L'espérance

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L'espérance
Tient dans le creux de la main
Comme une larme mais si fraîche
Qu'elle pourrait suffire au monde
Si toutes les eaux s'en allaient.

Ce poème d'Anne Perrier m'accompagne depuis des années. L'association des larmes à l'espérance peut pourtant étonner : les pleurs ne sont-ils pas, en général, l'expression d'une grande détresse, voire du désespoir ?
Mais souvenez-vous ! Souvenez-vous de toutes ces images, hélas trop souvent entrevues dans les nouvelles, images de catastrophes, comme celles du terrible raz-de-marée ou encore de celles d'un passé récent ressorties des archives lors des commémorations du 60e anniversaire de la fin de la guerre en Europe.
Quand la catastrophe arrive, frappant les populations, les individus de plein fouet, anéantissant tout ce qui a été leur vie jusque-là, lorsque tout à coup l'inconcevable survient, l'être humain est comme paralysé, ses traits se figent, ressemblant alors à un masque, à un miroir qui reflète l'horreur subi. Ce n'est pas encore le temps des larmes.

Quand le prophète Jérémie écrit sa lettre aux déportés, il se trouve dans Jérusalem détruite, le Temple est en ruines, profané. Les quelques habitants qui restent dans la ville sont des survivants, marqués à jamais par les événements. Une partie de la population a été déportée : des semaines de marche, des journées sans fin, avancer sous le soleil trop chaud, sentir le froid de la nuit, marcher à travers steppes et déserts, le long des canaux et rivières en terre babylonienne.
Je me souviens de ces bas-reliefs millénaires, contemplés au British Museum de Londres, montrant des files de déportés : des femmes et des enfants, chargés de balluchons, certains hissés sur un chariot ; les hommes, les mains attachées dans le dos, sont escortés par des soldats armés. Parfois un prisonnier réussit à s'enfuir pour se cacher dans les roseaux au bord du chemin, mais les fugitifs sont vite débusqués par les soldats et ramenés sous une surveillance accrue. Ces scènes, gravées dans la pierre il y a plus de 2500 ans, me renvoient d'une manière sidérante aux photos publiées dans les journaux d'aujourd'hui.
Pour les déportés, toute la vie, ou ce qui en reste, est concentrée dans le moment présent auquel il faut survivre. Dans une telle situation, qui penserait au passé ou même oserait évoquer l'avenir ? Le temps est comme annulé.

A ceux qui arrivent jusqu'à Babylone, on désigne un lieu pour s'y installer. Là encore, c'est le moment qui compte, de jour en jour, d'instant en instant. Ne pas penser à ce qui s'est passé, surtout ne pas penser à ceux qu'on a perdus. Ce qui reviendra du passé entraîne dans une nostalgie immense, et si un espoir fragile naîtra peu à peu, il se transforme en rêve d'un retour très proche, consolidant le refus de s'installer en terre étrangère.
Arrive la lettre de Jérémie, de ce prophète qui avait annoncé la catastrophe, le prophète maudit qu'on n'avait pas voulu écouter, qu'on avait arrêté, jeté en prison pour qu'il se taise enfin. Pour le roi et sa cour comme pour le peuple il avait été tellement plus agréable de se fier aux autres prophètes, prédisant que tout allait s'arranger rapidement. La lettre écrite par Jérémie semble confirmer sa réputation de prophète de malheur, Soixante-dix ans devront s'écouler avant le retour, écrit-il, et il leur donne le conseil de s'installer durablement dans le pays du vainqueur.

Et pourtant, ce n'est qu'à la première lecture que les paroles du prophète semblent renforcer le désespoir des déportés. Il leur enlève, certes, l'illusion d'un retour rapide. Pourtant, ses paroles, paroles de Dieu transmises par l'autorité du prophète, inscriront à nouveau le peuple dans une histoire : il y aura un après. La catastrophe ne signifiera pas la fin de l'histoire et elle ne la figera pas non plus dans la nostalgie d'un retour à attendre passivement.
Que dit la lettre de Jérémie : Construisez des maisons… plantez des jardins et mangez-en les fruits. Le rythme des saisons reprendra, l'alternance de planter, de soigner, de récolter puis se faner, c'est le rythme de la vie même.
Prenez femme, enfantez des garçons et des filles ; mariez vos enfants pour qu'à leur tour ils donnent naissance à des enfants. Multipliez-vous, ne diminuez pas ! Par ces paroles, le prophète inscrit les déportés dans un double mouvement de vie. Il y aura la succession des générations, marquant le fait que le temps de l'histoire ne va, ne doit pas se réduire à la génération du présent.
Et, subtilement, il avance là peut-être aussi une des raisons de la catastrophe, raison évoquée à d'autres endroits dans le livre de Jérémie. La tradition juive situe la destruction de Jérusalem au mois d'Ab, c'est le mois du père (Ab signifiant en hébreu le père). En ces temps-là, les responsables du peuple, et peut-être le peuple tout entier, ne vivaient-ils pas comme si le monde avait commencé avec eux et qu'il finirait avec eux ; comme s'ils étaient la mesure de toute chose, refusant de se voir comme un maillon de la chaîne des générations qui, toujours, porte une responsabilité pour les générations à venir ?
Il faudra donc réapprendre le sens des générations, apprendre que ce qu'on récolte dans le présent a été semé dans le passé, par les " pères " - les bons fruits comme les mauvais. Il faut vivre et agir aussi en sachant que dans notre présent nous semons ce que les générations à venir récolteront.

Les paroles : multipliez-vous, ne diminuez pas, renvoient au récit de la création, comme une promesse que Dieu tient toujours à cette création et à la collaboration de l'être humain sur cette terre. Mais on pourrait y lire un avertissement aussi, comme le font les Rabbins : Ne diminuez pas en nombre, mais surtout ne diminuez pas en qualité, en bonté, en foi. Cet avertissement est, me semble-t-il, confirmé par la phrase suivante : Recherchez paix dans la ville où je vous ai déportés et priez Dieu pour elle, de sa paix dépendra votre paix. Ce que nous traduisons par paix, c'est le shalom biblique, qui dit bien plus que l'absence de guerre, renvoyant plutôt à la notion de justice, à une société où chacun a ce que lui est nécessaire. Le shalom est d'abord quelque chose que je dois trouver en moi-même, en dépit de mes imperfections, de mes faiblesses et nostalgies. Une paix qui permet de s'approcher d'autrui, de l'accepter tel qu'il est pour cheminer ensemble. En hébreu, le verbe payer vient de la même racine que paix, nous rappelant qu'il faut s'investir et payer de sa personne pour accéder à la paix.
Si Jérémie appelle les déportés à se soucier du shalom de leurs ennemis, il les renvoie à un apprentissage très dur. Dans la vie au pays, là-bas, à Jérusalem, dans cette société qui ne se souciait que du présent et de son propre bien-être, on avait négligé la justice, le shalom, ce regard porté sur l'autre, proche ou lointain, qui sait que tous nous faisons partie d'une même humanité, dépendant les uns des autres. Un regard qui voit l'autre dans son altérité. Et n'est pas là où l'on ne considère plus l'autre qu'on perd aussi de vue le Tout-Autre, Dieu ?

Ainsi parle le Seigneur : Quand soixante-dix ans seront accomplis pour Babylone je vous visiterai et j'accomplirai ma parole de bonheur (c'est le shalom encore) pour vous faire revenir en ce lieu. Moi, je sais les projets que j'ai formés à votre sujet - parole du Seigneur - projets de bonheur et non de malheur : je vais vous donner un avenir et une espérance.
La parole du prophète ouvre à nouveau le cours du temps dans l'esprit des victimes du désastre : ce sera long, avertit-il, mais ce sera. Ce sera si, et il faut aussi entendre cette condition, ce sera si vous êtes capables de changement, de retour, d'instaurer dorénavant le shalom.
Soixante-dix ans, c'est long ! Selon l'affirmation du psaume 90 c'est la durée d'une vie humaine. Il est donc besoin de toute une vie humaine pour apprendre que c'est ensemble, et ensemble seulement, que peut se construire une vie porteuse d'avenir; dans une solidarité qui regarde sans cesse non pas soi-même, mais l'autre, et qui par là même se sait ralliée au Tout-Autre, par une alliance toujours renouvelée et renouvelable quand l'être humain vient à la rompre.
Pour renouer l'Alliance, au temps de l'exil comme aujourd'hui, il faut parcourir le chemin du retour.
A l'instant où les déportés auront pris conscience des paroles du prophète, ils peuvent à nouveau s'inscrire dans le temps, dans ce temps qui semblait anéanti. Ils peuvent regarder en avant, là, où se dessine désormais un avenir. Et alors, leurs traits figés se relâchent, faisant place aux larmes.
Ce sont alors des larmes qui ne pleurent pas un passé perdu, qui ne sont plus, comme le dit Catherine Chalier, " tributaire du temps du monde " - mais ce sont des larmes " qui aiguisent le désir de ce qui ne comble pas un manque… et qui transcendent ce temps. Leur nostalgie ne vise ni un objet ni un lieu - fût-il Jérusalem - mais une parole, ou encore la source de la vie. "
Ce sont des larmes d'espérance, expression d'une fragilité extrême, et qui pourtant donnent la force de résister au malheur et ouvrent à un avenir toujours à construire ensemble.
L'espérance
Tient dans le creux de la main
Comme une larme mais si fraîche
Qu'elle pourrait suffire au monde
Si toutes les eaux s'en allaient.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Thilo Muster
Musique