Cloués sur un brancard de préjugés

image

La foi déplace les montagnes. Elle rend aussi ingénieux, audacieux. Voyez ces quatre hommes portant un brancard, sur lequel gît un paralysé. Ils ont eu autant de courage que de la suite dans les idées. Jésus s'est déjà acquis une solide réputation de guérisseur. On raconte qu'il a chassé des démons, purifié un lépreux, guéri de nombreux malades. Le voici à proximité, c'est l'occasion rêvée : il faut agir, maintenant. La foule les empêche d'approcher de Jésus ? Qu'à cela ne tienne, ils passeront par le toit !
Nul besoin de grands discours ou d'explications sans fin; le tableau parle de lui-même. Jésus voit leur foi, il répond à leur supplication muette : " Mon fils, tes péchés sont pardonnés. " Parole étonnante, totalement inattendue. A l'époque de Jésus, une personne paralysée passait pour être l'objet d'une malédiction divine. C'est ainsi que les infirmes, les handicapés se trouvaient rejetés en marge de la communauté. Ils n'étaient pas comme les autres, il fallait s'en méfier, se tenir à distance.
Et voici que par une seule parole de Jésus, le paralysé devient une créature nouvelle ! Il ne sera plus le soupçonné, l'exclu, le pécheur. Par sa parole, Jésus lui rend sa condition de créature, il le réintègre de plein droit dans la communauté des humains. En public, devant toute cette foule, Jésus le déclare purifié. Admiration pour les uns, scandale pour les autres ! Les scribes présents dans la foule sont choqués, ils crient au blasphème. Ils ont pour eux leur autorité de spécialistes, de gardiens de la doctrine et de la tradition. Ils détiennent un savoir sur Dieu; ils savent comment Dieu agit et doit agir. Pour eux, le constat est clair, sans appel : Jésus blasphème. Il se met à la place de Dieu, il se prend pour Dieu. C'est intolérable, inadmissible !

" Qu'y a-t-il de plus facile, de dire au paralysé : tes péchés sont pardonnés, ou bien de dire : lève-toi, prends ton brancard et marche ? " Aujourd'hui, cette question de Jésus reste surprenante. Si les scribes ne pouvaient accepter que Jésus annonce le pardon des péchés, pour nous, certainement, c'est le miracle qui est étonnant. C'est la guérison du paralysé qui frappe notre imagination et reste en mémoire. Cet homme, nous le voyons : d'abord transporté sur son brancard, passant par un trou dans le toit et puis, finalement, libre de repartir sur ses jambes en emportant son brancard désormais inutile.
Quant au pardon des péchés, nous n'y voyons plus forcément la même importance, le même enjeu que Jésus ou les scribes ! Tout cela nous passe un peu au-dessus, comme si nous n'étions pas vraiment concernés. Ainsi, dimanche après dimanche, lors du culte, nous entendons le rappel de la volonté de Dieu à notre égard, dans la prière de repentance, nous confessons à Dieu tout ce qui nous éloigne de lui et nous recevons la parole de grâce, la parole de pardon.
Je me demande parfois si nous sommes tout à fait conscients de ce qui se joue là, ou si nous en restons à la surface des choses, à la répétition de gestes et de paroles dont nous ne mesurons pas ou plus la portée. Et en même temps, nous applaudissons à la guérison du paralytique. Nous rêvons d'en voir d'autres aujourd'hui abandonner béquilles et chaises roulantes, retrouver leurs jambes, leur mobilité. Les miracles ne laissent pas indifférents. D'une part, ils choquent notre esprit rationnel et dans un même mouvement ils laissent entrevoir une autre réalité, ils nous interrogent.
Pour faire peau neuve, se refaire une santé, retrouver la ligne ou une nouvelle jeunesse, pour soulager, voire guérir, nos douleurs, nous voici prêts à soulever des montagnes, disposés à attendre patiemment, des heures durant, la consultation décisive chez le spécialiste réputé, résolus à nous procurer le dernier médicament miracle, résignés à entreprendre la tournée des charlatans, sait-on jamais. Cette volonté de guérir nous honore. Cependant, nous sommes souvent beaucoup moins motivés pour entretenir notre santé spirituelle et guérir de nos maux de l'âme.
C'est que nous touchons là à une sphère strictement privée, à des sentiments dont nous n'avons guère l'habitude de parler, au risque de les laisser totalement de côté. " Mon fils, tes péchés sont pardonnés. " C'est là et nulle part ailleurs que se situe le vrai miracle de ce récit, dans ce pardon des péchés accordé sans condition, sur un simple regard.

Recevoir le pardon de Dieu, c'est comme recevoir sa vie une seconde fois, c'est une nouvelle naissance. C'est accepter que nous nous soyons trompés en pensant pouvoir vivre loin de Dieu, sans lui, en ne comptant que sur nous-mêmes. Recevoir le pardon de Dieu, c'est comme retrouver une relation perdue, renouer un dialogue; c'est vivre, autrement, lucidement. Et ce pardon, cette parole prononcée sur notre vie, nous en avons tout autant besoin que le paralysé.
Nous avons quelque peine à comprendre cela, nous qui vivons à une époque déculpabilisée comme jamais. Mais je ne suis pas sûre que ce soit là un véritable titre de gloire. En ayant mis de côté jusqu'à la notion de péché que prouvons-nous en fait ? Notre santé spirituelle ou notre mollesse morale ? Notre liberté intérieure ou nos refoulements ? Ce n'est pas parce que nous nous déclarons libres, autonomes, sans complexes devant Dieu que nous nous sommes affranchis de toute contrainte.
Il y a notre envie forcenée d'avoir une valeur reconnue dans et par la société; notre recherche quasi obsessionnelle de la sécurité et des biens matériels; il y a notre peur du non-sens de l'existence, de la souffrance, de la mort qui toutes disent notre besoin d'amour, notre besoin de pardon, tout modernes que nous soyons.
La foi d'Israël ne pouvait concevoir que l'on puisse se présenter devant Dieu sans s'être d'une certaine façon mis en ordre; c'est-à-dire en ayant reçu l'absolution de ses fautes et en pouvant, par conséquent, envisager l'avenir avec confiance, porté par la certitude de la bienveillance divine. Et pour obtenir le pardon, il fallait se soumettre à un certain nombre de prescriptions. Il fallait, entre autres, la présence d'un prêtre, le sacrifice d'un animal.
Et voici que Jésus ne respecte rien de ce savant édifice d'usages et de piété ! Il prononce là, sur le champ, dans l'urgence, la parole de pardon. Mais pour qui se prend-il ? Tout autant que de pardon et de guérison, c'est aussi de l'identité de Jésus qu'il est question ici. Dieu seul peut pardonner le péché : c'est vrai. Et voici qu'il est en train de le faire à travers la personne de ce Jésus de Nazareth, de celui qui n'hésite pas à bousculer des siècles de piété et de tradition pour révéler le visage d'un Dieu proche, d'un Dieu qui prend pitié de ses créatures, d'un Dieu qui pardonne par pure grâce. Et voici qu'il le fait encore aujourd'hui, là, maintenant, pour nous.

Croire que Dieu me pardonne, croire qu'il prononce pour moi sa parole de vie et d'accueil, croire qu'il m'aime avec mes faiblesses, mes erreurs, croire, tout simplement. Je ne le peux que si je comprends ce qui arrive à ce paralysé, à cet homme qui se lève et qui repart en portant son brancard, retrouvant sa place dans la communauté humaine, je ne le peux que si je comprends cela comme un symbole de ce qui est peut-être en train de m'arriver.
Je découvre que j'étais paralysée, clouée sur un brancard de préjugés, d'idées toutes faites, entravée dans mes rapports compliqués avec Dieu, les autres et moi-même. Et soudain, je me relève, je retrouve ma vie, elle m'est rendue sous l'effet d'une parole libératrice. Je découvre que Dieu est celui qui donne un vrai sens à la vie et qui me donne le goût de l'assumer vraiment.
Jour après jour, Jésus est celui qui vient chez nous, à la maison, pour annoncer la parole et nous libérer, dans la foi, de tout ce qui nous pèse et nous fait mal. Cela, je le crois.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Nathalie Caccivio;
Musique
Manuel Gerber, hautbois; Christophe Schiess, flûte;
Choeur d'hommes d'Orvin, dir. Fred Stachel