La lumière dans les ténèbres

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On raconte en Orient l’histoire suivante :
Un roi avait deux fils. L’un d’eux seulement devait hériter de son royaume. Désirant éprouver leur sagesse, afin de les départager, le roi fit venir ses deux fils et leur dit en leur donnant à chacun une petite somme d’argent : «Voici ce que vous allez faire : avec cet argent, vous allez vous procurer de quoi remplir complètement la grande salle vide du château. C’est celui qui s’acquittera le mieux de cette tâche qui héritera de mon royaume !»
Le premier des fils avait appris que la paille était bon marché. Il en acheta autant que la somme d’argent dont il disposait le lui permettait. Mais la salle du château ne fut remplie qu’à moitié.
Le second des fils acheta un vase d’argile, de l’huile et une mèche, fit du tout une lampe qu’il alluma et voici que la grande salle du château fut remplie de la lumière jusque dans ses derniers recoins.

Je ne sais pas si, hier au soir, 1er août, vous avez vu, comme moi cette petite fille devant le feu qui avait été allumé dans notre commune de Leysin. Et si je l’ai particulièrement remarquée, c’est parce qu’elle était là, à regarder fixement les flammes qui s’élevaient dans le ciel, impressionnée peut-être par ces hautes flammes qui étaient bien plus grandes qu’elle et qui se prolongeaient par des braises montant plus haut dans la nuit éclairée par la lune et les étoiles. Et son regard était comme fasciné par le spectacle de la danse de ces flammes au point que, certainement, tout le reste avait disparu pour elle : les gens qui l’entouraient (ses parents ?), la nuit et la fraîcheur qui étaient tombées en cette soirée. Plus rien d’autre n’attirait son attention, tant elle en devenait comme hypnotisée. Et moi j’étais si fasciné par cette petite fille fascinée par le feu et la lumière du feu dans la nuit, qu’à mon tour, un moment, plus rien d’autre n’a existé : ni la nuit, ni le froid. Et même la chaleur du feu s’était atténuée dans mes sensations.
Pouvez-vous vous l’imaginer, cette petite fille dans ce soir du premier août ? En jupe ou en pantalons, cheveux noirs ou blonds, peu importe, pas plus haute que trois pommes ! Elle est l’Enfant fasciné. Et en la regardant, je me suis rappelé d’autres regards d’enfants, également fascinés par des flammes, mais c’était de petites flammes, celles des bougies au soir de Noël. Oui rappelez-vous les regards des enfants fascinés par les bougies des sapins de Noël. Plus encore, rappelez-vous votre propre fascination devant ces petites flammes, si fragiles parce qu’un rien peut les éteindre, un souffle, un souffle d’enfant même et qui nous fascine tous, petits ou grands.

C’est peut-être bien la première fois qu’un pasteur se met à parler de Noël un 2 août ! Et pourtant, je ne puis m’empêcher de faire le lien entre ce feu du 1er août et les bougies de Noël, la lumière de Noël. Car hier soir comme à Noël, la lumière éclairait la nuit, la lumière brillait dans les ténèbres, symbole de la lumière qui s’est manifestée au travers d’un homme : Jésus de Nazareth. Or cette lumière du Christ ne concerne pas seulement un seul jour de l’année, mais bien tous les jours de l’année et de notre vie. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on parle aujourd’hui de la lumière de Noël, de cette lumière qui nous est donnée, car le lien c’est l’être humain, comme cette petite fille d’hier qui est l’Enfant fasciné par les bougies de Noël et les flammes du feu du 1er août, cet être humain fasciné par la lumière, cet être humain qui a besoin de la lumière.
Car la lumière est le symbole de ce qui apporte du réconfort, du courage et de la force, parce que petite ou grande, la lumière est ce qui vient illuminer toute notre vie comme dans l’histoire que je vous ai lue tout à l’heure où une simple lampe à huile répandait sa lumière jusque dans les derniers recoins de nos châteaux forts. Ces châteaux forts que l’on doit parfois ériger, se construire pour se protéger, non pas tant des ténèbres, mais de tout ce qui provoque pour nous et en nous des ténèbres, tout ce qui vient détruire en nous le courage de vivre, l’espérance ou encore la confiance.
Car il ne s’agit pas pour nous de comprendre le thème de la lumière et des ténèbres dans les catégories de la morale, comme si étaient opposés ici le Bien et le Mal. Il nous faut les comprendre comme quelque chose qui renvoie à la vie de tous les jours. On est là dans l’existence, l’existentiel : la lumière, c’est le courage de vivre, l’espérance, la confiance. Les ténèbres, c’est la perte de ces choses qui nous aident à vivre, qui nous font vivre !

Dimanche passé, j’ai parlé du chagrin. J’ai montré comment le chagrin advenait toutes les fois que l’on était confronté à ces pertes qui peuvent nous arriver dans la vie : perte d’un être cher, perte du travail, perte de la santé, etc. Et j’ai montré comment on était touché, affecté par ces pertes, et combien le chagrin était une émotion normale pour nous tous. Or le chagrin nous entraîne alors dans une réelle obscurité, dans des ténèbres : on n’y voit plus clair, on ne sait plus ce qu’il faut croire ou penser, on n’a plus ni force ni courage, la vie nous semble absurde, on ne sait plus où aller, on se frappe contre les murs en se demandant s’il y a encore une porte pour sortir de cette nuit.
Oui, il y a des circonstances dans la vie qui nous «enténèbrent» si je puis me permettre l’expression ! Des circonstances qui nous plongent dans l’obscurité et qui tuent en nous tout courage, toute espérance, toute confiance.
Mais j’ai dit également dimanche passé l’importance qu’il y avait à pouvoir exprimer nos émotions, à pouvoir pleurer nos chagrins. Et c’est aussi là que l’on peut saisir le sens de cette lumière qui brille dans les ténèbres, comprendre le rôle, l’utilité de ce qui est «lumière» pour nous. Car que veut nous apporter l’homme de Nazareth qui soit lumière dans nos vies, pour nos vies ?
Parce qu’il ne faut pas nous imaginer que la lumière que nous promet le Christ est une sorte de pommade qui va recouvrir toutes nos blessures. La lumière promise ne va rien changer aux causes des ténèbres, à ce qui a provoqué l’obscurité. La lumière ne va pas changer les événements qui nous sont arrivés. Au travers de la lumière reçue, le croyant ne reçoit pas une sorte d’assurance «tous risques» qui va le protéger de toutes ténèbres. Car les raisons des ténèbres ne seront pas détruites.
La lumière ne nous amène pas à nous fermer les yeux sur tout ce qui produit en nous une perte de courage, d’espérance et de confiance. Il ne s’agit pas pour nous de croire «contre», mais bien de croire «malgré» et même «au travers».
Ce n’est pas de la pommade. On n’est pas là dans les principes de la méthode «Coué» où l’on chercherait à se convaincre, comme dans la chanson, que «tout va très bien, Madame la Marquise», parce qu’on aurait la foi ou qu’on serait dans la lumière. Au contraire, la foi ne peut qu’être une chance, un cadeau, une grâce que l’on reçoit toujours à nouveau. Ici on ne peut que la laisser advenir pour l’accueillir. Et on ne peut que l’accueillir sur le désert de nos doutes et de nos peurs, comme une fleur qui, malgré le désert, grandit et croît pour l’illuminer et l’embellir de sa présence, de sa vie.

Je suis cet homme-là, nous sommes ces êtres humains qui avons besoin de la lumière... pour vivre. Et de la recevoir dans notre vie concrète, celle de tous les jours (pas seulement à Noël).
Mais alors comment cela se fait-il puisqu’il ne s’agit pas de se fermer les yeux sur l’obscurité, sur ce qui cause en nous des ténèbres ? Comment cela se fait-il puisqu’il n’est pas ici question d’une sorte de pommade ? Comment cela se fait-il sinon parce que quelqu’un s’est approché de nous, sinon parce qu’une oreille s’est faite attentive pour partager avec nous notre chagrin, nos doutes, nos désespérances, nos peurs. Présence qui devient pour nous attirante, fascinante, comme la petite fille du feu du 1er août qui était fascinée, attirée, par la lumière des flammes. Une simple présence, mais une présence-lumière qui change tout !
Car souvent, notre premier mouvement face à ce qui provoque en nous les ténèbres : les pertes, les coups du sort, les injustices…, c’est de vouloir nous battre contre ce que l’on appellera le Mal (parce que ça fait mal). Oui, nous croyons que nous devons, et que c’est même là la mission des croyants, voire que c’est là le rôle de Dieu, lutter là-contre. N’avez-vous jamais dit ou n’avez-vous jamais entendu cette phrase : «Mais si Dieu existait, alors...», alors il ferait qu’il n’y ait plus le Mal. Il agirait pour anéantir tout ce qui fait mal, pour faire que, dans cette vie, il n’y ait plus place que pour le bonheur et pour la joie.
Nostalgie du «paradis» perdu, peut-être. Nostalgie de l’enfant qui s’illusionne encore d’un père ou d’une mère tout-puissants. Mais surtout frustration de l’être humain confronté à la douleur, à la souffrance qu’engendre en lui le Mal et qui le confronte à sa vulnérabilité. Or on n’aime pas ainsi être confronté à notre vulnérabilité, car elle nous fait peur, elle suscite en nous de l’angoisse.
Alors nous serons prêts à succomber à la voix de toutes les sirènes et des «gourous» qui veulent nous faire croire qu’ils ont la potion magique, la solution qui vous protège du Mal, voire même qui peut détruire le Mal.
A cette tâche, à cette mission impossible, on risque d’y perdre toute son énergie inutilement. Davantage, on ne voit plus que l’on fait fausse route. Car comme le dit si bien un penseur d’aujourd’hui : «On ne peut pas diminuer l’obscurité, on peut seulement augmenter la lumière.» (cf. Olivier Gonin, Métaphores, Editions Ouverture, p. 22). On ne peut pas diminuer ce qui cause les ténèbres en nous, alors il s’agit d’augmenter la lumière en nous, d’augmenter ce qui va construire en nous un sens, pour retrouver un raison de vivre, du courage, retrouver de l’espérance et de la confiance. Puisque justement c’est cela l’obscurité : la perte de courage, d’espérance et de confiance qui rend la vie absurde; on peut augmenter tout ce qui va permettre à l’être humain, perdu et désorienté, de se réorienter.
C’est cela la lumière promise par le Christ. C’est cette lumière qui nous est, à nous aujourd’hui, promise. Car il y a de quoi faire que cette lumière augmente en nous et pour chacun d’entre nous. De telle sorte que celle-ci va illuminer l’intérieur de tous nos châteaux forts que nous nous sommes construits pour, en quelque sorte, nous protéger.

Or cette lumière ne brillera pas seulement à l’intérieur de nous, mais elle va aussi sortir vers l’extérieur, nous faisant à notre tour, lumière pour les autres. Car cette lumière, reçue peut-être au travers de ce témoin, de cette personne qui a su écouter notre chagrin, l’accueillir, accueillir nos pleurs et ainsi apporter un peu de courage, de chaleur, d’espérance et de confiance, va maintenant déborder. Comme l’affirme le Christ : «Vous êtes la lumière du monde.» (Matt. 5,14), comme lui-même est la lumière du monde !
Or c’est bien là la tâche de tous les croyants : offrir l’occasion, à ceux qui sont dans les ténèbres, désespérés, sans courage, sans vie, sans «souffle», de (re)trouver cette lumière qui leur redonne vie, et cela au travers d’une présence, d’une attention, d’une écoute vraie, au travers de gestes d’amitié et de chaleur qu’on aura su et pu leur apporter. Non pas tout de suite par des paroles (elles aussi peuvent n’être que de la pommade !). Sachons parfois garder le silence, marque de respect devant la souffrance d’autrui, mais aussi témoignage de notre propre vulnérabilité : nous sommes comme cet autre qui souffre. Car la lumière de Noël n’est pas le grand feu du premier août, même si la flamme d’une petite bougie peut tout aussi bien illuminer la plus grande salle du château ou allumer le feu du 1er août.
Gestes et/ou mots qui veulent dire combien nous voyons et comprenons ce que vit l’autre, toute cette souffrance qui l’ «enténèbre». Que nous comprenions qu’alors il se sente comme perdu et que tout lui semble absurde, sans espérance. Mais aussi gestes et/ou mots pour lui dire que nous croyons que s’il doit vivre tout cela, il peut aussi retrouver le courage, l’espérance et la confiance, parce que nous croyons qu’il y a une porte, qu’il y a une sortie, qu’il y a une lumière qui peut naître aussi dans les ténèbres auxquelles l’autre est confronté.

Je l’ai dit : la lumière de Noël, la lumière «tout court», la lumière qui nous est donnée par le Christ n’est pas une pommade. Ce n’est pas quelque chose par lequel nous allons nous convaincre que tout va bien aller dorénavant. Cette lumière n’est pas une manière de se fermer les yeux sur la ou les causes de toutes nos souffrances. Ce n’est pas une invitation à ne voir que le bon côté des choses à l’instar de l’optimiste qui veut voir son verre à moitié plein (et non à moitié vide).
De même, à l’inverse, il ne s’agit pas non plus de chercher à vouloir lutter, j’ai envie de dire de se brûler contre les ténèbres, en s’épuisant en vain. Le Mal existe depuis toujours et continuera encore longtemps d’exister. Pourquoi ? C’est là un mystère pour notre intelligence qu’il ne nous appartient pas de pouvoir percer (cf. par exemple le livre de Job), comme il n’est pas en notre pouvoir de pouvoir l’éliminer. Le Christ, au matin de Pâques, n’a supprimé ni la souffrance, ni la mort, ni le Mal. Et pourtant, au matin de Pâques, comme à Noël, c’est une lumière qui s’est levée, qui est ressuscitée, parce qu’elle ranime le courage, l’espérance et la confiance «dans et malgré» la mort et la souffrance et le Mal.
Or cette lumière, et elle seule, peut augmenter, grandir, se frayer un chemin pour croître et rendre ainsi nos vies plus belles, plus fortes, plus joyeuses. Plus lumineuses !
Je l’ai dit : ni se fermer les yeux, ni lutter contre. Mais, reprenant cette phrase : «on ne peut pas diminuer l’obscurité, on peut seulement augmenter la lumière», laisser la lumière augmenter en nous.
Certes, je sais que cela n’est pas dans notre pouvoir. Il n’y pas qu’à faire preuve de volonté en claquant ainsi des doigts et tout se ferait comme par enchantement (cela ne marche qu’avec la lumière de vos appartements en tournant l’interrupteur !). Car cette lumière est une grâce. Elle est une promesse. Elle est aussi une lumière fragile, à l’instar d’une bougie, mais combien fascinante quand on l’a aperçue.
Saurons-nous nous laisser fasciner par elle ? Saurons-nous la laisser œuvrer en nous ? Croître et grandir dans nos châteaux forts, et même déborder vers l’extérieur ? Saurons-nous aussi la protéger pour qu’elle ne vienne pas à s’éteindre, mais, avec confiance, toujours à nouveau y accrocher notre courage, notre espérance et notre confiance parce que nous savons que la promesse du Christ est vraie (quand bien même cette lumière nous semble parfois diminuer) ?
Par nous-mêmes, nous ne pouvons pas faire que cela soit ainsi. Seul l’Esprit Saint, l’Esprit de Dieu qui agit en nous, peut faire que cette lumière promise advienne, grandisse en chacun de nous et déborde de chacun d’entre nous. Quant à nous, nous ne pouvons que demander cette lumière !
Aussi, c’est là ma prière et mon souhait pour chacun d’entre nous : qu’advienne, pour vous comme moi, cette lumière de courage, d’espérance et de foi, celle qui a brillé dans la nuit de Noël comme au matin de Pâques.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Eckart Winter
Musique
Duo, Patricia Jack et Annelise Rigo (chanteuses)