Le passé présent

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Frères et sœurs proches et lointains, une chose nous est commune, je crois, c'est notre relation au temps qui passe… Et les souvenirs qui laissent en nous des traces, et les projets que nous formons.
En fin d'année, nous y sommes plus sensibles, conscients rationnellement qu'un 29 décembre n'a rien de plus, ou de moins, qu'un 25 novembre, ou qu'un 15 avril, et que le Jour de l'an ne mérite pas la majuscule dont on le pare et les cotillons dont on le garnit. Mais voilà, une année finit quand même et une autre commence : les comptables et les commissions d'impôts non seulement le savent, mais nous le rappellent, des bilans et des rapports sont exigés et puis, tout naturellement, notre cœur aussi fait ses comptes. Au changement de millésime on regarde en arrière aussi bien qu'en avant et notre esprit se livre à toutes sortes de comparaisons entre hier et maintenant, entre l'autrefois et l'aujourd'hui.
En ce dimanche dit du «Souvenir» où sont réunies des familles ayant eu recours, en 1996, à l'Eglise pour une circonstance particulière, nous allons essayer d'évoquer cet autrefois et cet aujourd'hui. Les cérémonies religieuses et les sacrements ont pour but d'enchaîner, au sens positif de tenir ensemble les maillons d'une continuité, — le passé est père du présent — et d'entraîner, au sens dynamique de tirer en avant, l'autrefois et l'aujourd'hui vers le lendemain… Penser à autrefois et à aujourd'hui, c'est voir défiler des événements et des lieux, de mémoire comme on dit, c'est évoquer des personnes, c'est tenter de se situer soi-même, et, en disciples de Jésus, découvrir en lui celui qui fait le lien et, surtout, qui demeure semblable à lui-même.
Les événements.
On n'a pas besoin d'être âgé pour regretter «le bon vieux temps». Déjà, les jeunes qui ont participé à l'essor de la musique techno constatent qu'elle n'est plus ce qu'elle était et qu'une certaine commercialisation s'en est emparée. Nous avons tous nos temps héroïques et nos passés glorieux. 1968 a déjà ses anciens combattants ! «Il n'y a plus d'après, à Saint-Germain-des-Prés…» chante Juliette Greco — et elle conclut ainsi une strophe : «Ce ne sera plus toi, ce ne sera plus moi, il n'y a plus d'autrefois…»
Autrefois.
Le monde allait-il mieux ? Faut-il regretter le papyrus, la lampe à pétrole, le télégraphe et la guerre de 14-18 ? Mais en Tchéchénie est-ce mieux ? «Internet» fera-t-il des miracles pour la compréhension entre les peuples, ou étendra-t-il l'araignée des réseaux douteux ? L'électricité aux multiples bienfaits est aussi une gaspilleuse d'énergie, et les tonnes de papier qui diffusent la culture, les informations et les lois contribuent à la déforestation. La «Belle époque» n'était pas rose pour tout le monde, et les progrès actuels comportent de terribles revers de médaille, nous ne saurions donc être des nostalgiques bloqués ou des progressistes agités, l'autrefois et l'aujourd'hui ne sont que ce que les hommes en font. Le Temps, contrairement à l'image que les Grecs en avaient, n'est pas ce Chronos dévoreur insatiable, il est ce que notre liberté en fait.
Les personnes.
Ah, là, quand nous disons autrefois, aujourd'hui, ce sont des visages, ce sont des silhouettes, ce sont des rencontres qui se mettent à vivre au milieu de nous, auprès de nous, avec nous. Quand nous célébrons ces actes que nous avons rappelés, c'est le souvenir des êtres qui sont entrés dans nos vies, qui en sont sortis, ou qui nous accompagnent encore, que nous traçons.
Voici l'autrefois de la naissance; on dirait que c'était hier, cette sortie de la maternité ! Et voilà que bébé, pour bien montrer qu'il n'en est plus un, fait déjà le tour de la table… Et voici l'aujourd'hui de la croissance, avec ses crises et ses promesses… Et l'éducation progressera par bonds en avant et par retours en arrière; il sera important de lui dire : «Quand tu étais petit…» mais aussi «Maintenant que tu es grand…»
En formation religieuse également, les questions d'aujourd'hui appelleront des réponses d'autrefois, mais celles-ci n'aideront en rien quelqu'un qui n'aura pas été compris dans ce qu'il vit présentement.
L'amour… ne se vit pas, comme cela est si souvent chanté sur le mode du «toujours». Toujours cela ne veut rien dire. Mais la célèbre formule «Je t'aime aujourd'hui davantage — ou mieux qu'hier, et demain davantage — ou mieux qu'aujourd'hui», cela montre le mouvement la vivacité de l'acte d'aimer, constamment soumis à l'évolution de chacun et qui influe sur les mutations de l'autre. A l'émotion d'autrefois correspond l'enracinement d'aujourd'hui… A la passion de jadis, la tendresse de maintenant… A l'excitation des premiers rendez-vous, le bonheur plus calme du quotidien… A l'inquiétude, voire à l'angoisse surgissant les premières fois qu'on s'est affronté, a succédé la sagesse qu'on a acquise à force de se dominer et qui aujourd'hui permet, sinon d'éviter, du moins d'espacer les éclats, les conflits…
Mais rien ni personne ne nous empêche de revenir aux premiers émois, de remonter à la source, et si tant de mariages, que nulle pression sociale n'impose, se scellent quand même devant Dieu, c'est sans doute, parce qu'en Lui, le va-et-vient d'autrefois et d'aujourd'hui ne donne pas le vertige. Un jour je me suis ému à ton passage, un autre je me suis rapproché, un autre nous nous sommes engagés : le «oui» n'est pas une monnaie qui se dévalue…
Le vertige, il nous prend, par contre, quand nous pensons aux disparus; il ne suffit pas de dire «…ils sont dans nos cœurs » ou bien… «…je crois à la résurrection…» ou encore «nous avons tous une âme immortelle…» ou enfin «…plusieurs en sont, en quelque sorte revenus, vous savez les N.D. E c'est une abréviation d'une expression anglo-saxonne «…les expériences de la proximité de la mort…» ou encore «les morts parfois donnent signe de la voix…»
Dans notre aujourd'hui, en effet, ils ne sont pas absents totalement, ils manifestent une certaine présence mais pas comme autrefois. Chaque jour nous pouvons être attentifs à quelque chose du passé, — qui était leur présent, où ils étaient tellement eux-mêmes : à la cuisine, dans une façon de parler, un geste de la main, un regard, une intonation de la voix… Pas un jour où nous n'évoquons pas ce qu'ils nous ont donné, nous ne l'avons donc pas laissé perdre… Nous n'avons pas oublié ce qu'ils disaient, ce à quoi ils tenaient, nous le rappelons à notre tour, cela subsiste, et eux vivent encore dans cette sagesse, ou cette attitude pratique…
Quelqu'un demandait à un père s'il parlait avec sa fille de la maman en allée. Réponse : «Si c'est se mettre en face l'un de l'autre et s'interroger sur notre chagrin et déclencher plus ou moins naturellement des larmes… Non ! mais si c'est préparer un plat en disant «C'est ainsi, tu te rappelles qu'elle faisait… Oui ! Ou laisser les souvenirs, souvent drôles se mettre entre nous…» Le deuil est fait d'une alternance de l'autrefois, les blessures du «jamais plus», la difficile conjugaison de l'imparfait «il/elle était, faisait, pensait… etc. » avec l'aujourd'hui du courage retrouvé parce que la vie, c'est aujourd'hui qu'elle exige, promet et donne

Penser au passé et au présent, avons-nous dit, c'est aussi tenter de se situer soi-même. Une nonagénaire fêtée dans cette paroisse, vous vous souvenez, avait dit : «Je ne sais pas comment je suis venue à ce grand âge !» En effet, que ce soit sur le seuil de ses 17 ans, à 22 ou à 62 ans révolus, ou à n'importe quel âge on ne se sent pas vieillir; même les infirmités et les douleurs, même le fait que la vieillesse — comme l'indique un petit tableau accroché chez des personnes où je me trouvai récemment — est «le ralentissement de toute chose», bref tous les signes donnés n'empêchent pas qu'on se sent soi-même jusqu'au bout.
Souvent ce sont chez les autres que l'on observe les tempes grises, les mèches argentées, l'oreille qu'on forme en cornet pour mieux entendre, le pas plus lourd, etc. Et pourtant, que de souvenirs d'enfance, que de bouffées de jours heureux ou de temps forts ! Que d'autrefois qui nous rappellent ce que nous avons reçu, pu et accompli, et la mémoire devient génératrice d'énergie nouvelle pour aujourd'hui.
Pourquoi aimons-nous la musique ? Ou plus exactement pourquoi jouons-nous ou écoutons-nous souvent une même musique ? La même musique — et en famille celle des enfants n'est pas toujours celle des parents… C'est parce qu'elle est l'art de réveiller les émotions envolées, parce qu'elle nous remet dans un état d'esprit ou d'âme qui a été décisif dans notre autrefois et nous permet de le retrouver aujourd'hui; et pour les heureux exécutants, sans parler des compositeurs, il leur est donné de créer, sur la portée ou sur l'instrument, la note et l'harmonie où ils se créent et se retrouvent eux-mêmes.
Reprenons nos trois textes : Esaïe désigne l'autrefois d'Israël comme le lieu de la nécessaire reconnaissance. «L'Ange qui est devant sa face les a sauvés, /Dans son amour et sa miséricorde / Il les a lui-même rachetés, /Il les a soutenus et portés, /Tous les jours d'autrefois.» L'Evangile de Luc, en son chapitre 2, nous a montré que l'aujourd'hui du vieillard Syméon était l'aboutissement d'une longue attente qui n'avait pas atténué son espérance : ce passé accompli ouvre pour lui un avenir de paix mais aussi de bouleversements. «…cet enfant est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël…»
Et la lettre aux Hébreux vise des chrétiens déjà menacés de relâchement, l'exemple de l'impénitence de leurs lointains ancêtres doit leur servir d'avertissement; et citant un psaume il lance : «Aujourd'hui, si vous entendez sa voix, n'endurcissez pas vos cœurs !» Qui va faire le lien, en sa personne, de la Maîtrise du temps, de l'équilibre entre le passé et le présent afin que demain soit encore, ou enfin possible ? Jésus, qu'une (sorte de) confession de foi jaillie soudain de la lettre aux Hébreux, présente comme «le même hier, aujourd'hui et éternellement».
Présent hier, autrefois, dans l'intuition prophétique dont les styles les plus différents brossaient la figure de l'unique Messie à venir, on trouve dans les évangiles un écho encore vivant de ses rencontres, de ses propos, de ses miracles… C'est cet aujourd'hui de l'exemple et de l'enseignement que chaque auteur du Nouveau Testament va tenter de reproduire pour ses lecteurs. C'est l'exhortation à ne pas déchoir aujourd'hui de la délivrance goûtée et à entrer dans le repos, c'est-à-dire dans la paix avec Dieu, avec autrui et avec soi-même qui retentit dans plusieurs épîtres, dont celle-ci.
Il est le même, même si les façons de le désigner vont changer, même si les accents mis sur son œuvre vont variez; on peut, aujourd'hui encore, le lire et le dire différemment, cela ne l'empêche pas de demeurer celui qui ne change ni dans sa vérité, ni dans sa fidélité, ni dans son amour. Dans le face à face avec le croyant, avec toi avec moi, — avec vous les enfants en pleine croissance ou touchés par la maladie, — avec vous les époux en plein bonheur ou en crise, avec vous les éprouvés : les endeuillés, les solitaires, les séparés, les délaissés, il n'est pas trop haut ou trop bas, trop intérieur ou trop extérieur, trop chargé de passé (de tradition) ou trop déconnecté par le futur (utopie), mais ici, là, présent, toujours et surtout : tous les jours : «Ses bontés se renouvellent chaque matin» (Lamentations 3, 23)
Il est simplement, mais cette simplicité lui vient de Dieu, lui-même. Avec lui, dans cet aujourd'hui qui sera bientôt autrefois, je puis, en toute liberté, pour le temps et pour l'éternité, devenir moi-même. Et ainsi ne redouter aucun changement, aucune épreuve, car ce qui passe est au service de ce qui demeure et ce qui émeut est appelé à la Vie.

Amen.

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Détails

Avec la participation de
Orgue
Regula Habs
Musique
Gille Primault, trompettiste et soprano Savika Cornu