La persévérance dans la prière

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La persévérance dans la prière

Avouons-le d'entrée de jeu, cette parabole de la pauvre veuve et du juge qui tarde à lui répondre est particulièrement choquante ! Bien sûr, tous les spécialistes de la Bible nous disent qu'il ne faut pas comparer Dieu à ce juge qui " n'a ni crainte de Dieu, ni respect des hommes " et qui finit par fléchir simplement parce qu'il est exaspéré et qu'il n'aime pas être dérangé dans sa tranquillité par cette pauvre veuve insistante !
Jésus fait une sorte de raisonnement par l'absurde : " Si même un tel juge finit par répondre et à faire justice, pour de mauvaises et basses motivations, à combien plus forte raison, Dieu, qui est un Dieu de miséricorde qui se préoccupe des hommes, répondra-t-il à nos prières, et fera-t-il justice aux croyants qui crient à lui dans leur détresse ! " Ouf ! L'image de Dieu est sauve et ainsi la parabole peut entrer dans le spirituellement correct. Mais de cette manière, n'émousse-t-on pas la pointe de la parabole ? En effet, quand Jésus raconte une parabole, c'est souvent pour heurter ses auditeurs, pour les étonner, voire les choquer et que ce choc produise une sorte de remise en question et de déplacement de leurs conceptions de Dieu, des autres et d'eux-mêmes.

Je crois qu'il en va de même ici, et cette histoire nous interroge sur l'image que nous nous faisons de Dieu Et nous pouvons alors nous demander si nous ne nous représentons pas souvent Dieu - peut-être inconsciemment - comme ce juge de la parabole : un Dieu tout puissant, lointain, impassible, inaccessible, indifférent. Nous pouvons approfondir encore et nous demander alors si ce n'est pas cette image de Dieu qui nous empêche de vraiment entrer dans la prière et de persévérer dans la vie priante.
Car, nous dit Luc, c'est bien de cette persévérance dans la prière dont il est question dans notre texte : " Jésus leur dit une parabole sur la nécessité pour eux de prier constamment et de ne pas se décourager… de ne pas " perdre cœur. ", comme le traduit Chouraqui.
On voit donc que le découragement dans la prière n'est pas seulement notre expérience d'homme et de femme du XXI° siècle, à cause des moyens techniques et des connaissances scientifiques qui nous rendraient sceptiques sur la valeur de la prière, mais que la première Eglise à qui Luc écrit vivait déjà cette expérience de doute et de découragement.

Mais notre manque de persévérance n'est-il pas lié justement à l'image que nous nous faisons du Dieu à qui est adressée notre prière ? Nous pouvons en effet être découragés déjà au seuil de la prière, et c'est ce qui nous empêche alors de faire le premier pas pour entrer dans cette voie:
Quand nous entendons les nouvelles de notre monde, avec leur poids de catastrophes, d'injustices, de violence et de drames, nous nous sentons totalement impuissants et comme nous ne pouvons prier pour tout le monde et porter sur nous le poids de la misère de ce monde, nous ne prions plus pour personne. Pourquoi en effet prier encore pour telle personne proche, pour telle situation, pour tel malheur particulier, alors qu'il y en a tant d'autres ailleurs, peut-être bien pire? Et comment Dieu pourrait-il s'intéresser à ces détresses particulières?
Derrière ce genre de raisonnements se cache l'idée d'un Dieu lointain, d'un Dieu indifférent à la condition des hommes. En effet, si c'est cette image que nous avons, même inconsciemment de Dieu, pourquoi le prier encore?

Mais le plus terrible découragement peut nous venir du cœur même de la vie de prière ! Découragement de ceux qui se sont lancés à l'eau et qui n'ont pas vu de résultat. Je pense, chers amis et chers auditeurs, que vous avez sûrement fait une fois la triste expérience de prier pour quelqu'un de malade, et il n'y a pas eu de guérison, de prier et de crier à Dieu de toutes vos forces, sans avoir eu de réponses. Devant ce silence de Dieu, le sentiment de son absence, on se sent un peu comme cette veuve démunie qui ne cesse de porter sa plainte au juge, et qui se trouve devant une porte close. Comment, dans ces cas-là, ne pas baisser les bras, comment continuer à prier encore, comment ne pas perdre cœur ?

On peut d'ailleurs être déçu en ouvrant la Bible du fait qu'elle ne nous donne pas de réponses directes à ces questions pourtant légitimes : il n'y a aucune doctrine sur la prière, encore moins un exposé de " techniques " de méditation pour rendre nos prières efficaces. Mais au fil des pages, et au fil des siècles de l'histoire d'Israël et de l'Eglise, on y découvre des hommes et des femmes qui prient, qui disent leur joie et leurs angoisses à Dieu, qui adressent à leur Seigneur leur louange, leurs actions de grâces, mais aussi leurs plaintes et leur lamentation, dans un style parfois très déroutant pour nous!
Nous sommes donc invités par ces croyants à ne pas rester sur le seuil pour discuter, chercher des explications, raisonner, mais nous sommes conviés à entrer dans ce dialogue avec Dieu, dans cette relation, où plus nous avançons, plus nous apprendrons à nous connaître et à connaître Dieu dans une lumière différente.
Il en va de même dans les relations humaines avec les personnes que nous côtoyons : nous pouvons aussi rester sur le seuil de la relation à juger, jauger, évaluer la personne, faire la recension de toutes les qualités et défauts, mais alors, nous restons en dehors de la relation et nous ne pourrons jamais connaître l'autre en vérité et profondeur. Ce n'est qu'en franchissant le pas de la relation que nous pourrons découvrir l'autre et nous découvrir aussi transformés par la relation. De même, il n'y a pas de connaissance objective de Dieu, où nous pourrions rester à distance et neutre. Il n'y a de découverte possible que dans la relation avec lui, relation d'amour mutuel, dans un compagnonnage avec lui, et alors toutes les questions, les doutes et même les révoltes peuvent prendre un autre sens, quand ils deviennent des moments de cette relation.

Nous le voyons bien, quand nous lisons les Psaumes, qui ne cessent d'exprimer toutes les nuances possibles de ce face à face : les paroles de louange et d'émerveillement devant la nature, les Actions de grâce pour l'intervention libératrice de Dieu dans l'histoire des hommes, mais aussi les " jusqu'à quand " pressants et angoissés, les " pourquoi dors-tu ? Réveille-toi ", paroles impertinentes adressées à un Dieu qui semble avoir " caché sa face" " ne plus s'intéresser à nous.
Le psaume 13 que nous avons entendu tout à l'heure commence dans le registre de la plainte adressée à un Dieu dont on ne comprend plus les desseins : " Jusqu'à quand m'oublieras-tu ? Jusqu'à quand aurai-je des soucis dans l'âme ? Le chagrin dans mon cœur ? " Le psalmiste crie sa plainte, son désarroi à un Dieu qui lui apparaît très lointain, pire, indifférent à son chagrin. Et tout à coup, dans le psaume, il y a une totale rupture de ton, qui est incompréhensible pour tous ceux qui veulent rester sur le seuil de la prière et extérieurs : Le psalmiste passe de cette plainte et protestation contre l'injustice à la confiance et l'abandon à l'amour divin : " Pour moi, en ton amour je me confie… "

Que s'est-il passé? Pas grand-chose au niveau extérieur. La situation du psalmiste est sûrement restée la même, ses problèmes n'ont pas été ôtés par magie, mais intérieurement, il a eu un bouleversement, comme si, dans le fait de pouvoir crier sa plainte, d'aller jusqu'au bout de sa révolte, ses yeux se sont dessillés, et qu'il a vu Dieu avec un regard transformé : non le Dieu indifférent et lointain, voire injuste et méchant, mais un Dieu d'amour, bienveillant et compatissant, se tenant au côté de ses créatures victimes contre tout ce qui leur fait du mal.
Pour celui qui prie, alors tout peut reprendre sens : nous pouvons admettre l'incompréhensible dans nos vies sans nous sentir coupables, accepter le douloureux dans nos histoires personnelles, sans en chercher une explication et sans en vouloir à Dieu. Car, au fur et à mesure de notre persévérance et de notre engagement dans la prière, imperceptiblement prendra forme une toute nouvelle image de Dieu.

Non plus le Dieu de la comparaison de Jésus, ce juge arbitraire, qui reste indifférent aux supplications de la veuve, un Dieu qu'il faudrait importuner dans sa hauteur et sa suffisance, mais un Dieu qui est passionnément attaché à notre histoire, un Dieu qui souffre de nos souffrances, qui est angoissé de nos angoisses (comme le dit un prophète biblique), et qui ne cesse lui-même de frapper à notre porte pour entrer dans nos vies et faire chemin avec nous.
Nous découvrirons non un Dieu Tout Puisant et quelque peu acariâtre, mais le Dieu de l'Evangile : " Voici, je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu'un entend ma voix et ouvre ma porte, j'entrerai chez lui… " Quel renversement d'image ! Un Dieu qui est en quête de l'humain, un Dieu qui attend notre réponse, un Dieu qui mendie notre affection. Ce n'est plus l'homme qui prie Dieu, avec plus ou moins de persévérance et de découragement, mais Dieu qui prie l'homme pour que nous Lui ouvrions la porte de notre cœur, afin que ce soit Lui qui en nous prie continuellement.

Maître Eckhart, le grand mystique du Moyen Age, exprime bien ce renversement évangélique : " Tu n'as pas besoin de chercher Dieu ici ou là, il n'est pas plus loin que devant la porte de ton cœur; c'est là qu'il se tient et attend, anxieusement, celui qu'il trouve prêt à lui ouvrir et à le faire entrer; tu n'as pas besoin d'abord de l'appeler de loin: il attend plus impatiemment que toi que tu lui ouvres; il soupire mille fois plus vivement vers toi que toi vers lui ! "
Alors, quand nous aurons ainsi découvert dans la prière ce visage du Très Bas qui implore notre réponse, pourrons-nous réentendre notre parabole dans une tout autre perspective : c'est Dieu qui est représenté par cette veuve démunie qui ne cesse de frapper à la porte, qui ne cesse d'appeler, de prier pour que nous participions à son œuvre de justice dans ce monde et c'est nous qui avons tant de peine à être dérangé dans notre tranquillité et qui trop souvent restons sourds à ses appels insistants.
Sur le seuil, et au commencement de la vie de prière, nous pouvons hésiter, car nous nous faisons une image d'un Dieu lointain et nous doutons du fait qu'il exauce nos prières. Plus nous persévérons dans la vie de prière, plus nous découvrons un Dieu proche et faible, qui se remet entre nos mains, pour que ce soit nous qui exaucions ses prières !

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Ursula Rehsteiner
Musique
Magdalena Kachel, violoncelle