Saveur de la Bonne Nouvelle

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A l'âge d'aller à l'école enfantine, j'avais une maîtresse d'école qui n'avait pas d'âge, mais qui sentait bon, tellement bon que je me souviens plus de son parfum que de son visage. De tout son être, de ses cahiers, de sa manière d'être, tout respirait la lavande, à la fois discrète et tellement présente, et à travers elle j'ai découvert, j'ai réalisé, j'ai senti qu'elle nous aimait. Ce fut pour moi une des premières fois dont je me rappelle où l'amour avait un parfum de lavande. Et la lavande m'a toujours renvoyé à cette sensation que là où elle vit, l'amour est présent.

C'est certainement cela qui m'a ouvert à la magie, à l'infinie richesse des parfums, des odeurs, à ces sensations qui naissent à la rencontre de mon être et de ce monde invisible dont on ne peut que partager l'expérience. Essayez d'imaginer une boulangerie un matin, gorgée de pains et de pâtisserie, sans ce subtil mélange d'odeurs qui vous renvoie à tout ce bien-être: se retrouver ensemble autour d'une table le matin pour le petit-déjeuner, ou alors en fin d'une journée d'été entourés d'amis où le fromage, le vin, ne peuvent exister que parce que le pain les accompagne, les précède comme un ami. Et c'est quand il manque qu'on retrouve sa présence par le souvenir de son parfum : une odeur de terre, comme celle qui a été ouverte par une charrue, une odeur tellement fidèle qu'elle se poursuit en goût jusque dans cette rencontre avec la salive qui la transforme en plaisir, en images aussi.

Saveurs et parfums qui vous poursuivent au fil des saisons, comme cet été la fleur d'oranger suit les crèmes solaires, comme cet automne où les pluies feront monter du goudron cette odeur de basilic, comme cet hiver où les petits matins porteront les senteurs du café jusque sous les couettes à la bonne chaleur, la sienne.

Et vous quel parfum vous accompagne aujourd'hui ? Que sentez-vous, vous qui roulez en voiture, vous qui à l'hôpital êtes sensibles aux odeurs de ces lieux, vous qui venez de vous lever dans votre maison de vacances, vous qui ce matin avez fait le chemin de cette église ? Quel parfum souhaiteriez-vous laisser traîner ? Se glisser discrètement dans les mémoires de ceux qui vous côtoient ?

Les protestants, certains protestants, avaient le parfum rare. Comme s'il fallait apprendre et donc savoir se priver de ces choses futiles qui ne changent rien à l'existence, pensez donc. Un bon morceau de savon de Marseille, une bonne lavette, et ça suffit amplement. Un grand-père me disait se mettre un peu d'après-rasage le dimanche seulement, et encore quand il avait de la visite.

Et je trouve les disciples bien protestants, habitués à la parcimonie et l'économie, on aurait pu faire tellement de choses avec les sous de ce parfum. Que faites-vous avec vos sous ? Moi, je sais que j'achète mes eaux de toilette bon marché dans les grandes surfaces bon marché, parce qu'il y a le Centre protestant, la mission, l'EPER, la Chaîne du Bonheur. Terre des Hommes et puis, et puis...

Alors vous pensez bien que moi je le lui aurais dit à cette femme qu'il y a des choses tellement plus importantes, tellement plus nécessaires, tellement plus justes.
"Ce qu'elle a accompli pour moi est beau..." a répliqué le Christ. Ce que je fais, ce que j'essaie de faire, c'est quelque chose de juste, quelque chose de vrai, quelque chose d'admirable, quelque chose d'aimant, mais pas d'abord quelque chose de beau. La beauté pour nous les protestants, c'est la parole qui vous transforme une vie, c'est l'éthique à laquelle nous sommes appelés, c'est la rigueur de la cohésion, mais la beauté, la beauté de nos montagnes, de la création, oui. Jésus n'a pas besoin de gens beaux extérieurement, la beauté des coeurs est plus importante.

"Israël deviendra florissant, beau comme un olivier et répandra le parfum des forêts du Liban" proclame le prophète Osée.
Quel parfum répandons-nous aujourd'hui ? Quel parfum les Eglises répandent-elles aujourd'hui ? Quelles senteurs de vie versons-nous sur le monde et ses événements ? J'aimerais tellement vous parler des fruits et aussi des fleurs de cette communauté, de ces réalités souvent indescriptibles, où l'homme, la femme, l'enfant n'est plus seul avec son bonheur ou avec son chagrin, de ces moments où toutes les séquences de sa vie ne sont pas destinées à enrichir seulement les albums de ses souvenirs, mais aident d'autres à avancer sur leur chemin. Et c'est cela qui a un parfum extraordinaire; il ne se reconnaît pas d'abord à ces caractéristiques constatables par tout un chacun, à ces formes après lesquelles tant d'êtres humains courent en croyant découvrir l'immuable. Le Christ ce matin encore est allé à la rencontre de cette femme, au plus profond d'elle-même, dans cette part secrète souvent inconnue de l'être humain où tout est capable du meilleur, qui n'est pas toujours le plus raisonnable, et cette femme a découvert le parfum de Dieu, et le parfum de Dieu c'est ce qui donne goût à la vie. "Vous aurez toujours des pauvres avec vous" Jésus aurait pu rajouter, vous aurez toujours des guerres, des injustices, des besoins aussi importants pour contester la faim et la maladie. Et aujourd'hui l'Eglise a décidé de célébrer un baptême, un des plus beaux actes de confiance que des parents peuvent exprimer, une des plus belles occasions d'accueillir un enfant et de lui y faire une place.

Transmettre le parfum de Dieu, être porteur de ces saveurs qui naissent dans le mystère de nos coeurs et qui disent à notre manière souvent de façon cachée, parfois à la lumière des mots, ce qui nous pousse tellement à célébrer la vie. Je n'ai pas de recette, surtout pas un catalogue de vie qui contraindrait les hommes en quête de liberté. Il suffit, je le crois très humblement d'aller à la rencontre de soi, paisiblement dans le silence, dans l'écoute des attentes du coeur, dans la reconnaissance paisible de ses plaisirs et au désir de vivre en harmonie avec les autres et avec le monde. Mais pour cela il faut poser un regard lucide sur notre temps, sur ce qu'il est vraiment et pas sur ce qu'il devrait être, pas sur les parfums qu'il pourrait distiller, pas sur ces rêves de synthèse qui ne se lisent que sur des écrans d'ordinateur. Je suis convié à redire avec mes mots, avec mes gestes, avec ma prière aussi et mon être tout entier ce Dieu qu'il fait beau et qu'il fait bon à porter.

Les disciples auraient-ils été un peu jaloux de cette femme qui a osé ? Osé le geste gratuit sans retour en arrière, sans scrupules, osé un geste qui dépasse les conventions, les règles économiques pour dire au Christ son attachement et sa confiance. Osé un geste qui ne rapporte rien, même pas le mérite, pour des effets qui vont disparaître à court terme. Cette femme a récapitulé en un seul instant tout ce qu'elle avait envie de dire à celui qui avait croisé sa vie, et peut-être que le prix du parfum n'avait plus de prix; que le désir était plus fort que les convenances, qu'elle avait en elle ce besoin et que le moment était venu de l'exprimer, de lui donner vie. Elle a senti cette envie, peut-être enfouie en elle depuis l'enfance de redire ce qui lui donnait des raisons de vivre, et de vivre en beauté, c'est-à-dire dans le sentiment d'être en cohésion avec elle-même et avec Dieu.

Qu'est-ce que le monde gardera de moi ? Mes actes de bravoure, mes travaux, mes échecs, mes engagements. Il n'a gardé de cette femme que ce geste de beauté.
Je ne peux m'empêcher d'être tiraillé par quelques culpabilités. Mon train de vie pourrait être réduit sensiblement, mes manières plus discrètes face à ceux qui luttent pour l'essentiel : c'est vrai. Et pourtant je peux échapper à cette question qui ne cessera de traverser mon existence : comment suis-je prêt à l'embellir ? à faire une place à des signes aussi fragiles qu'un bouquet de fleurs, le partage d'un repas, la beauté d'un habit, l'odeur d'un parfum, pour que ma vie entière laisse des traces dans la mémoire de ceux que je suis appelé à croiser, au nom du Christ.

Savoir donner sa personne, savoir l'offrir au temps des décisions, des creux de vague, des passages incertains, des grandes joies comme ce matin avec ce baptême, savoir aménager sa vie pour en faire un bouquet. Voilà qui est agréable à Dieu, rappelle l'apôtre Paul. Mais loin de moi l'idée d'une méthode Coué évangélique où il suffirait de le penser pour le voir se réaliser. Parce que mes saveurs n'ont de raison d'être qu'en liaison avec celles des autres. Savez-vous qu'un parfum de marque a besoin de plus de 400 arômes pour donner naissance à cette odeur qui s'invitera dans votre mémoire pour votre plaisir. C'est un équilibre subtil où la moindre petite senteur peut transformer le bouquet. Un peu comme cet enfant ce matin : les choses auraient pu continuer comme avant, mais voilà que Dieu inscrit en nous cette envie de parfums.

Nos Eglises se doivent d'être un peu des nez, de ces lieux qui discernent les charismes et les senteurs de chacun, comme le jardinier qui compose les bouquets de la fête. Et c'est la richesse magnifique qui repose en nous, toutes ces possibilités qui sont devant nous, toutes ces audaces qui repoussent les idées toutes faites en matière de foi et de vie chrétiennes.

Je rêve d'entendre des gens me raconter les événements importants de leur vie de foi à partir de leurs sensations, de leurs émotions, de ce qui fait d'eux un monde infini de richesses qui viennent fertiliser ma propre existence. Je rêve de ces moments qui puissent fleurer bon l'Eglise, où les rivalités font place aux bonheurs des différences. Je rêve d'un monde suffisamment humble et reconnaissant pour se laisser ouvrir à l'inattendu, à l'audace et à la saveur de la Bonne Nouvelle de Dieu.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Suzanne Gentizon
Musique
La camerata Lisy de Jehudi Menuhin