand ils profitent de la vie, car ils croient qu'ils n'en ont pas le temps. Ils sont surchargés, surmenés.
Aujourd'hui, un petit peuple est dans la joie, dans la simplicité et l'amitié qui unit une vingtaine de sociétés chorales au sein desquelles les gens ont du plaisir à chanter, même si elles n'ont pas toutes un niveau international, à commencer par votre serviteur.

Une autre histoire citée par le même auteur nous narre ceci : "Des gens avaient coutume de se rassembler, dans une petite ville des États-Unis, pour faire de la musique. Il y avait parmi eux un saxophoniste, un batteur, un violoniste. Ils étaient tous assez âgés. Ce n'était pas de grands musiciens, mais ils aimaient se rassembler ainsi pour l'amour de la musique et pour le plaisir d'être ensemble, jusqu'au jour où ils décidèrent d'engager un chef d'orchestre aussi ambitieux que dynamique. Celui-ci leur dit : "Les gars, nous allons donner un concert, nous allons nous préparer pour donner un concert en ville."
Il se débarrassa petit à petit des musiciens qui ne jouaient pas très bien, engagea des musiciens professionnels, monta un orchestre et fit en sorte qu'on en parlât dans les journaux…, puis l'orchestre décida de s'installer dans une grande ville. Quelques vieux musiciens, les larmes aux yeux, disaient : "C'était si merveilleux avant lorsqu'on jouait mal et qu'on s'amusait !"
La cruauté était entrée dans leur existence. Vous voyez comment la folie peut s'emparer des gens?

Le monde des chansons est tout proche du royaume parce qu'il exprime les soucis et la joie de la vie, les doutes et les certitudes et par-dessus tout, l'espérance. La nostalgie est bonne, elle nous rappelle des certitudes d'autrefois, nos racines spirituelles, mais elle devient inutile si elle n'est pas transformée en espérance. En termes bibliques : la nostalgie du jardin d'Éden serait inutile si elle ne conduisait pas à l'espérance active du Royaume juste et fraternel de la Jérusalem céleste.
Le chant d'ensemble que tous les chœurs interpréteront cet après-midi "Reviens bleuet" (paroles d'Émile Gardaz, musique de Patrick Bron) est révélateur de ce mouvement spirituel qui inverse la nostalgie en espérance :
1) " La plaine était d'or, voici l'autoroute. La plaine en déroute s'enfuit vers le Nord. L'envers du décor est en palissades. Derrière les façades le manège est mort. Reviens bleuet des champs de l'enfance. C'était juillet du cœur en vacances. Reviens bleuet. Sous le ciel immense, j'étais en partance, le cœur léger.
2) C'est hier qu'ils ont fui, happés par la ville, le frère et l'ami. On dit que la nuit la bise dérange leurs banlieues étranges en parlant d'ici. Reviens bleuet…
3) On dit que le pain, au pays des sables dont nous sommes loin… Poursuis, mon chemin, ton nouveau voyage sur l'autre rivage où vit mon prochain. Rends-nous, bleuet le bleu de l'enfance. Donne le blé au frère en souffrance. Remets, bleuet, sous le ciel immense un peu d'espérance à partager."
Nous recherchons tous dans nos existences la note juste : dans nos familles et nos maisons, dans nos cercles d'amis et nos sociétés, dans nos engagements sociaux, politiques, religieux, dans notre travail et dans cet équilibre difficile à l'intérieur de nous-mêmes. On raconte qu'en orient un musicien dans une foire ne jouait qu'une seule note. Les badauds lui demandèrent pourquoi il ne jouait pas d'autres notes de manière plus agréable pour les oreilles. Et l'homme de dire : "J'ai enfin trouvé, après beaucoup de recherches, la note juste en harmonie avec l'univers et son Créateur. Qu'elle vous aide à en faire autant !"
Chanter des complaintes avec les cortèges funèbres, entonner des chansons de joie avec les cortèges nuptiaux, pleurer avec ceux qui pleurent et se réjouir avec ceux qui sont dans la joie à l'imitation de Jésus, voilà un beau programme en attendant de trouver la juste note dans la communion totale avec Celui qui sera tout en tous.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Laetitia Uebelhart
Musique
"L'écho des vernes", direction France Nicolet;
Chant d'ensemble du Giron, dir. Annie Perrin; Florent Blaser baryton