Dieu fortifiera ....

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Un surgissement d'images. Tout s'enchevêtre dans cette description tourmentée : l'ocre d'une vallée désertique, le blanc des os, et aussi le rouge des nerfs et les habits multicolores d'un peuple rassemblé.

Ma seule ambition ce matin est de vous convier à une contemplation de cette vision. Mais tout va vite, tout est si violent, qu'il nous faut consentir à quelques arrêts images. Nous voulons saisir, par-delà la puissance d'évocation, le message que le visionnaire veut nous communiquer. Ma prédication s'apparente ainsi à l'art difficile du critique de film, j'aimerais faire parler les images, et elles seules. J'en donnerai pourtant un bref commentaire, pour bien mettre en évidence la trame du film. De fait, la vision nous entraîne dans un grand chambardement. Tout le génie d'Ezéchiel réside dans sa capacité de nous mettre en mouvement.

Tout commence bien mal. Nos yeux effrayés découvrent une vallée jonchée d'ossements desséchés. Bravant les règles de la bienséance, bousculant notre sentiment légitime de paix dominicale, Ezéchiel fait défiler devant nous les images vues et revues sur nos écrans de télévisions : cortèges de ruines et de misères. La réalité dépasse souvent le rêve. La force de l'évocation biblique tient dans les associations qui surgissent et s'entrechoquent dans nos esprits. Cette vision alimente notre angoisse et nourrit notre sentiment de résignation. En revoyant les premières images de ce cauchemar éveillé, nous n'avons décidément aucune peine à redire les paroles des exilés de Babylone: "Nos ossements sont desséchés, notre espérance a disparu, nous sommes en pièces".

Les exilés d'Israël ont tout perdu. Ils sont déracinés, dispersés dans un pays d'une culture et d'une religion qui ne sont pas les leurs. Ils sont privés de leur liberté et de leur dignité. Le peuple auquel s'adresse le prophète vit sans repères. Pour ces hommes et ces femmes, déboussolés et désespérés, Ezéchiel ose souligner le détail: les ossements sont desséchés, c'est dire que la mort rôde depuis longtemps. Dans notre pays, nous n'en sommes pas là. Mais la description d'Ezéchiel touche en nous un point sensible. Elle nous dévoile notre sentiment d'impuissance. Devant les drames qui secouent notre planète, nous nous sentons condamnés au rôle de spectateurs.

Et dans nos existences, même si les souffrances n'ont pas toutes l'intensité et le côté dramatique des catastrophes de notre monde, il faut bien avouer que l'espérance est parfois difficile. Bref, en grand ou en petit, devant l'écran panoramique du monde ou dans le secret de nos petites salles obscures, nos espérances déçues remplissent aussi une large et profonde vallée.

En vain, on a cru en la bonté de l'homme. Par exemple, on comptait sur la patience et la confiance de son chef de bureau ou de son collaborateur, on tablait sur la fidélité de ses amis, on pensait lutter contre une injustice et on découvrait qu'elle en provoquait une autre. Combien d'illusions jonchent les cimetières de nos espérances déçues ? Faut-il alors nous résigner à vivre d'illusions perdues ? Peut-on encore espérer un changement ? Et comment ne pas avoir aujourd'hui une pensée pour tous ceux qui, en France voisine, glissent leur bulletin de vote dans l'urne, tout en criant déjà aux promesses irréalisables. Qui nous donnera le goût de vivre, alors que la lumière de l'espérance semble s'évanouir ?

C'est ici que la vision d'Ezéchiel provoque un choc salutaire. Elle montre que la Bible, quand elle parle d'espérance, ne donne pas dans le mièvre et le sentimental. Notre vision a la folle audace d'empoigner la question de l'espérance à partir de sa négation la plus absolue. Bien sûr, cela paraît négatif au possible; mais curieusement cela console. En contemplant cette vision, je me suis rendu compte qu'il ne devait pas y avoir d'exclu de l'espérance. Quelqu'un disait: "C'est seulement par ceux qui sont sans espoir que l'espoir peut renaître". II voulait dire par là que l'espérance rejoint ceux qui attendent vraiment quelque chose. Elle n'est pas réservée à ceux qui auraient une particulière grandeur d'âme, ou qui auraient un optimisme à toute épreuve. Car, en vérité, nous avons tous besoin de trouver des raisons d'espérer. Cela nous est aussi nécessaire que le manger et boire. Espérer, oui mais comment ?

Et cela nous amène à poser notre regard sur un deuxième arrêt image. Au centre se détache la figure du prophète Ezéchiel. J'imagine sa haute silhouette gesticulante, le poing levé au ciel. Je vois son visage buriné par les ans, son teint de brique et son grand nez un peu épaté. Je devine sa bouche qui remue dans sa barbe blanche. Le prophète parle. Nous découvrons alors avec surprise qu'Ezéchiel n'est pas seul, il est en présence de Dieu. Et nous assistons à un curieux chassé-croisé entre Dieu et son prophète. Surgit la question : "Ces ossements peuvent-ils revivre ?" A notre surprise, Celui qui pose la question de l'espérance, d'un recommencement possible n'est autre que Dieu. Puisque Dieu lui-même ose cette question, nous aussi nous pouvons, et même devons-nous la poser. Nous voici rejoints au plus profond de nous-mêmes, en toute bonne compagnie, la compagnie même de Dieu.

Que va répondre le prophète ? On attend du visionnaire une réponse assurée et ferme, du genre: "Oui, bien sûr la vie peut reprendre le dessus". A notre grand étonnement, Ezéchiel répond: "Seigneur, c'est toi qui le sais".

Cette réponse n'est-elle pas de la lâcheté ou un manque de foi ? Elle m'est apparue au contraire comme le point de départ, comme le surgissement de l'espérance. Après l'effondrement des illusions et des certitudes, elle signifie en effet: "Seigneur je m'en remets entièrement à toi, Seigneur c'est toi qui le sais". Ezéchiel ne renvoie pas simplement l'ascenseur comme on dirait chez nous. Il dépose toute chose devant le Dieu des possibles.

"Ces ossements peuvent-ils revivre ?", "Seigneur c'est toi qui le sais". Voilà le commencement de la confession de foi qui va rythmer désormais toute la suite du récit. Déposer, remettre à Dieu, attendre, demeurer disponible dans l'optique d'un changement possible, voilà le tout début de l'espérance. Et Dieu prend les choses en main. Il parle et agit. Et cela n'est pas répété une fois mais onze fois. Onze fois, nous voyons et entendons le je de Dieu intervenir dans un grand bouleversement. Impossible ici de faire un arrêt image, c'est la vie même qui renaît. Les ossements s'entrechoquent, les nerfs repoussent et la chair avec. Cette description hyperréaliste de la vie qui renaît ne doit pas nous tromper. N'oublions jamais qu'il s'agit d'une vision. Nous faisons fausse route, si nous interprétons ce texte à la lettre. Nous nous achoppons à des difficultés de compréhension considérables, si nous restons prisonniers de notre rationalisme. Cette vision n'est pas la description d'une réalité physique. Il ne s'agit pas d'un fait matériel, dont nous devrions déterrer le lieu et la date, par une savante archéologie. Si nous restons bloqués sur ce réalisme, nous passons à côté de l'essentiel. Revenons donc à notre vision. Les ossements transformés en humains existent, mais ils ne vivent pas encore.

Arrêtons-nous une troisième fois, car il manque quelque chose d'essentiel à ces ossements, maintenant rassemblés; il leur manque le souffle de la vie. "Ainsi parle le Seigneur Dieu: viens des quatre points cardinaux. Souffle sur ces morts et ils vivront". L'Esprit, dont il est question ici, insuffle la force créatrice de Dieu. Les ossements qui se réarticulent, cette chair qui croît sur les nerfs, et le tout qui reçoit souffle, indiquent bien que l'homme biblique forme un tout. Corps, cœur, chair et esprit, c'est toute notre humanité qui est appelée à renaître. Il est question ici d'un passage : l'être que la vie a quitté redevient un être plein de vie. Ce passage est possible grâce à l'Esprit Dieu. C'est ce même Esprit dont nous parle déjà l'auteur de la Genèse lorsqu'il raconte la création de l'homme. "Le Seigneur modèle l'homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l'haleine de vie et l'homme devint un être vivant". L'Ancien Testament nous parle du Dieu créateur et de ses possibilités. Il nous apprend que Dieu nous ouvre un avenir de ce côté-ci de la vie. Mais, en même temps, la recréation d'Ezéchiel prépare à la résurrection dont nous parle le Nouveau Testament. Ces deux événements soulignent la fidélité de Dieu à toute épreuve: ils sont l'indice de la toute puissance créatrice de Dieu. Ceci posé, on ne confondra pas la réanimation dont nous parle Ezéchiel et la résurrection du Christ, qui souligne le caractère décisif de la victoire de Dieu. Les Evangiles sont habités par la conviction que la résurrection du Christ est une manifestation d'autorité sur toutes nos vies. Et même si les mots se cassent toujours devant le mystère de la résurrection, l'événement de Pâques signifie que le Christ, et la cause qu'il a défendue, ne peuvent rester emmurés dans les tombeaux du silence ou dans les prisons de l'oubli. Le grand mérite du prophète Ezéchiel tient dans le fait qu'il projette une lumière un peu inédite sur l'événement de Pâques. Il vient dire que Dieu prend l'initiative de guérir les hommes de leur découragement et que la force créatrice de Dieu, à l'œuvre dans la résurrection, peut avoir des retombées dans notre vie présente.

Et cela nous amène à notre dernier arrêt image. Les hommes reconstitués par Dieu seront rassemblés en tant que peuple. Dès maintenant, ils peuvent retrouver courage et dignité; Dieu leur redonne le goût de vivre. Ezéchiel raconte: "Je prononçai l'oracle, comme j'en avais reçu l'ordre. Le souffle entra en eux et ils vécurent. Ils se tinrent debout. C'était une immense armée". A nous qui sommes si souvent prêts à subir les événements sans réagir, Dieu offre de nouveaux recommencements. Là où le courage et la volonté de vivre s'effritent sur la route, là où la solidarité est émiettée, la force créatrice insufflée en nous par Dieu s'offre comme un ballon d'oxygène extrêmement tonique. Gardons-nous pourtant d'un triomphalisme arrogant. Quiconque côtoie la désespérance sait bien que rien n'est jamais gagné par avance et une fois pour toutes. Mais des traces de cette force sont repérables chaque fois qu'il existe ne serait-ce qu'un soupçon de volonté pour lutter contre toute forme de mal. Elle se concrétise, chaque fois que quelqu'un ose dire que tous les possibles n'ont pas été explorés. Autrement dit, elle agit chaque fois que notre cœur de pierre est transformé en cœur de chair. Elle se réalise, chaque fois que nous nous laissons émouvoir, c'est-à-dire mettre en mouvement vers Dieu et vers les autres. Elle peut renaître lorsque nous acceptons l'inachevé de nos vies, comme le lieu d'un surgissement possible.

Elle peut renaître, lorsque je regarde mon prochain comme ce qu'il est appelé à devenir, sans l'enfermer définitivement dans son passé. Un exemple me vient à l'esprit. Un homme était si abattu, qu'il voulait mettre fin à ses jours. Contre toute attente, déjouant les règles de la consolation immédiate et avec la formidable audace que donne l'espérance, l'abbé Pierre lui dit: "avant que tu t'enlèves la vie, viens m'aider, j'ai vraiment besoin de toi." L'homme accepta de rendre un petit service... et ce premier geste fut suivi de tant d'autres, si bien qu'aujourd'hui encore des compagnons d'Emmaüs offrent de nouvelles chances à ceux qui en ont besoin.

Décidément, la fréquentation avec Ezéchiel nous fait beaucoup de bien. Grâce à lui, nous avons découvert de nouvelles raisons d'espérer. Dieu prend en compte nos situations et accepte nos questions. Il nous redresse, nous redonne du souffle et nous remet en route sur les chemins de la solidarité.

Le prophète semblait prédestiné à nous délivrer ce message. En effet, on peut traduire le nom d'Ezéchiel par "Dieu fortifiera". On ne saurait trouver plus belle promesse. A chaque étape du chemin qui va de la mort à la vie, Dieu vous fortifiera.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Marie-Claude Huguenin-Paratte
Musique
Gwenaël Cuenet, violoniste